Combat spirituel et paix intérieure, d'après Cassien
Anne Robadey
«Je vous ai dit tout cela
pour que vous trouviez en moi la paix.
Dans le monde, vous trouverez la détresse,
mais ayez confiance,
moi, je suis vainqueur du monde.»
Jn 16 33
Introduction
Le but de cet article est de faire découvrir les
Conférences des Pères du désert, sous l'angle du thème de réflexion
proposé, la paix. Il faut d'abord dire quelques mots pour situer cet
ouvrage. Cassien est un moine de la fin du quatrième siècle; après
quelques temps de formation cénobitique1, il part visiter les déserts
d'Égypte,
attiré par la grande réputation de sainteté des moines qui y vivent dans
une austère retraite. Il y recueille, dans les dernières années du
quatrième siècle, leur enseignement. Après un passage à Constantinople,
puis à Rome, dans l'entourage du pape, il se rend à Marseille vers 415, et
fonde plusieurs monastères. Les autorités religieuses de la contrée
l'invitent à faire profiter cénobites et anachorètes de sa connaissance du
monachisme tel qu'il s'est développé en Orient.
C'est ainsi que Cassien est un des principaux artisans de la transmission
à l'Occident de cette grande tradition monastique, tout particulièrement
grâce à deux ouvrages, les Institutions des cénobites et les
Conférences des Pères, probablement rédigés entre 415 et 430. Le
deuxième ouvrage est constitué de 24 conférences attribuées à des Pères
des déserts d'Égypte. La plupart d'entre eux sont des anachorètes, mais
deux des conférences sont attribuées à des moines qui avaient choisi la
discipline cénobitique. Les textes de Cassien sont une des principales
sources utilisées par saint Benoît pour écrire sa Règle2, qui est encore aujourd'hui observée dans beaucoup de
monastères de par le monde.
Il me semble que la question de la paix est un point de départ
intéressant pour découvrir les richesses de la spiritualité des Pères du
désert. En effet, leur façon de vivre leur foi nous paraît d'abord bien
étrangère à ce dont nous avons l'habitude. Nous mettons volontiers
l'accent sur la communion à laquelle nous sommes invités dans l'Église,
l'amour du prochain, le pardon apporté par le Christ, la paix qu'il nous
donne, la fraternité à laquelle il nous appelle. Tous ces aspects ne sont
pas absents chez les Pères du désert, mais ce ne sont pas les premiers
qui frappent dans leur enseignement. Au contraire, l'activité première du
moine est le combat spirituel. Toute la tradition monastique qui a suivi
a conservé ce thème; dès le troisième verset du prologue de sa règle,
saint Benoît explicite la voie qu'il propose: «Mon discours s'adresse
donc maintenant à toi, qui que tu sois, qui renonces à tes volontés
propres et prends les armes très puissantes de l'obéissance, afin de
militer pour le Seigneur Christ, le vrai Roi. »3
Certaines formulations chez les Pères sont certainement un peu désuètes
--- on rencontre dans leurs conférences des petits démons avec des
descriptions parfois pittoresques; certaines recommandations peuvent à
juste titre nous sembler impraticables --- la mesure de nourriture qui
semblait raisonnable à ces ascètes était deux petits pains par jour, et
rien d'autre. Il reste cependant beaucoup à apprendre de ces pères dans la
foi, qui parlent avec la sagesse de leur expérience spirituelle. Je vous
propose donc, en parcourant leurs enseignements rapportés par Cassien, de
tenter de mieux comprendre ce combat auquel ils invitent, et quelle place
il laisse à la paix intérieure.
