Laissez-moi en paix !
Jérôme Levie
Cette phrase peut certes être considérée comme la
légitime expression d'un besoin universel de solitude, que des
circonstances peuvent rendre particulièrement aigu, ou simplement de
contraintes laborieuses. Cependant, sa fréquence ne laisse-t-elle pas
affleurer une curieuse conception des relations interpersonnelles ?
Celles-ci, si puissamment liées à nos modus vivendi modernes, ne
seraient-elles plus pensées que sur le mode de la guerre, ou du
harcèlement --- comme un «enfer » auquel il faudrait échapper ?
La guerre c'est la guerre allez qu'on la nomme
ou non de ce nom
La guerre mais la vie a-t-elle été rien d'autre que la guerre
Tuer moins qu'à la guerre est-il la règle en cette vie ou non
Habituelle violence et pour finir un trou grégaire
Dites voir quel fossoyeur vous plaît mieux de l'homme ou du
canon1
Si Aragon, plus tard dans ce même poème, parle de l'horreur de la
guerre au sens strict2, il
envisage ici sa vie entière, dans sa globalité comme au quotidien, comme un
conflit, une lutte contre le temps, contre les autres,
contre soi-même et son double.
la guerre abattant sur moi cette trombe ce déferlement qui ne
sait d'où il vient où il va ce qu'il fait me roule m'emporte me traîne me
rejette et me reprend me met en pièces me balaye et me balance m'enlève en
haut de sa vague et je tombe je tombe je tombe de son retrait ce n'est pas
la guerre je vous dis mais la vie ma vie notre vie
Dans un tel harcèlement de langage, pas la place pour une virgule, pour
«laisser sa tête aller aux rêveries », «oublier la date et l'heure
».
Et le pis est qu'à tous les pas je
heurte contre ce que j'aime
En effet, dans cette course effrénée, où tout arrêt, tout silence,
provoquent une angoisse «surhumaine », nous blessons inévitablement
ce qui en nous n'est pas robot, et nous rendons l'autre
victime de nous-mêmes...
Si Aragon parle d'«enfer moderne », J.M.G. Le Clézio parle du monde
moderne, et singulièrement de la ville3, comme de
l'enfer sur terre, où les hommes, noyés dans la foule, sont
méconnaissables, dépourvus d'individualité car privés de toute
introspection. Pas de place pour l'âme dans le «règne de la quantité
». «La guerre vivante les a anéantis d'un coup de sa lumière.
Comment pourrait-on être seul au milieu du déchaînement ?
»4 La question est la même, comment «s'arracher au grand tourbillon
» dans lequel la pensée est impossible, dans lequel l'omniprésence du
bruit supprime le besoin même de penser, d'«interroger le vide » ?
Pour Le Clézio, le moyen de fuir «toute cette comédie, l'individu qui
se bat pour s'imposer aux autres »5, sera d'aller au désert, dernier lieu de liberté, où
s'ouvre un espace de compréhension de soi-même et du monde, où se révèle
et se fonde notre propre nature. Laissons là le cheminement spirituel de
Le Clézio6 (qui aboutira à l'abandon
de la conscience et de la main-mise humaine sur l'ordre naturel) au moment
où il rejoint les parcours d'Élie, de Moïse et du Christ lui-même.
Essayons d'échapper au pessimisme d'Aragon --- Est-ce que je ne
connaîtrai la paix que dans le cimetière --- et de replacer notre
singularité à sa juste place dans notre quête d'harmonie.
De la solitude retrouvée à la contemplation
Le désert serait-il donc source de paix ? Il est d'abord un lieu de
confrontation avec nous-mêmes, d'acceptation de soi, donc un lieu
d'épreuve, de tentation. En outre, au lieu de résoudre le problème des
relations avec nos congénères, il semble le fuir. Cette étape de la
solitude est néanmoins indispensable, afin de se rassembler soi-même et de
ressentir plus profondément encore l'appel vers les autres.
Là, dans le désert, nous nous confrontons à nos médiocrités, nous nous
rendons compte que les principaux obstacles à l'harmonie sont en nous.
Loin du harcèlement de nos désirs, dans un silence assumé, nous
retrouvons, enfouis sous la poussière de nos velléités, désirs et soucis
quotidiens, notre désir primordial, pour lequel nous avons été créés, le
désir de Dieu, qui rejoint Son désir de nous. C'est dans notre solitude,
dans ce coeur à coeur avec nous-mêmes, que Dieu nous attend, au creux
de nous-mêmes, «là où sont les racines »7. Alors jaillit l'inespéré, nous percevons que nos
abîmes, d'angoisse, de culpabilité, d'espérance, sont habités; le «royaume muet de l'Aleph »8
nous sauve de toutes nos nuits.
