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La violence légitime --- ascèse et vocation

Ovidiu Sferlea










Si nous nous demandions pourquoi il est si difficile et si embarrassant de parler aujourd'hui d'ascèse, peut-être serions-nous tentés de répondre sans trop hésiter : c'est parce que nous vivons à l'âge de l'hédonisme. Et il se pourrait bien que cela soit vrai. Nous sommes donc à l'âge de l'hédonisme, où toute éthique sacrificielle aurait, hélas ! perdu droit de cité et où toute allusion à l'ascèse serait vouée à n'être que de vagues conseils diététiques. Pire même, dès que l'on tenterait d'en parler avec quelque gravité on serait aussitôt taxé d'absurdité et de masochisme sans gloire --- vox clamantis in deserto. Peut-être faut-il essayer d'une autre manière. Car si accuser l'hédonisme des temps --- O tempora, o mores ! --- est un geste qui nous rassure plus ou moins, ce type de réponse ne nous aide pourtant pas, on en conviendra, à y comprendre grand-chose. Plutôt, donc, que de tomber dans une facile opposition passéiste « olim et nunc », ne serait-il pas plus approprié de se demander si l'ascèse fait partie d'un mode d'exister « humainement » ? Assurément, on en conviendra de nouveau, elle n'est pas de ce qui s'imposerait à nous spontanément. Mais cela ne signifie rien encore, car la plupart des choses bonnes que nous faisons ne sont pas d'abord des réflexes. Quelle pourrait donc bien être la logique, s'il y en a une, dont elle relève ? Est-il « naturel » de pratiquer l'ascèse ? Sinon, quel lien entre l'ascèse et notre propre humanité ? Pour tenter de répondre à ces questions, il faut prendre en compte, même brièvement et sans grande originalité, la facticité.

1. Habiter le monde

De la facticité, c'est-à-dire des déterminations fondamentales qui configurent notre existence, nul n'a probablement fait une meilleure analyse que Martin Heidegger. On ne prétendra pas résumer ici Être et temps ou d'autres écrits, plus tardifs, du philosophe. Mais il vaut la peine d'en convoquer quelques résultats qui semblent acquis et qui ne sont pas sans portée pour notre propos. Ainsi, envisagé sans aucun présupposé, « du dehors » --- et c'est en cela que consiste la gloire de la phénoménologie --- l'homme existe en ayant le monde pour horizon ultime et indépassable de son existence. Rien ne lui est plus familier que la présence du monde ; et pourtant il n'y est pas d'abord comme « chez soi ». Le monde le précède sans s'en soucier, le monde n'est pas à lui, il lui faut « se plier à son gouvernement ». Bref il s'y trouve « jeté », sans que cela relève de quoi que ce soit d'extérieur au monde.

C'est cette « étrangéité », à laquelle sa condition d'« être-au-monde » (ou d'« être-là », ou Dasein) le voue, qui fait naître en lui l'angoisse : jamais il ne trouvera un « chez soi » dans le monde, sans que, pour autant, un quelconque « au-delà » soit envisageable. On a remarqué pourtant l'« infléchissement » de ces thèses dans les écrits plus tardifs du philosophe. Ainsi le monde y apparaît comme l'ouverture d'une lumière dans laquelle la « terre » nous ménage enfin un abri. Il est possible désormais de s'y sentir « chez soi » et d'entretenir avec elle une familiarité jamais contestable. La « terre » s'abandonne aux prises de l'homme, elle l'invite à la faire sienne, et il la fait sienne en l'habitant, c'est-à-dire en l'imprégnant du sceau de son existence. L'angoisse cède la place à la joie et à la sérénité.

À l'intérieur de cette structure close un nouveau terme vient encore s'insérer : les « divins ». Les « divins » ne sont pas Dieu. Ils ne sont pas non plus « d'un autre monde ». Les « divins » sont la manifestation du sacré du monde. Ils sont partout où l'homme éprouve de l'émerveillement devant les choses, fait l'expérience de l'Altérité et du sentiment d'« océanéité », c'est-à-dire de l'immersion dans le Tout. Ainsi sa finitude cesse-t-elle d'apparaître comme tragique. En compagnie des « divins », il lui reste, et ce n'est pas peu de chose, la possibilité de contempler l'être et de célébrer l'exubérance de la vie dans le monde d'une manière que Heidegger résume en trois verbes : « habiter, bâtir, penser ». Le monde, par les déterminations qu'il lui impose, se trouve de facto être le révélateur de son humanité originelle et, semble-t-il, de sa vérité ultime.