Le combat spirituel
Cassien commence par exposer la fin et le but de la vie du moine: la fin
du moine est le Royaume des cieux; le moyen d'y parvenir, qui sera donc
le but de sa vie, c'est la pureté du coeur, la charité, la
contemplation de Dieu. Pour cela, il faut renoncer à tout
attachement à ce qui n'est pas Dieu, et d'abord éradiquer les
vices. La cinquième conférence rapportée par Cassien est un
enseignement sur les assauts que nous livrent les vices, leurs origines
et leurs causes. La réponse de l'abbé Sarapion commence ainsi:
Il y a huit principaux vices qui font au genre humain la guerre: le
premier est la gourmandise ou gloutonnerie; le deuxième, la luxure; le
troisième, l'avarice ou l'amour de l'argent; le quatrième, la colère; le
cinquième, la tristesse; le sixième, la paresse, ou l'inquiétude et le
dégoût du coeur; le septième, la vaine gloire; le huitième,
l'orgueil.4
Tels sont les principaux obstacles que l'Écriture, ainsi que l'expérience
des moines, ont reconnus comme s'opposant à la marche des hommes vers la
pureté du coeur et la contemplation de Dieu. Toute la suite de la
cinquième conférence consiste à détailler l'expérience de ce vieillard: la
façon dont se développent ces vices, les liens qui existent entre eux, et
les moyens par lesquels on peut les combattre en conséquence. Dans cette
description, l'Écriture a une grande place: méditant continuellement la
Bible, ces moines y trouvent des images pour décrire leur expérience, des
mots pour en parler, et une confirmation de leur expérience et de leur
enseignement dont ils soulignent la continuité avec celui des prophètes
et des Apôtres (saint Paul tout particulièrement). C'est ainsi que les
nombreux passages de l'Ancien Testament décrivant les guerres d'Israël,
qui nous semblent souvent fort gênants (ne vont-ils pas dans un sens tout
contraire à l'Évangile qui nous invite à aimer nos ennemis ?), sont pour
eux un trésor d'enseignement:
Ces vices sont les sept nations dont le Seigneur promet de donner les
terres aux enfants d'Israël, après leur sortie d'Égypte. Tout, selon
l'Apôtre, leur arrivait en figure5; nous
devons donc regarder ces événements comme écrits pour notre instruction.
Or il est écrit: «Lorsque le Seigneur, ton Dieu, t'aura fait entrer dans
la terre dont tu vas prendre possession, et qu'il aura détruit devant toi
beaucoup de nations, le Hittite, le Guirgashite, l'Amorite, le Cananéen,
le Perizzite, le Hivvite et le Jébuséen, sept nations plus nombreuses et
plus fortes que toi; lorsque le Seigneur te les aura livrées, tu les
frapperas jusqu'à extinction.»6(Conf
V, 16)
Chaque morceau de la citation est ensuite longuement commenté, avec
l'aide d'autres passages de la Bible, et chaque expression apporte avec
elle un enseignement. Le fait que les nations soient plus nombreuses et
plus fortes est relié à l'expérience que «plus nombreux que les vertus,
ces funestes vices sont aussi plus forts, comme nous le sentons par le
combat que nous livre la nature elle-même. La délectation des passions
charnelles milite dans nos membres avec une toute autre puissance que le
goût des vertus. Encore celui-ci ne s'acquiert-il qu'au prix de la plus
profonde contrition du coeur et de la parfaite mortification du
corps.»7
Même la différence entre le nombre des nations détruites et le nombre des
vices reçoit un sens important, et permet de donner un enseignement. Le peuple
d'Israël, quand il arrive en Terre promise, a déjà quitté l'Égypte, de
même que le moine, sorti du monde, a déjà vaincu la gourmandise. L'abbé
Sarapion précise:
Pourquoi, lorsqu'il s'agit du peuple où Israël
est né, l'ordre, non pas de l'anéantir, mais d'en quitter seulement le
territoire ? Pourquoi, au contraire, celui de livrer à l'extermination les
sept autres ? La raison est celle-ci: de quelque ardeur spirituelle que
nous soyons entrés au désert des vertus, la gourmandise reste une voisine
