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L'An 1000 : Dieu briseur de guerres1

Léonard Dauphant






Des nations ont grondé, des royaumes se sont ébranlés;
Il a donné de la voix et la terre a fondu.
Le
Seigneur, le Tout-Puissant, est avec nous!
Nous avons pour citadelle le Dieu de Jacob.

Allez voir les actes du
Seigneur,
Les ravages qu'il fait sur toute la terre.
Il arrête les combats jusqu'au bout de la terre,
Il fracasse l'arc, il brise la lance,
Il incendie les chars.
Lâchez les armes! Reconnaissez que Je suis Dieu!
Je triomphe des peuples, je triomphe de la terre!


Ps 46 7--11.

1. Comment les églises sont devenues des États

Le christianisme est une aventure individuelle qui fait aimer les autres et procure la Vie, mais enfin, il faut payer E.D.F., sinon plus de courant. Bref, il y a la « politique », tout ce qui fait que loin d'être seul dans ses bonnes intentions, on vit toujours face aux agressions extérieures. La guerre est de cet ordre. On ne choisit pas ses ennemis. Même sans les « chercher », on les trouve. Ils nous trouvent. Quand la Wehrmacht ou les guerriers de la tribu d'en face passent la frontière ou entrent dans le village, quand ils massacrent les voisins et violent la voisine... Que fait le Christ? Rien. Justement :

Brutalisé, il s'humilie, comme un agneau qu'on mène à l'abattoir, il n'ouvre pas la bouche.2
La violence n'entraîne pas le Christ dans sa logique, par Sa croix, il lui oppose le pardon surhumain. Les mauvaises langues diront : « Bref, il n'avait pas de famille à charge. » Alors, pas le choix : tuer ou laisser tuer. Essayons plutôt de regarder l'histoire de la foi. Depuis 2000 ans que Dieu est venu vivre sur la terre et que son Esprit vit en nous, il se pourrait que notre vie en ait un peu changé.

Le Messie, sorti de Sa tombe, a dit à Ses envoyés : « Allez, et faites des disciples parmi tous les peuples. » Or l'Esprit répandu est puissant. Des Arméniens aux Berbères, des Gallo-Romains aux Éthiopiens, en cinq siècles, ce ne sont pas seulement des disciples de chaque peuple, mais des peuples tout entiers, des nations, en tant que tels, qui ont été baptisés. Ce n'était peut-être pas prévu. Et le Christ, persécuté toute sa vie par les grands de ce monde, Hérode et Pilate, a alors été servi (à son corps défendant?) par eux! Une notion monstrueuse naît avec Constantin : le « Prince chrétien ». C'est aberrant mais l'Europe vient de là. Du IVème au VIème siècle se met alors en place une nouvelle société, romaine mais chrétienne. Les rois romains, comme Clovis, gouvernent, avec leurs guerres, leurs intrigues de Cour et leurs crimes, mais ils créent une « politique sociale » : donner des terres et autres biens au représentant des pauvres de la terre : l'Église catholique. Son patrimoine vient de là, c'est le bien sacré des pauvres que le pouvoir s'engage à respecter. On préserve aussi un droit d'asile dans les églises3 : le droit de Dieu a là un petit espace sur la terre. Mais ailleurs règne la sauvagerie de la raison d'État, profondément païenne puisqu'elle ne reconnaît pas Dieu. Pour que l'Évangile ne soit pas bafoué, les évêques disposent de moyens de pression spirituels sur les rois (recommandations, excommunication), mais qui supposent de la bonne volonté de la part de ces derniers... Le Christ a converti les peuples, mais les pouvoirs qui les dirigent lui échappent, par nature pourrait-on dire. L'Europe, de Constantin à Hugues Capet (du IVème à la fin du IXème siècle) est donc peuplée de chrétiens sans que le pouvoir temporel ait été révolutionné. Quelque chose va tout bouleverser : l'Apocalypse.

2. La Paix universelle est née dans le Poitou!

On a longtemps cru que l'An 1000 avait déclenché des « terreurs » hystériques. Au XIXème, quand est née cette légende, des penseurs expliquaient que les curés avaient imaginé de faire peur aux gens pour extorquer des testaments à l'Europe entière. Petits farceurs --- je parle des curés, bien sûr, pas des penseurs. La peur de la fin du monde pour l'an 1000 ou 1033 n'est pas angoisse du néant mais crainte du jugement de Dieu : elle entraîne la conversion, pas la panique. La question qui se pose à partir de 980 est : comment accueillir dignement le Christ de retour sur terre? La situation n'est pas brillante, l'empire carolingien s'est délité depuis les années 960, de nouveaux seigneurs dans leurs châteaux-forts exercent un pouvoir sans contrôle. Selon Georges Duby, l'Europe aurait fort bien pu retourner aux guerres tribales, version Rwanda. Or c'est la paix qui a surgi. Nous disposons d'une source extraordinaire, la chronique d'un moine bourguignon du début du XIème siècle, Raoul Glaber, qui nous décrit un phénomène étrange : le mouvement de la Paix de Dieu.



