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Paix du Christ, paix des hommes

Sébastien Ray






« Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n'est pas à la manière du monde que je vous la donne. »1

En notre monde troublé par les conflits et le déchaînement des haines aveugles qui ne semblent pas devoir finir, ces paroles du Christ à ses disciples avant sa Passion sont une joie pour l'humanité blessée, mais sonnent néanmoins comme un avertissement à ceux qui cherchent à soulager ses souffrances en pacifiant la terre : prenez garde à la paix que donne le monde, elle est incomplète ; seule la Paix que je donne pourra combler vos attentes. La distinction entre la paix du Christ et celle des hommes ne se réduit pas à la différence entre les conceptions française et américaine de la paix en Iraq : la paix du monde est celle que les hommes cherchent à atteindre par et pour eux-mêmes, tandis que celle du Christ nous est donnée. La première conçoit la fin des conflits comme but en soi et bien principal, la seconde est bien plus exigeante, visant manifestement une fin plus grande que le seul arrêt des combats.

« Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la Vérité. »2

Cette paix que Jésus donne à ses disciples n'est en effet pas l'objet principal de sa mission sur cette terre, comme en témoigne cette autre phrase de l'Évangile, qui a déjà fait couler beaucoup d'encre : « N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. »3 Phrase terrible, en vérité : si les horreurs des conflits, des massacres, des déplacements de population, de la misère et des maladies, que la guerre apporte avec elle, s'éloignent des hommes, pourquoi Jésus doit-il les ramener au milieu d'eux ? Voilà balayées les représentations rassurantes d'un Christ pacifiste et consensuel, apôtre de la concorde universelle. Mais pour que le Sauveur des hommes renonce à la paix, il faut qu'il apporte un bien plus essentiel encore à l'humanité : il est venu rendre témoignage à la Vérité ; voilà le glaive. Dans une société comme la nôtre où l'on aime à répéter « à chacun sa vérité », où le consensus mou est roi, où les « opinions personnelles » sont considérées comme des agressions contre la liberté de penser d'autrui et où toute allusion à des valeurs fait crier au retour de l'Ordre Moral, annoncer la Vérité unique et universelle ne peut guère avoir pour effet une pacification générale des esprits : « la Vérité, comme le bien, divise avant tout »4, résume Soloviev.

Si les esprits timorés préfèrent garder leurs opinions pour eux afin de préserver une apparente concorde entre les individus, ce n'est nullement le cas de Jésus, à la suite de qui il nous est demandé d'annoncer l'Évangile à temps et à contretemps5. La Vérité doit donc passer avant la paix, ou plutôt la paix ne sera pas véritable tant que la Vérité ne sera pas proclamée. Dans les Trois Entretiens de Soloviev, « Monsieur Z. » interprète ainsi la distinction que fait Jésus entre Sa paix et celle du monde : « Il y a donc une bonne paix du Christ, fondée sur la division que le Christ est venu apporter sur la terre, à savoir sur la division entre le bien et le mal, entre le mensonge et la Vérité ; et il y a une paix mauvaise, une paix du monde, fondée sur la confusion ou la réunion extérieure de ce qui, intérieurement, est en guerre. » La Paix du Christ intègre le fait que le Mal a déclaré la guerre au Bien, et qu'il doit être combattu en conséquence. Il ne s'agit pas d'arrêter les combats entre les hommes, mais de porter jusqu'à son terme le combat eschatologique, pour que la Paix soit totale et définitive.

« Aux autres ils parlent de paix, mais le mal est dans leur coeur. »6

Ainsi, si chacun s'accorde à dire que la paix est bonne en soi, demandons-nous en cherchant à l'atteindre quel genre de paix nous voulons. Celle dont l'Occident jouit depuis quelques décennies n'a pas spécialement été édifiée pour la plus grande gloire de Dieu : la prospérité et la sensation de sécurité qu'elle procure font oublier à l'occidental favorisé les inégalités sociales criantes qui demeurent chez lui et les conditions de vie inacceptables de la majorité de l'humanité, alors qu'il ne supporterait pas de les partager un seul jour. Quant à Dieu, maintenant que les bombes ne sèment plus la désolation dans nos pays, il a de longue date été remplacé par les idoles que nous fait miroiter la société de consommation, et à l'espérance du retour du Christ est substituée la course aux richesses facilement acquises. La stabilité, même relative, de notre société porte d'aucuns à croire qu'elle est éternelle, croyance dangereuse comme on le sait :

« Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre.» (...) Et le Seigneur dit : « Ils ne sont tous qu'un peuple et qu'une langue et c'est là leur première oeuvre ! » (...) De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville.7
Il n'y a en soi aucun mal à construire une tour, mais c'est pour eux-mêmes et par orgueil que les hommes bâtissaient Babel et non pour le Seigneur. Il ne sert de rien à notre société d'accumuler le confort et les richesses, quand ils seraient équitablement distribués, si elle doit en perdre son âme. Lorsque le second cavalier de l'Apocalypse est envoyé « bannir la paix de la terre pour qu'on s'entre-tue »8, ce n'est pas par cruauté divine mais afin de rappeler aux hommes que la paix qu'ils se sont construite les détourne de l'essentiel. Même le bonheur de l'humanité n'est pas un but suffisant pour une civilisation ; le Grand Inquisiteur de Dostoïevski ne s'en fixe pas d'autre, lorsqu'il décrit au Christ la paix totalitaire qu'il veut instaurer : un monde dominé par une Église puissante qui a cédé à la troisième Tentation du Christ au désert, et qui maintient ses fidèles dans un état d'enfance morale afin de les garder heureux. « Je me suis joint à la cohorte de ceux qui ont corrigé ton oeuvre. J'ai quitté les orgueilleux et je suis revenu aux humbles pour le bonheur de ces humbles. »9 La paix du Grand Inquisiteur, comme dans une certaine mesure la nôtre, est de celles qui bannissent l'amour d'entre les hommes ; une paix ainsi construite au détriment de la liberté et de l'amour ne pourra conduire qu'au néant.

« Recherche la paix et poursuis-la ! »10

Le fait que la paix puisse être, comme tous les dons de Dieu, pervertie par l'homme déchu, ne doit pas nous pousser à considérer les guerres qui ravagent le monde comme des maux inévitables voire nécessaires. La prévention et l'arrêt de ces conflits qui sont une des plus terribles plaies du monde moderne, demeurent parmi les principaux devoirs du chrétien. Le Concile rappelle que « tous les chrétiens sont appelés avec insistance à se joindre aux hommes véritablement pacifiques pour implorer et instaurer la paix. »11 Il ne s'agit pas seulement de régler les conflits internationaux : chacun est appelé à construire la paix par son comportement avec ses proches. Il peut paraître ridicule ou disproportionné de vouloir obtenir la paix mondiale en apprenant à se réconcilier avec son voisin de palier, mais d'une part le Christ commande d'aimer d'abord son prochain avant de s'intéresser aux peuples lointains, d'autre part seuls des hommes qui savent se réconcilier pourront être les artisans de la réconciliation des peuples. « Ce n'est pas pour rien qu'à Noël on chante dans les églises ``paix sur la terre aux hommes de bonne volonté''. Cela signifie qu'il n'y aura la paix sur la terre que lorsque la bonne volonté régnera entre les hommes. Eh bien, où donc est-elle, la bonne volonté ? Vous l'avez vue, vous ? »12 demande le « Général » de Soloviev. C'est à nous aujourd'hui et au quotidien d'être des hommes de bonne volonté pour devenir des artisans de paix ; bienheureux serons-nous : nous serons appelés fils de Dieu.

« Voici que je fais couler vers elle la paix comme un fleuve. »13

Les chrétiens se doivent bien sûr également de participer directement à la recherche de la paix entre les peuples ; puisque c'est à ses disciples, donc à nous, que le Christ a donné sa paix, il nous faut maintenant la donner au monde qui la demande. La paix, nous rappelle l'Église, « est le fruit d'un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur, et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d'aspirer à une justice plus parfaite »14. La béatitude des artisans de paix est donc indissociable de celle des affamés et assoiffés de justice, qui, nous promet le Christ, seront rassasiés. La recherche de la paix avant tout n'est pas suffisante : tenter de régler un conflit en ayant pour but le seul arrêt des combats, sans se préoccuper de faire justice à tous, c'est construire une paix bancale qui sera bientôt rompue par une partie brimée. De même, l'exigence de vérité ne saurait être abandonnée : une paix basée sur l'amnésie volontaire, confondant pardon et oubli, ne saurait durer car le mensonge est par nature promis à la destruction. Certes, les conflits modernes sont tellement pleins de provocations et d'horreurs de part et d'autre qu'il serait inutile voire dangereux de rechercher « qui a commencé » ; l'équilibre entre la justice et la réconciliation est délicat. De fait, la solution à de tels conflits doit se chercher au-delà de la justice humaine. « La paix terrestre qui naît de l'amour du prochain est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père »15, et à Dieu rien n'est impossible.

La Paix et la Justice font partie de ces biens auxquels l'humanité aspire par nature mais que sa déchéance empêche de jamais atteindre en ce monde, aussi les nombreux passages de l'Écriture concernant la Paix de Dieu sur la Terre se rapportent-ils à un temps qui n'est pas le nôtre. L'attente de l'instauration de la paix lorsque le Christ reviendra dans la gloire est l'une des composantes principales de l'espérance chrétienne : « Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où régnera la justice, et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au coeur de l'homme. »16 La Jérusalem céleste où Il essuiera toute larme de nos yeux ne sera pas atteinte en ce monde, mais il est de notre responsabilité de commencer à l'y bâtir :

L'attente de la nouvelle terre, loin d'affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller. (...) Car ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés. (...) Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.17
Que l'espérance de la Paix à venir nous incite à apporter à nos frères la paix reçue du Christ, afin de bâtir sur la terre les prémices du Royaume des Cieux.

S.R.

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