dont les offices et, pour ainsi parler, le quotidien commerce nous sont
indispensables. (...) Si nous retenons du penchant aux soins du corps,
qu'il ne nous est point commandé de le retrancher entièrement, mais de
prendre sans passion, c'est évidemment que nous n'exterminons pas
l'Égyptien, mais ne faisons que mettre de la distance entre lui et nous,
en rejetant toute pensée de mets superflus et délicats, contents, comme
parle l'Apôtre8, d'avoir la nourriture et
le vêtement. Tel est le commandement que fait symboliquement la loi: «Tu
n'auras pas en abomination l'Égyptien, parce que tu as habité son
pays.»9 (...) Pour les sept autres vices,
comme ils sont mauvais de tout point, il faut en bannir absolument tous
les mouvements des replis secrets du coeur. (Conf V, 19)
Quant au commandement salutaire d'entrer en possession des terres
occupées par ces peuples néfastes, voici comme il s'entend. (...) Les
vices cèdent-ils la victoire au peuple d'Israël, c'est-à-dire aux vertus
qui leur sont opposées: la place occupée dans notre coeur par l'esprit
de concupiscence et de fornication revient à la chasteté; la patience
revendique celle de la colère (...). Ainsi, à tout vice expulsé succède
la vertu contraire, laquelle prend la place de ses mouvements
désordonnés. Ces vertus méritent bien le nom d'enfants d'Israël,
c'est-à-dire de l'âme qui voit Dieu. (Conf V, 23)
Après avoir ainsi montré comment l'Écriture forme la trame de tout
l'enseignement des Conférences, et en espérant avoir donné au
lecteur goût à cette littérature grâce à ces quelques citations, je
reviens à ce que nous apprenons là du combat intérieur.
Remarquons tout d'abord que le tout début de la conférence annonçait que
ce sont les vices qui font la guerre au genre humain, et non le
contraire, même si ensuite le long développement exégétique s'appuie sur
les guerres menées par Israël selon le commandement de Dieu. Et là
encore, il s'agit d'une condition nécessaire à l'établissement dans la
Terre promise. Ainsi, le combat n'est pas présenté là comme désiré pour
lui-même, mais comme passage obligé pour celui qui veut suivre le Christ
en vérité. Et même si nous ne sommes pas appelés à nous retirer dans les
déserts d'Égypte pour y vivre de deux pains par jour, nous sommes nous
aussi invités à nous convertir et à revenir à Dieu, à être parfaits comme
notre Père céleste est parfait10.
Avec insistance, Cassien rappelle tout au long de son ouvrage la force de
l'adversaire, et sa malice, qui rendent d'autant plus nécessaires ce
combat et cette attention de chaque instant.
Même pour un moine qui aurait complètement supprimé les vices de son coeur, l'attachement à la vertu resterait un travail continuel, un combat à
poursuivre sans cesse: «Pour l'homme, nulle vertu qui soit d'une
possession immuable; de la conserver, lorsqu'elle est une fois acquise,
exige autant d'application et de zèle que l'on en a mis à
l'obtenir.»11
L'éradication des vices est la première étape de la vie monastique; par
la suite, le combat n'est pas terminé. Une fois affranchi des vices avec
lesquels le moine est sorti du monde, il lui reste à défendre son âme
établie dans la vertu contre les attaques des démons, c'est-à-dire des
tentations, qui tendent à la ramener à ses égarements antérieurs. De
plus, au fur et à mesure que le regard de l'âme s'aiguise par la pratique
de la vertu, et la contemplation de Dieu, la lumière du Christ pénètre au
plus intime, et le moine devient de plus en plus sensible à tout ce qui
l'éloigne, même apparemment très peu, de la contemplation de Dieu. C'est
cela qui s'exprime dans des termes qui nous semblent un peu incongrus: au
fur et à mesure qu'il avance dans la vie spirituelle, le moine affronte
les démons à visage découvert. Nul besoin de voir là une expérience
étrange, c'est simplement une façon d'exprimer cette conscience aiguë de
ce qui ne vient pas de Dieu et qui éloigne de Lui.