Revenons donc à notre propos. À s'en tenir à l'analyse heideggerienne de la facticité on ne voit aucune logique dont l'ascèse puisse relever. On « habite la terre en poète » (Hölderlin), ce qui signifie « se tenir en présence des divins et être touché par la proximité essentielle des choses », selon l'interprétation de Heidegger, mais on voit mal comment et surtout pourquoi y habiter « ascétiquement ». Il ne peut pas être question de contester l'analyse du philosophe ; car, les présupposés exclus, n'importe qui pourrait la confirmer. Pris en lui-même, le monde ne renvoie qu'à lui-même : dans son clair-obscur, aucun sens d'une évidence incontestable ne s'en dégage. « Les choses se passent comme elles se passent », dit Wittgenstein. Et il en va de même pour nous, les humains. En effet notre facticité ne nous dit rien d'une manière d'habiter le monde où la logique qui sous-tend l'ascèse puisse « imposer ses raisons », bien qu'elle ne l'exclue pas dans ses principes.

Une telle logique apparaît de toute évidence absente parmi les modes natifs de l'expérience. On naît, on est toujours déterminé par un lieu (ici ou là) où l'on se trouve, on a besoin de se nourrir et de se reposer, on vit avec les autres, on habite le monde (en le façonnant, en se l'appropriant, en en jouissant), on bâtit (sa maison, sa famille, sa carrière, etc.), on se reproduit (ou non), on se tient « en présence des divins », on pense, etc. C'est donc cela que veut dire « vivre humainement » et l'ascèse n'en fait pas partie. Doit-on en conclure pour autant qu'elle n'a pas non plus à s'y trouver ? Rien ne semble l'interdire et le prétendre n'est pas forcément être hédoniste. On considère alors tout simplement que la facticité est notre vérité ultime et que le monde nous a appris tout ce dont nous avons besoin pour vivre en humain. Y faire violence, se faire violence --- et c'est exactement ce que signifie l'ascèse --- serait une pure absurdité, s'il est vrai toutefois que le monde est notre vérité ultime. En effet, on en conviendra encore une fois, « nul n'a jamais haï son propre corps » (Ep 5,29). Ainsi, menée dans cette perspective, notre interrogation principielle sur l'ascèse se trouve dans l'impasse. Pour qu'elle nous devienne pourtant intelligible il faudrait probablement changer la perspective. Audietur enim et altera pars.

2. Exister devant Dieu

On a déjà dit qu'il n'est pas question de contester les résultats de l'analyse heideggerienne de la facticité. Par contre on pourra contester la décision qui veut que la facticité, en raison de son évidence immédiate, soit le dernier mot sur l'humanité de l'homme. Certes, envisagé sans présupposés, l'homme existe bel et bien comme un être-au-monde, avec tout ce que cela implique, et, par conséquent, finalement, comme un être-vers-la-mort. Mais s'il existe comme être-au-monde, il ne s'ensuit pas le moins du monde qu'il ne puisse et ne doive exister autrement que comme être-au-monde. On pourra toutefois contester que son être-de-fait, l'être-au-monde, soit la vraie figure de son humanité. Il faut d'abord dire que cette protestation possible et éventuellement légitime contre la facticité peut surgir en d'autres sphères que dans celle du religieux. L'exemple de certains philosophes antiques, et d'autres encore, en témoigne. On a pu ainsi poser, pour diverses raisons qui n'avaient rien à voir avec l'au-delà, quel qu'il soit, que le refus de s'approprier les choses, d'en jouir ou d'habiter avec les autres en partageant leurs conventions était le mode le plus authentique de rapport au monde. Mais c'est sur un autre type de protestation, plus familier et plus massif sans doute, que nous aimerions maintenant concentrer notre propos. Il s'agit de la protestation qui découle de la décision d'exister devant Dieu. Ou, autrement dit, il s'agit du projet de la foi.