C'est dans le dépouillement de nous-mêmes que nous pouvons accueillir
Dieu, «plus intime en nous que nous-mêmes »9, et ainsi se fonde notre
singularité. En nos abîmes résonne alors la Parole de Dieu, le Verbe.
Où Le Clézio parle du désert comme d'un «en-deçà du langage », on
retrouve la Parole par excellence. Dans le silence intérieur, nous nous
faisons transparence à la Parole de Dieu. C'est dans la mort à nous-mêmes,
à notre conscience s'idolâtrant elle-même, que naît l'amour. Notre univers
intérieur, à peine exhumé, est transfiguré par le porteur d'eau vive, le
Christ qui assume notre humanité pour la glorifier. Mais adviennent les
tribulations, reviennent nos faiblesses. Tous vous le diront, l'aventure
spirituelle est semée d'embûches, et là sont les pires combats. Mais «l'affliction produit la patience » (Rm 5,3), et notre péché rend une
certaine souffrance purificatrice indispensable. C'est par la
confrontation avec ses limites, et notamment avec sa mort, que l'homme
rejoint la grâce. Ces combats, qu'on les voie comme résultant de nos
incapacités ou comme envoyés par Dieu pour nous éprouver, sont là pour
fortifier notre humilité. Ils nous poussent à nous abandonner à la volonté
et à la grâce divines.
Ainsi sont englouties les
peines dans le coeur de l'humble,
car la force du Seigneur est avec lui.10
Là est bien la source fondamentale de toute paix intérieure, de la paix
inespérée qu'est le Christ : dans la participation à Son incarnation
kénotique11. Quelles que
soient nos faiblesses, nos volontés peccamineuses
nous empêchant de vivre, le Christ les a toutes portées dans Son
sacrifice, et en premier lieu la honte qu'est notre absence d'amour pour
les hommes et pour Dieu. Il illumine toutes les nuits de notre âme, Il
nous délivre de l'adversaire12, de
nos pensées et passions impures, de notre orgueil et notre volonté de
puissance, conceptions erronées de ce qu'est la véritable gloire.
Mais cette contemplation ne nous isole-t-elle pas du monde, ne nous
place-t-elle pas dans une tour d'ivoire dont nous ne pourrions descendre
sous peine, comme Zarathoustra, de nous dissoudre nous-mêmes ? Là se situe
sans doute une des spécificités de la contemplation chrétienne : si Dieu
est certes ce qui n'est pas le monde13, par Son incarnation, Sa mort et Sa
résurrection, le Christ récapitule tout en Lui pour le ramener au Père,
transfigurant ainsi le monde et notre humanité. La nature est certes
déchue, mais elle reste création divine, et en tant que telle, contient
des semences de divin. C'est en tant que créature que nous pouvons accéder
à la contemplation. Combien plus encore en tant que créature rachetée !
L'Esprit alors fait de nous Son temple, et nous accorde la multiplicité de
Ses dons14, qui seront
autant de guides dans nos relations avec les autres. Grâce à cette source
de vie et de lumière surgissant en nous d'au-delà de nous, source que nous
ne pouvons jamais posséder, nous passons, dès notre vie terrestre, du «taedium vitae » au «gaudium vitae».
Fleurissent les déserts du coeur15
Une fois sortis du désert, notre belle harmonie intérieure ne
disparaîtra-t-elle pas au nécessaire contact des autres et du monde ? Bien
au contraire, l'accueil en nous du Tout-Autre, en nous introduisant dans
une dynamique trinitaire, nous ouvre à l'étrangeté de l'autre; entrés en
parrhésie16 par la proximité de
Dieu, nous entrons dans la plus totale liberté, la liberté d'aimer
infiniment. Le don vertigineux de la grâce christique renverse
complètement la logique de nos rapports humains. Au lieu d'être un
obstacle à notre propre réalisation, ou un instrument de notre désir,
l'autre devient une part de nous-mêmes, et l'aimer devient une condition
de notre propre unité, de notre propre paix. Par les dons de l'Esprit, la
capacité nous est donnée, au milieu de l'harassante quotidienneté, d'un
émerveillement infini à toute la Création, d'une attention continuelle à
nos frères les hommes, d'une perméabilité à leurs besoins, leurs désirs.