Saint Antoine torturé par les démons, Sassetta 1423
Une dimension importante de ce combat est donc la purification du
regard12, qui seule permet de mener le bon combat, de voir l'adversaire.
Cassien insiste à ce sujet sur l'importance des frères. Il montre que, si
la vie anachorétique peut sembler plus parfaite que celle des cénobites,
car elle permet une plus grande solitude, et une contemplation de Dieu
plus continuelle dans le secret du désert13,
l'entraînement de la vie cénobitique est nécessaire dans un premier
temps. Le moine doit d'abord apprendre les rudiments de la vertu dans
l'obéissance à un ancien: celui-ci connaît, par son expérience, les
pièges qui menacent celui qui cherche à suivre le Christ. Il a le regard
déjà purifié pour guider son jeune frère sur ce chemin. C'est seulement
plus tard que le moine peut partir au désert «lutter contre les démons à
visage découvert».
Le soutien apporté par les frères dans ce combat est décliné encore par
Cassien sous deux autres formes. Dans la conférence sur l'amitié, il
montre que celui qui se fie à son propre jugement tombe très facilement
dans les illusions du diable. Il rapporte ces paroles de l'abbé Joseph:
C'était du temps que ma jeunesse me conseillait encore de vivre avec un
compagnon. Il me souvient que, très fréquemment, telle manière de voir
nous était suggérée sur la morale ou les Saintes Écritures, qui nous
paraissait la chose du monde la plus juste et la plus raisonnable. Réunis
ensuite, nous commençions d'exprimer tout haut notre sentiment. Or, après
avoir soumis à l'épreuve de nos communes lumières certaines affirmations,
il arrivait que d'abord l'un de nous les notât comme fausses et
périlleuses; puis bientôt, une commune sentence les déclarait
pernicieuses et portait condamnation contre elles. Cependant, elles
semblaient éclater comme la lumière auparavant, lorsque le démon nous les
inspirait; et elles auraient facilement engendré la discorde, si le
commandement des anciens, gardé par nous comme un oracle de Dieu, ne nous
eût prévenus contre toute dispute. Ils ont prescrit en effet, et posé
comme une sorte de loi, que ni l'un ni l'autre ne devait se fier plus à
son jugement propre qu'à celui de son frère, s'il ne voulait être abusé
par la fourberie du démon. (Conf XVI, 10)
Il exprime d'autre part la conviction14
que la prière les uns pour les autres est d'un grand secours dans la lutte
contre les démons, et que le combat de chacun profite à tous en
affaiblissant les attaques du tentateur. La sainteté des premiers moines
qui ont habité les déserts d'Égypte a préparé pour tous leurs successeurs
un terrain moins périlleux grâce à leur lutte première et à leur
expérience15. Ainsi, c'est l'Église tout entière qui se hâte vers le
Royaume et poursuit le combat, chacun des membres profitant des victoires
acquises par les autres.
Vers la paix
Il ne faudrait pas croire cependant que cette insistance de Cassien sur
la nécessité du combat spirituel estompe complètement le thème de la
paix. Au contraire, la recherche de la paix est ce qui donne sens au
combat spirituel, le but vers lequel il tend, et même le chemin qu'il
prend.
Au début de la première conférence, nous avons vu que Cassien énonce la
fin de la vie du moine: le royaume de Dieu, et le moyen d'y parvenir: la
pureté du coeur, la contemplation de Dieu. Cette dernière est ensuite
reprise sous le terme de tranquillité, «tranquillité de l'âme» toute
absorbée dans la contemplation de Dieu. C'est un peu plus loin qu'apparaît
le mot «paix», lorsque Cassien cite saint Paul: «Le règne de Dieu est
justice, paix et joie dans l'Esprit-Saint.»16
Cassien poursuit: «Si donc le règne de Dieu est au-dedans de
nous17, et qu'il consiste en la justice, la paix et la
joie, quiconque demeure en ces vertus est sans aucun doute dans le royaume
de Dieu. »18 La paix est donc présentée ici
comme un signe de l'accession au royaume, et on retrouve la tension qui
est déjà dans l'Évangile, et dans toute la vie chrétienne, entre un déjà
là: «quiconque demeure en ces vertus est sans aucun doute dans le royaume
de Dieu», et un pas encore, puisque nous ne vivrons pleinement dans le
royaume qu'après notre mort. De même, la paix est à la fois l'horizon de
la vie du moine, puisqu'elle appartient à celui qui demeure dans la vertu,
et qui s'est complètement affranchi des vices et du péché qui le
retiennent hors du royaume, mais également à notre portée dès maintenant,
puisque le règne de Dieu est au-dedans de nous.