3. De nous

La décision d'exister devant Dieu (nous ne nous interrogerons pas ici sur ses raisons) se traduit par le refus d'admettre que le monde pourrait nous dire qui nous sommes, et le devrait. Au contraire, c'est à Dieu, Lui qui nous a appelé du non-être à l'être, de le faire. Mais l'analyse de la facticité ne nous a, semble-t-il, rien appris sur Lui. En effet, dans l'ambiguïté originaire du monde, les seuls à apparaître immédiatement étaient les « divins », toujours à notre portée parce que toujours du monde. Il faudrait donc, à moins que l'on ne Lui interdise d'exister et de S'intéresser à nous, que ce soit Lui d'abord qui Se fasse connaître auprès de nous en perçant la clôture du monde par Sa Révélation. Et c'est bien ce qui se passe, affirmons-nous. Qui plus est, selon les Évangiles, Dieu S'est non seulement révélé aux hommes, mais Il s'est Lui-même fait chair et a habité entre nous (Jn 1,14), pour nous dire que, bien qu'en un sens nous soyons de ce monde, en un autre, plus fondamental, nous n'en sommes pas (Jn 15,9) ; que, bien qu'en un sens nous soyons des hommes, en un autre nous sommes « enfants de Dieu » (Mt 5,44, Lc 11,2, etc.), voire « dieux » (Jn 10,34) ; pour nous dire que, bien que nous ayons besoin de nourriture et de vêtements, « la vie est plus que la nourriture et le corps plus que les vêtements » (Mt 6,25) ; nous dire que nous ne vivons pas « de pain seulement, mais aussi de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4,4) ; que gagner le monde entier (ou moins) ne saurait jamais compenser la perte de notre vie (Mc 8,36), c'est-à-dire de son sens ; que, bien que, comme êtres-de-fait, nous soyons des êtres-vers-la-mort, par vocation nous sommes des êtres-vers-la-Résurrection (Lc 20,35), car « Dieu n'est pas Dieu des morts mais des vivants » (Lc 20,38). On pourrait multiplier les citations et les parallèles.

À partir du moment où l'on prend au sérieux Ses paroles, en considérant qu'Il sait mieux que nous quel est notre bien, une critique systématique de tout ce qui ne nous en parle pas et de tout ce qui ne nous y mène pas (ou pire, nous en détourne) peut enfin commencer à « imposer ses raisons ». Il apparaît alors de plus en plus clair que l'existence n'épuise pas notre humanité, que la facticité n'est qu'un ordre provisoire et que « rester fidèle à la terre » serait insensé, car « Dieu a réservé pour nous quelque chose de meilleur » (He 11,40). Et c'est à l'intérieur de cette critique que l'ascèse trouve désormais une place éminente. La violence fondatrice de la conversion permet ainsi d'entrer dans l'aventure du Royaume des Cieux, « semblable à un trésor caché dans un champ : un homme l'ayant découvert, l'y cache de nouveau et, dans sa joie, il s'en va, vend tout ce qu'il a et achète ce champ-là » (Mt 13,44).



Contester sans cesse, symboliquement ou effectivement, le règne définitif que les choses et le monde veulent nous imposer, en nous faisant violence à nous-mêmes pour ne pas la faire aux autres et pour réaliser plus authentiquement notre humanité, voilà ce que pourrait bien signifier l'ascèse. Elle fait partie des modalités pas lesquelles l'« au-delà » commence concrètement à subvertir ce-que-nous-sommes-de-fait, et c'est par l'ascèse que l'être-de-vocation vient au monde. Il n'y a là rien de masochiste ou d'absurde, s'il est vrai toutefois que la logique de la chair signifie inimitié contre Dieu (Rm 8,7) et que « nous ne sommes point redevables à la chair, pour vivre selon la chair » (Rm 8,12), car alors « nous mourrons dans nos péchés » (Jn 8,24). Si l'on s'en tient au Nouveau Testament, l'ascèse ne reçoit son sens que dans une exemplaire imitatio Christi. C'est seulement pour ceux qui veulent suivre le Christ, dans Sa mort, pour parvenir ensuite à la résurrection (Ph 3,10--11), que le renoncement à soi-même (Mc 8,34) devient compréhensible, voire la seule voie possible (Lc 14,26). Et suivre le Christ dans Sa mort en renonçant à soi-même signifie « crucifier la chair avec ses passions et ses désirs » (Ga 5,25). Il ne s'agit pas de détruire son corps ou de le mutiler --- il est en effet « temple de Dieu » (1 Co 3,16) --- mais de couper l'attachement idolâtre envers les choses en s'en abstenant et en prenant pour objet privilégié de ses désirs non pas le monde, mais Dieu. Car en choisissant le monde, on ne réussirait qu'à entrer en rivalité avec les autres et à demeurer pour toujours frustré, essayant de se persuader qu'il serait possible de se rassasier des caroubes (cf. Lc 15,16). C'est donc la lucidité et le courage du fils prodigue, qui en rentrant en soi-même, se tourne vers son père (Lc 15,22--23), qu'il faut trouver.