Saint-Michel d'Aiguille, au Puy en Velay, Xème siècle.

En 987 au Puy-en-Velay puis en 989 à Charroux4, et pour une dizaine d'années, de grandes foules, des moines, des prêtres, des évêques et des paysans, se réunissent dans tout l'Ouest de la France. C'est la première fois dans l'histoire de l'humanité que des paysans déclenchent un processus historique majeur : les pauvres de Dieu prennent consciemment les choses en main.

Sous leur pression, puis dans l'enthousiasme, les seigneurs de la guerre jurent de respecter les non-combattants dans leurs guerres, de respecter le droit d'asile, de conclure enfin des trêves. Cette date de 989 est capitale : on vient d'inventer la notion de « civil ». La guerre cesse ou reste cantonnée à ceux qui portent les armes ; pour la première fois ceux qui sont hors d'état de se défendre sont à l'abri des violences. Dans les années 1020, dans la deuxième vague de ces conciles de paix, on aboutit à la généralisation de la trêve de Dieu : les combats sont strictement interdits du mercredi au lundi. La guerre n'est plus que tolérée. D'autres vont beaucoup plus loin. Parce que des seigneurs ne respectent pas leur serment et empêchent la réalisation du Règne de Dieu, des milices de paix, formées de paysans, se constituent et, évêques en tête, partent en guerre contre les nobles briseurs de paix et brûlent les châteaux. Ainsi à Bourges en 1025, où le seigneur local finit par les exterminer, archevêque y compris.



3. Le règne de Dieu en construction

Le concile de paix, cette alliance nouvelle entre le peuple et Dieu, reconductible tous les cinq ans, amène la paix, la prospérité, mais par la faute5 des aristocrates vicieux et fauteurs de guerre, tout s'effondre, la paix est ruinée, la prospérité s'en va, le rêve de 1033 est un échec. Ces mouvements extraordinaires étaient en grande partie motivés par la nécessité de répondre à la transformation cosmique en oeuvre, la Révélation de la gloire de Dieu toute proche. Or l'Apocalypse n'a pas eu lieu, ni en 1000 ni en 1033. Mais la Paix de Dieu est restée. Mieux peut-être : les énergies populaires formidables libérées par cet espoir millénariste du début du XIème siècle ne disparaissent pas mais travaillent à remodeler l'injustice et la misère du monde. La société européenne se transforme profondément par des initiatives à la base, comme si l'espérance du Règne de Dieu refoulé par les seigneurs s'exprimait différemment. Ceux qui refusent la réaction remettent en place le projet millénariste : des défrichements gigantesques créent de nouvelles terres quasiment libres et prospères; des villes franches se créent, des foules immenses partent en pèlerinage vers Jérusalem et, pour la première fois, vers Saint-Jacques de Compostelle. En l'espace de vingt ans, on assiste en France :

À tel point qu'on pourrait dire avec Pierre Landeys7 que « le monde moderne est la conséquence inattendue de la faillite millénariste ». Ce qu'il appelle la « religiosité démotique » revendique dans ce nouveau cadre l'égalité sociale, la dignité du travail manuel, l'accès direct des laïques au texte (cf. Pierre Valdo) et promeut une nouvelle méditation sur le Christ souffrant. La Parousie, ce retour provisoirement déçu du Christ dans la gloire, disparaît peu à peu des sanctuaires au profit d'une image qui nous est familière mais qui était alors scandaleuse : le crucifié8. La méditation intériorise cette prise de conscience : le Christ est mort pour nos péchés à nous. Toutes les réformes monastiques de l'époque, cisterciens, etc., en procèdent...

Conclusion

Je ne sais pas si j'ai convaincu quelqu'un de l'intérêt de considérer l'histoire de notre foi, mais je sais qu'on y trouve l'origine de tout ce que notre société a d'acceptable et d'humain, d'unique. Le capitalisme était alors une libération, puisqu'il opposait aux relations inégalitaires (servage, etc.) l'idée d'un contrat fondé sur l'honnêteté, où chacun avait à gagner. Mais restons-en à la paix. L'idée d'une médiation dans les conflits, l'interdiction de certaines armes, la distinction tout à fait centrale et radicalement neuve des civils et des militaires, la notion de cessez-le-feu, l'espoir d'une paix perpétuelle, tout cela naît à ce moment. Non pas aménager la guerre pour la justifier, mais pour qu'au moins les violents ne fassent de mal qu'à eux-mêmes et ne persécutent pas les pauvres. L'an mille nous a appris à travailler nous-mêmes au règne de Dieu, nous a donné, à la différence des païens, conscience du fait que nous avons prise sur le monde9. Nous ne cherchons pas à y bâtir la cité parfaite, mais à collaborer avec le Seigneur, l'Esprit Saint qui y prépare Lui-même le règne de Dieu. Cet article? Pour voir un peu du chemin parcouru.

Marana Tha!

L.D.



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