Après cette première conférence qui présente par avance le but et
l'aboutissement de la vie du moine, Cassien entre dans les détails du
chemin qui y mène, le chemin de renoncement et de combat dont nous avons
déjà parlé. Il parle à nouveau de la paix seulement beaucoup plus loin.
Cependant, elle reste présente en filigrane dans tout cet enseignement,
puisque tous les combats sont ordonnés à la contemplation de Dieu en vue
du royaume, présentée dans la première conférence. La révérence de Cassien
pour la paix intérieure réapparaît lorsqu'il présente l'abbé Serenus:
«Toute la paix de son nom se réfléchissait en lui. Aussi le
distinguions-nous entre tous par une admiration mêlée d'une vénération
singulière.»19
Ensuite, les deux conférences
de l'abbé Isaac sur la prière reprennent ces thèmes plus longuement: au
début de la deuxième, Cassien et son compagnon demandent à l'abbé Isaac
une formule «à quoi nous puissions, après bien des circuits et des
courses errantes, rappeler notre esprit vagabond, et le ramener, comme au
port de la paix, après un long naufrage »20.
Cette demande est accueillie favorablement par l'ancien, signe que ce
désir de paix est bon et vient de Dieu.
C'est dans la première de ces deux conférences sur la prière que nous
trouvons une clef pour comprendre cette double insistance sur la paix du
coeur ardemment recherchée, et sur le combat à mener sans trève, lui
aussi recherché avec zèle par les moines: «Non contents d'avoir remporté
sur le diable une première victoire parmi la société des hommes, en
écrasant de leur talon ses pièges cachés, [les anachorètes]
convoitent de lutter contre les démons à front découvert et les
yeux dans les yeux. On les voit pénétrer sans peur dans les vastes
retraites de la solitude.»21 Dans cette conférence, l'abbé Isaac rappelle que « toute la fin
du moine et la perfection du coeur consistent en une persévérance
ininterrompue de prière. Autant qu'il est donné à la fragilité humaine,
c'est un effort vers l'immobile tranquillité d'âme et une pureté
perpétuelle.»22 Pour expliquer le moyen d'y
parvenir, il reprend l'image de la maison fondée sur le roc23:
Que si elle s'appuie sur de tels fondements, vienne le déluge des
passions, viennent les torrents furieux des persécutions, qui, comme un
bélier, battront les murailles, que les puissances adverses, tel un
ouragan sauvage, se ruent et se déchaînent: elle ne croulera pas; que
dis-je ? le choc ne réussira point à l'ébranler. (Conf IX, 2)
La paix ne consiste donc pas tant dans l'absence de lutte, de tentations,
de provocations de l'ennemi, que dans une tranquillité et une sérénité
inébranlables. Le moine, solidement enraciné dans le Christ vainqueur,
dédaigne les efforts des démons. Leurs sollicitations ne
cesseront pas, parce que l'homme est pécheur et ne peut rester absolument
pur de tout péché; mais à mesure que le moine s'enracine plus
profondément en Christ, leurs assauts l'atteindront de moins en moins.