L'ascèse, dans toutes ses formes (alimentaire, sexuelle, mentale, etc.), se trouve ainsi être le moyen d'un processus radical de transformation. S'abstenir de telle ou telle chose ou ne pas « écouter son instinct » ne peut être d'abord une question de morale --- peut-être ne l'est-ce même pas du tout --- mais un effort dans lequel le Christ nous accompagne (2 Co 6,1) et à travers lequel nous visons à nous changer nous-mêmes --- « se défaire du vieil homme corrompu par les passions trompeuses et revêtir l'homme nouveau, qui est créé à l'image de Dieu » (Ep 4,22--24). Mutatis mutandis, on pourrait y voir aussi la sortie de l'Égypte des idoles à travers le désert de Sinaï pour finalement arriver dans la Terre promise. Ainsi l'ascèse n'est-elle pas sa propre vérité. Car on n'est pas sorti de l'Égypte pour habiter le désert ; on ne s'abstient pas de quoi que ce soit par plaisir de nuire à son « bien-être ». S'il n'y a aucune Terre promise, alors il faut aussitôt retourner en Égypte : rester esclave, peut-être, mais au moins y aura-t-on « de la viande et du pain en abondance » (Ex 16,3). De même, « si le Christ n'est pas ressuscité et si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain nous mourrons » (1 Co 13,32). Mais s'il y a une vérité de l'ascèse --- le Christ est ressuscité, les mort ressuscitent, Dieu « a préparé pour ceux qui L'aiment des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, et qui ne sont pas montées au coeur de l'homme » (1 Co 2,9) en accomplissant Ses paroles (Mt 7,21, Jn 15,10) --- il semble bien qu'on ne puisse pas s'en passer. On ne peut pas se passer de l'ascèse, s'il est vrai que « ceux qui mettent leur espérance en Lui se purifient, comme Lui est pur » (1 Jn 3,3, 2 Co 7,1) et que c'est en se contraignant soi-même que l'on entre dans le Royaume de Dieu (Lc 16,16). Ou bien faudrait-il trouver un autre moyen.

« Voici, je me tiens à la porte et je frappe : si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui, je souperai avec lui et lui avec moi. » (Ap 3,20)

Il reste encore bien des choses à dire. Mais nous n'avons ici voulu qu'esquisser une approche des fondements et des principes. Par conséquent, si, à l'intérieur de la logique qui lui est propre, la démarche de l'ascèse a été rendue plus intelligible --- ce que l'on ne peut que souhaiter ---, le but de ces lignes aura été atteint. Pourtant, décider d'entrer dans l'aventure du Royaume, avec tout ce que cela implique, est une affaire de liberté. On peut très bien décider, au contraire, que ce que nous offre le monde suffit pour combler entièrement notre humanité --- et le charme du monde, on en conviendra, n'est pas toujours négligeable. Tout se joue ainsi dans la petite chambre de notre liberté, où nul ne peut entrer sans y avoir été appelé. Même Dieu s'en abstient.

O.S.







Ces lignes doivent beaucoup à un très bel essai de Jean-Yves Lacoste, Expérience et Absolu. Questions disputées sur l'humanité de l'homme, PUF, 1994, auquel je renvoie chaleureusement le lecteur.
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