Au-delà d'un langage souvent véhicule d'affirmation de soi (il n'est que
de voir le nombre des phrases commencées par «moi-je »), c'est
souvent dans le silence que se produit la rencontre véritable de l'autre,
sans qui nous ne sommes pas nous-mêmes. Et si la contemplation permet la
découverte émerveillée de l'autre, en retour la reconnaissance du visage
du Christ chez l'autre, croyant ou non, nous y ramène.
Nous ne sommes plus crispés sur nos possessions, sur nos provisions, mais
nous nous ouvrons au partage. Ce sont les mêmes obstacles qui empêchent
l'intimité avec Dieu et le dialogue avec nos frères, la paix intérieure et
la paix avec nos frères, au premier rang desquels l'orgueil, et la peur.
Comment ne pas voir que la source de bien des conflits, de bien des
irritations, est cette peur ? Peur de souffrir, peur d'être humilié, peur
de l'autre, peur de n'être pas, expression de notre «tache de naissance
».
La paix : une ferveur, un amour, un risque
En nous intégrant chacun comme pierre d'angle de son corps, de l'Église,
le Christ comble notre quête obsessionnelle de légitimité, notre soif
d'être aimés. Dans l'esprit des béatitudes, l'affirmation continuelle de
soi fait place à la présence discrète, aimante, pacifiante. Il n'y plus
comparaison, mais désintéressement, renoncement à soi qui rend libre.
Nous libérons les autres en leur ouvrant des espaces d'existence. En
effet, notre paix intérieure ne peut que se communiquer. Devenus vocation,
nous pourrons révéler les autres à eux-mêmes.
La paix du Christ n'est pas tranquillité lénifiante, ni fade immobilisme.
Car illusoire est la paix qui rétrécit l'horizon, ne s'ouvre pas sur un
désir de l'autre. Au contraire, celle-ci nous jette au large, nous envoie
vers les autres, nous pousse à prendre le maximum de risques, aimer,
pardonner --- sans le repli sur soi que crée la peur. Au-delà de toute
technique de développement personnel, le Christ nous libère de nos péchés
et nous permet de vivre librement, sans «incurvation sur soi
»17, sans
étouffer nos aspirations mais en les convertissant.
Pour avoir la paix dans l'âme et dans le corps, «il
faut aimer tous les hommes comme soi-même et être, à toute heure, prêt à
mourir ».18
Il ne s'agit pas ici de se constituer une forteresse contre la souffrance,
celle-ci, bien acceptée, étant «le fil dont est tressée le tissu de la
joie »19. Le Christ ne fait
pas de nous des forteresses d'insensibilité, bien au contraire : «il a
fracassé les portes de bronze, il a brisé les portes de fer » (Ps
107,6) qui nous empêchent de nous consacrer entièrement à Dieu et aux
autres. Il ne supprime ni les agressions extérieures, ni les difficultés
intérieures. La mort, le détachement, la souffrance, sont des étapes
nécessaires de la vie spirituelle, sans lesquelles aucune résurrection,
aucune transfiguration, n'est possible. En ces étapes difficiles,
toujours prier, être présent à Dieu pour que Lui qui ne nous quitte jamais
nous soit davantage présent, s'enraciner davantage dans la contemplation
du Visage du Fils.
Sans verser dans le dolorisme, il s'agit de refuser
que la souffrance soit facteur de mort, de guerre, et de se laisser
déchirer par l'amour, sachant qu'«il n'y a pas d'amour du prochain sans
croix. La croix seule donne de connaître l'insondable profondeur de
l'amour.»20 Certes tout le
monde n'a pas le don de la prière continuelle, et notre état terrestre
reste celui d'une tension entre existence et essence, mais persévérons
dans l'accueil des dons de l'Esprit, «tous leurs effets demeurent si
l'homme reste fidèle »21.
Et si la prière nous est difficile, soyons attentifs aux tréfonds de
nous-mêmes, nous y verrons l'«immensité de la prière du Christ en nous
»22. Dieu «aplanit devant nous le
chemin qu'Il nous appelle à suivre » (Ps 5,9). Réjouissons-nous plutôt
de nos faiblesses, qu'elles nous sauvent de notre orgueil, et assumons nos
limites : «Ma grâce est tout ce dont tu as besoin, car ma puissance
manifeste pleinement ses effets quand tu es faible. » (2 Co 12,9)
La paix intérieure : foi, espérance et charité
Ne nous irritons point contre les ennemis, même contre les
ennemis du Christ ou de
l'Église, mais aimons-les dans la faiblesse qu'ils partagent
avec nous, et prions pour eux. Amis ou ennemis, «il est menteur
l'amour qui ne supporte que les qualités de l'amour. »23 Impossible nous dira Freud, ce
commandement «ne se soucie pas assez de la condition psychique humaine;
il édicte une loi et ne se demande pas s'il est possible à l'homme de la
suivre »24.