La Jérusalem céleste --- Tapisserie de l'Apocalypse, Angers
La paix parfaite ne peut pas être obtenue dès cette vie. La
formule
définissant la perfection du coeur déjà citée plus haut précisait bien:
«Autant qu'il est donné à la fragilité humaine, c'est un effort
vers l'immobile tranquillité d'âme.»24 Seul le
Christ peut donner cette paix parfaite:
Au contraire, celui qui reste sujet, dans sa
chair, aux guerres de la concupiscence, ne jouira point de cette paix
d'une façon stable (...) jusqu'au jour où le Seigneur «fera cesser les
guerres jusqu'aux extrémités du monde, brisera l'arc et rompra les armes,
et consumera par le feu les boucliers.»25 (...)
Les arcs et les armes qu'il brisera, sont ceux dont les puissances du mal
se servaient contre cet homme, dans une guerre incessante du jour et de la
nuit, pour percer son coeur avec les traits enflammés des passions.
(...) Mais, jusqu'à ce que nous obtenions cette paix solide et durable,
nous devons nous attendre à de multiples assauts. (Conf XII, 6)
Cependant, là encore, il ne s'agit pas d'un constat d'échec; Cassien
met également en garde contre le découragement, et rappelle la promesse du
Christ que «quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et à celui qui
frappe, on ouvre»26. L'espérance qui conduit le moine sur ce chemin qui peut sembler
austère n'est pas seulement une espérance pour la vie future, mais elle
est déjà rassasiée par le centuple promis à ceux qui ont tout quitté pour
suivre le Christ27, et par les arrhes de l'union promise:
Pour «parvenir à l'état de l'homme parfait, à la
mesure de l'âge de la plénitude du Christ»28,
[l'homme] a besoin de veiller toujours avec une application extrême, de
déployer toute son énergie dans une sollicitude qui ne connaisse point de
relâche. Personne ne parviendra, dans la vie future, à cette mesure
pleine, hors celui qui, dès la vie présente, en aura nourri d'avance et
rempli sa pensée; qui, demeurant encore en ce siècle, en aura pris quelque
avant-goût; qui, marqué pour un membre très précieux du Christ, possédera,
même en cette chair mortelle, les arrhes de l'union qui l'attachera un
jour au corps du Seigneur; n'ayant qu'un désir, qu'une soif; dirigeant
tous ses actes, plus encore, toutes ses pensées vers un but unique: tenir
en gage dès ici-bas ce qui est dit, pour l'éternité, de la bienheureuse
vie des saints, et que pour lui se réalise la parole de l'Apôtre: «Dieu
tout en tous.»29 (Conf VII, 6)
Dans ce dernier passage, Cassien exprime très fermement l'idée que le but
de la vie du moine n'est pas seulement un but éloigné, comme un horizon
vers lequel il s'efforce de diriger ses pas. Il en est de même de la paix:
elle n'est pas seulement la récompense au bout du chemin, mais elle est
déjà présente tout au long de la route; elle n'est pas seulement à l'issue
du combat, mais déjà la meilleure arme pour avancer sur les pas du Christ.
Il ne s'agit pas en effet de lutter pour atteindre la paix une fois
que les tentations seront repoussées, mais de lutter en recherchant
la paix.
C'est ce que nous voyons particulièrement dans la conférence sur l'amitié.
L'abbé Joseph insiste tout particulièrement sur les vices que sont la
colère et la tristesse. Il faut donc non seulement bannir ces attitudes de
notre propre coeur, mais aussi chercher à guérir la colère que notre
frère a conçue contre nous avec le même empressement, se persuadant «que
tout, même ce que l'on estime utile et nécessaire, doit passer après le
bien de la paix et de la charité »30.