Certes, cela nous est impossible naturellement. Mais le Christ nous a
donné Son Paraclet25, les saints en sont les témoins tangibles, et pour devenir
ce que nous sommes appelés à être, il nous est au contraire impossible de
ne pas le faire26 !
C'est pour moi dans cette brisure de rythme, instaurant par anticipation
la logique de la Cité céleste, celle de la pauvreté, du don et de la
simplicité, opposant le pardon à l'escalade de la violence, la douceur à
la brutalité égoïste, la miséricorde à la compétition, la confiance
désamorçant les conflits à la suspicion mortifère, la gratuité aux projets
intéressés, que réside l'obéissance au commandement : Aimez-vous les uns
les autres ! Au milieu du stress de propriétaires qui forme le terreau
majoritaire des relations modernes, le don total et gratuit, réponse au
don divin que constitue notre propre identité --- «Vous avez reçu
gratis, donnez gratis » (Mt 10,6) ---, crée la possibilité de
rencontres et d'échanges authentiques, et amorce un chemin vers la paix,
si longue à bâtir.
Lutter avec un coeur pacifié : une mystique de
l'action
Certes l'édification du Royaume de Dieu, qui est notre responsabilité
ici-bas, n'est pas une mince affaire, et loin de moi l'idée d'amoindrir
l'exigence et les difficultés d'une action concrète. Cependant, par
l'abandon à la volonté divine, nous sommes délivrés de l'activisme : «Tout leur savoir-faire était en échec » (Ps 107,27); «Si l'Éternel
ne bâtit pas la maison, ceux qui la bâtissent travaillent en vain. »
(Ps 127,1) Nous oeuvrons alors dans la gratuité, au-delà de toute
technique, de toute recherche d'efficacité, même si nous sommes
entièrement mobilisés.
Cette paix, cette joie, qui suscite l'espoir et s'en nourrit, est bien
différente d'une euphorie passagère, elle est sérénité dans la lutte,
certitude d'être aimé et aidé, foi en la victoire parousiaque. «Remets
ta vie au Seigneur, compte sur lui, et il fera le nécessaire.» (Ps
37,5) La terre appartient aux doux, et «un christianisme qui
chercherait d'abord l'efficacité temporelle ne serait point authentique et
il ne trouverait même pas le résultat cherché. »27
Ne sombrons pas dans une sordide «tentation de l'innocence
»28; rappelons-nous que nous ne sommes jamais entièrement
justifiés, et que le mépris de l'autre est toujours méprise.
Puissions-nous rester humbles et conscients de notre propension héritée au
péché. Car tout nous est donné : la grâce qui nous fait agir ne se
possède pas mais se reconquiert sans cesse par une mort à soi-même. La
paix dans l'action surgit d'une prière faisant corps avec notre travail,
irradiant toute notre vie, la transformant en action de grâce. «La
fécondité de l'apostolat des laïcs dépend de leur union vitale avec le
Christ. »29 Nul n'a mieux résumé notre désir d'habiter et de
rayonner la paix que saint François d'Assise30.
Seigneur, faites de moi un instrument de votre paix :
là où est la haine, que je mette l'amour,
là où est l'offense, que je mette le pardon,
là où est la discorde, que je mette l'union,
là où est l'erreur, que je mette la vérité,
là où est le doute, que je mette la foi,
là où est le désespoir, que je mette l'espérance,
là où sont les ténèbres, que je mette la lumière,
là où est la tristesse, que je mette la joie.
Si nous habitons un éclair, il est le coeur de
l'éternel31.
Ou là puisqu'un jour ou l'autre il faudra qu'on s'arrête
pourtant
Chacun me tire par la manche exige un instant et me traite
Comme un qui manque à ses devoirs lorsqu'il lui refuse son
temps32
On sent ici «l'Horloge » de Baudelaire nous menacer...
Sommes-nous condamnés à guerroyer incessamment contre le Temps inexorable
et assassin ? Mais c'est bien dans la transformation de l'instant, dans le
lien que crée le Christ, que constitue le Christ, entre temps et éternité,
que nous échappons à notre condition d'«esclaves martyrisés du temps
»33. C'est dans l'actualité de cette Vie Éternelle que nous pourrons
vivre la plénitude de l'instant avec une légèreté habitée de gravité,
c'est avec un air de Ressuscité que nous pourrons féconder le temps
présent, dans une disponibilité à l'événement qui est rencontre du dessein
divin. Restant en contact de l'Éternel, loin de fuir le réel, nous nous y
inscrivons davantage, célébrant l'infini d'un regard, d'un visage.
En outre, si le temps peut nous paraître court face à la masse des
souffrances à soulager, des injustices à réparer, des vérités à rétablir,
c'est bien ici et maintenant que se situe l'urgente exigence d'accueillir
chaque homme, en commençant par le plus petit, en sa dignité inaltérable
et irrécusable d'enfant de Dieu.
Voici la génération de ceux qui cherchent le
Seigneur34.
Dans la distance de l'érémitisme, l'acceptation de la solitude, l'homme en
sa singularité retrouvée rejoint la prière de l'Église universelle, unique
épouse du Christ. La retraite en nos déserts intérieurs nous rapproche
infiniment de nos frères, mais la communion qui ainsi se crée, qu'ainsi
nous créons, dans la compréhension mutuelle et le partage de nos joies et
souffrances, dépasse infiniment toute convivialité humaine. Notre prière,
qui nous greffe au Christ, fait de nous un sarment de Son Corps mystique
qu'est l'Église, communion d'hommes libres créée par notre prière, «signe et moyen d'opérer l'union intime avec Dieu et l'unicité de tout le
genre humain»35.
Et ce réseau de noeuds invisibles, de liens spirituels, qui fait que
chacun de nos actes, de nos prières, se répercute sur le corps entier,
s'il est particulièrement substantiel dans les Églises chrétiennes,
s'étend mystérieusement à tous les chercheurs de Dieu, conscients ou non.
L'esprit de famille spirituel, de communauté de biens spirituels et
matériels, qui en jaillit va bien au-delà d'une égalité centrée sur la
revendication de soi, dont on voit mal comment elle peut être génératrice
d'une paix profonde. De cette appartenance au Corps, nous recevons notre
singularité vraie : «Être une personne, c'est découvrir son identité à
l'intérieur d'une communion qui s'enracine dans l'appel divin et qui tend
par son propre dynamisme à s'élargir jusqu'à englober l'ensemble de la
famille humaine.»36
Au sein et à partir de cette Église pourra se construire une paix réelle,
qui va bien au-delà de l'absence de guerre. Nous savons tous que cette
absence de guerre, si elle est injuste ou déracinée de la vérité, peut
engendrer de graves ressentiments. Saint-Exupéry nous dit dans
Citadelle : «La paix je ne l'impose pas. Je fonde mon ennemi et
sa rancune si je me borne à le soumettre. Il n'est grand que de convertir
et convertir c'est recevoir.» Il ne s'agit pas de mépriser l'effort
matériel en vue de la paix, mais de le rendre plus complet : «À
l'axiome qui veut que la paix résulte de l'équilibre des armements, on
substitue le principe que la vraie paix ne peut s'édifier que par la
confiance mutuelle. »37
Alors la communauté humaine deviendra ce qu'elle est, une symphonie de
louange à Dieu. Et l'Église sera elle-même symbole de renouvellement de
l'Alliance, «germe très fort d'unité, d'espérance et de
salut»38, signe de
contradiction face au sommeil spirituel, à la tiédeur et à l'apathie, à
l'état de guerre, larvé ou non, du monde.
La liturgie, lieu de paix privilégié
Si tout temps est sacré, si l'état de commune adoration de l'Église est
permanent, la concrétisation visible de cette «vie-en-communion » et
de ce culte rendu à Dieu participe de l'essence de l'Église. «La
liturgie est le sommet auquel tient l'action de l'Église en même temps que
la source d'où découle toute sa vertu.»39 C'est dans cet espace que, dans un
dynamisme de consolidation et d'ouverture à tous les hommes, et en lien
avec l'Église céleste, «le mouvement de l'humanité vers Dieu et celui
de Dieu vers les hommes se rejoignent dans le Christ, qui veut nous réunir
et réaliser l'unique Église, l'unique assemblée du peuple de Dieu
»40.