Cassien donne ensuite le conseil suivant à ceux qui désirent garder les
sentiments de l'amitié:
D'abord, quelles que soient les injures dont on
le charge, le moine gardera la paix, je ne dis pas seulement sur ses
lèvres, mais dans le fond de son coeur. S'il se sent troublé le moins du
monde, qu'il se contienne dans un absolu silence, et suive exactement ce
que dit le Psalmiste: «Je me suis troublé, et je n'ai point
parlé»31; «J'ai dit: je garderai mes voies, de
crainte de pécher par ma langue. (...) Je suis resté muet, et je me suis
humilié, et j'ai gardé le silence même pour des choses
bonnes.»32
Il ne faut pas qu'il s'arrête à considérer le présent; il ne faut pas que
ses lèvres profèrent ce que lui suggère, sur l'heure, une colère emportée
(...). Mais plutôt qu'il repasse en son esprit la grâce de la charité
passée; ou qu'il tourne ses regards vers l'avenir, pour y voir en esprit
la paix déjà refaite comme elle était devant; qu'il s'attache à la
contempler, dans le temps même où il se sent ému, avec la pensée qu'elle
va revenir sur le champ.
Il ne s'agit pas de lutter contre la tentation de la colère, de façon que
la paix revienne, mais de contempler déjà la paix revenue pour faire
reculer la colère. Il me semble que cette leçon, donnée ici dans le cadre
d'un enseignement sur l'amitié, possède une portée plus grande, et
qu'elle reflète une grande ligne de l'enseignement de Cassien.
C'est en effet la même idée qu'on retrouve par exemple dans la conférence
sur la fin de la pénitence. Certes, il faut, durant le temps de la
pénitence, se rappeler son péché et en éprouver du remords, mais il est
dangereux et mauvais pour l'âme de rappeler à dessein ses péchés une fois
que le souvenir s'en est assoupi après un long temps d'humble pénitence:
«n'arrive-t-il pas fréquemment aux gens dépourvus d'expérience, que,
revenant en pensée sur leurs propres chutes ou sur celles des autres,
comme pour les déplorer, la pointe subtile du consentement mauvais les
blesse; et ce qui avait commencé avec les couleurs de la piété, s'achève
dans une obscénité coupable: ``Il est, en effet, des voies qui paraissent
droites à l'homme, mais dont l'issue est au fond de l'enfer.'' Il suit,
que nous devons nous exciter à une louable componction, plutôt par
l'appétit de la vertu et le désir du royaume des cieux, que par le
souvenir funeste des vices.»33 C'est l'aspiration au royaume elle-même qui est
présentée comme le chemin à suivre pour se défendre des vices. La
pénitence et le souvenir du péché sont seulement une partie du chemin, et
ils n'ont qu'un temps; désirés pour eux-mêmes, ils ne seraient qu'un faux
chemin de purification. La paix au contraire restera, et elle a donc sa
place tout au long du chemin.
Quelle paix ?
Il nous faut maintenant revenir sur ce que Cassien dit des luttes qui se
jouent en l'homme sur le chemin de la perfection, afin de préciser la
nature de la paix qu'il invite à rechercher.
En effet, l'enseignement des Pères va très loin sur le sujet du combat
spirituel. Non seulement ce combat est nécessaire pour que l'âme
s'affranchisse des vices et repousse les tentations du démon, mais
Cassien explique --- à la suite de l'Écriture --- qu'il y a une lutte qui
est en quelque sorte une chance pour l'homme. Il s'agit des «épreuves
ménagées par la divine Providence»34.