C'est en partant de ce centre que la paix, «fruit d'un ordre inscrit
dans le secret par son divin fondateur »41, pourra s'établir dans notre vie, c'est
de là que se bâtira la Jérusalem céleste. C'est là que, «trouvant abri
sous Ses ailes » (Ps 61,5), prononçant le nous du Notre Père, nous
acquerrons la vie pleine et libre, dont nos rapports avec Dieu constituent
le fond même, et à qui l'inscription dans l'Église confère une exigence
d'universalité à la mesure de la catholicité de celle-ci. Alors, bien loin
d'être un fardeau à porter ou une guerre à mener, notre vie au sein du
monde et de l'humanité se fera liturgie et action de grâce, à partir de
l'attention à l'imprévisible Parole de Dieu, dans les événements et dans
l'Écriture.
L'Eucharistie, source de paix et d'unité
Si tous les sacrements, de celui associant l'Église à la souffrance des
malades à celui nous remettant en paix avec Dieu et Son Église, doivent
être vécus dans un esprit de communion universelle, nul autre que
l'Eucharistie n'est plus constitutif de l'espace de paix et de louange à
Dieu qu'est l'Église. «L'incorporation au Christ, réalisée par le
Baptême, se renouvelle et se renforce continuellement par la
participation au Sacrifice eucharistique.»42
C'est notre participation au repas eucharistique qui constitue et renforce
le Corps mystique du Christ. Cependant, ce sacrement, qui a une dimension
cosmique de rédemption de toute la création, de réconciliation, de
réinsertion du monde dans l'ordre divin, exige de nous une ouverture
universelle, à tout et à tous --- «Quand donc tu présentes ton offrande
à l'autel, si là tu te souviens d'un grief que ton frère a contre toi,
laisse là ton offrande, devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec
ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande.»
(Mt 5 23--24); et en particulier une passion oecuménique de l'unité du
Corps du Christ. «L'Eucharistie suppose que nous soyons prêts à tous
les dépouillements, à toutes les humilités, à tous les pardons qu'entraîne
notre rencontre avec l'Homme-Dieu.»43 Elle nous donne l'immense
responsabilité de témoigner de cette présence réelle du Christ, de se
faire des continuateurs de Son incarnation, transparents à Son mystère qui
est aussi le nôtre. «L'Eucharistie entraîne que, pour susciter
l'humanité de nos frères, pour que nos frères deviennent ou soient des
hommes authentiques et vrais, il faut leur apporter en nous-mêmes cet
espace illimité et silencieux où Dieu se
respire.»44
À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si
vous avez de l'amour les uns pour les autres.45
«Le don du Christ et de son Esprit, que nous recevons dans la communion
eucharistique, accomplit avec une surabondante plénitude les désirs
d'unité fraternelle qui habitent le coeur humain.»46 Puissions-nous accueillir le
Christ notre paix, et vivre le don de sa paix dans nos relations, avec nos
frères chrétiens en particulier. Enracinés dans la participation
sacramentelle et liturgique à la vie de l'Église, et dans la
contemplation, nous serons dans le monde d'aujourd'hui «une étincelle
lumineuse, un centre d'amour et un ferment pour la masse», et nous le
serons «dans la mesure de notre union à Dieu»47.
Silence de Dieu, paix des hommes
Voilà donc les armes de paix des petits enfants (Ps 8,3), contre la
violence du monde, des autres, du quotidien, sa propre violence : la
confiance, le pardon libérateur, et par-dessus tout l'attention
silencieuse à toute manifestation de Dieu. Puissions-nous, comme Marie,
et surmontant notre chute héréditaire grâce au Rédempteur, Prince de la
Paix, nous faire eucharistique, nous faire réceptacle de Dieu !
C'est cela le grand miracle du tabernacle. À travers tous les
siècles, à travers toute l'histoire, au-delà de tous les bavardages,
au-delà de notre vie superficielle et toute répandue au-dehors, il y a ce
silence de Dieu au tabernacle ! ce silence de Dieu, ce silence plein
d'amour, ce silence qui suscite le nôtre.48
À la suite de Jean XXIII, pour penser, vivre et construire
la paix entre les hommes, n'oublions pas pas son fondement interne --- «De fait, la paix ne saurait régner entre les hommes, si elle ne règne
d'abord en chacun d'eux, c'est-à-dire si chacun n'observe en lui-même
l'ordre voulu par Dieu »49 --- et sachons considérer notre vie en société «avant tout comme
une réalité d'ordre spirituelle »50, transcendant le réel historique, psychologique et social.
J.L.