Cassien rapporte:
C'est en vue de notre bien que nos membres eux-mêmes sont devenus un
foyer de guerre. Nous le lisons chez l'Apôtre: «La chair convoite contre
l'esprit et l'esprit contre la chair; ils s'opposent l'un à l'autre, en
sorte que vous ne faites pas tout ce que vous voulez.»35
Voilà donc une guerre nouvelle qui a gagné jusqu'aux fibres les plus
intimes de notre corps. Et je dis que c'est là l'effet d'une providence
divine. Lorsqu'une disposition se retrouve généralement chez tous sans
exception, comment y voir autre chose qu'un attribut devenu naturel en
quelque sorte à l'être même de l'homme après la chute ? Et dans ce
caractère inné, le moyen de ne pas reconnaître la libre volonté du
Seigneur, agissant, non pas certes dans le dessein de nous nuire, mais en
vue de notre bien ? Quelle est donc la raison de cette lutte entre la
chair et l'esprit ? L'Apôtre nous le déclare: «En sorte que vous ne
fassiez pas tout ce que vous voulez.» Or, si ce que Dieu a pris soin
d'empêcher, j'entends le loisir de faire tout ce que nous voudrions, se
produisait néanmoins, ne serait-ce pas un malheur pour nous ? Ainsi la
guerre qu'une disposition du créateur allume en nous a d'une certaine
manière son utilité: elle nous excite, elle nous force à devenir
meilleurs; et si elle venait à cesser, on lui verrait succéder une paix
funeste. (Conf IV, 7)
Toute la suite de cette conférence de l'abbé Daniel consiste en
l'explication de la citation de Paul. La lutte entre la chair et
l'esprit, c'est la lutte entre la chair qui tire du côté du
confort, de la surabondance de biens, et l'esprit qui désire au contraire
appartenir tout entier à Dieu, au mépris des besoins élémentaires du
corps de l'homme.
La concupiscence de l'esprit ne permet pas que l'âme s'emporte à des
vices effrénés; la fragilité de la chair ne souffre pas que l'esprit
s'enfle jusqu'à des désirs outrés de vertu. Impossible aux vices de toute
nature de pulluler; impossible aussi à la superbe, qui est notre maladie
première, de se déclarer et de nous faire une blessure plus grave encore.
Du combat suit l'équilibre; entre les deux excès, la voie des vertus est
ouverte, sage et modérée, voie royale pour conduire les pas des soldats
du Christ. (Conf IV, 12)
Ainsi, cette lutte interne est présentée comme nécessaire et bénéfique:
elle permet d'éviter aussi bien de céder à la facilité d'oublier les
exigences de la vie chrétienne, que d'échapper à l'orgueil qui précipita
les anges déchus, lesquels n'avaient pas la chair pour leur rappeler leur
faiblesse et leur état de créature.
C'est là un enseignement qui écarte fermement toute idée trop facile de
la paix. La paix apportée par le Christ ne peut pas être séparée du
combat contre les vices et les tentations. Il ne s'agit pas d'une voie
moyenne tiède et facile, mais d'un combat quotidien. Si la tranquillité du
coeur, la paix intérieure, restent bien le but de la vie du moine, et
s'ils sont déjà présents sur le chemin qui y mène, il ne s'agit pas de
n'importe quelle paix, et il est de plus rappelé que cette paix véritable
n'appartient pas à l'homme, qu'elle ne peut qu'être donnée par Dieu.
Cassien met en garde contre une paix trompeuse, qui n'est que le signe
d'une vie tiède:
Il paraît bien, par là, que cette sécurité et cette assurance dans
laquelle nous vivons aujourd'hui36 (...) ne
peuvent venir que de deux causes: ou bien la vertu de la croix, qui a
pénétré jusqu'au fond des déserts, et sa grâce, qui brille en tous lieux,
ont réprimé la malice des démons; ou bien notre négligence les a rendus
plus lents à nous attaquer; et, dédaigneux de déployer contre nous la
même véhémence avec laquelle ils sévissaient alors contre ces merveilleux
athlètes du Christ, la cessation même de leurs attaques sous des formes
visibles leur sert à nous tromper, et à nous infliger de plus cruelles
défaites. (Conf VII, 23)
Nous dirions sans doute aujourd'hui plutôt que la négligence nous rend
moins attentifs aux exigences de vertu; nous savons bien que les grands
saints sont aussi ceux qui se reconnaissent grands pécheurs, non parce
qu'ils commettent de plus grandes fautes, mais parce que, le regard plus
pur, ils voient jusqu'aux plus petites, et en éprouvent un grand remords,
conscients qu'ils sont de ces obstacles à la contemplation de Dieu.
La paix qui est poursuivie par le moine ne peut donc pas être séparée
d'une grande exigence de vérité. C'est seulement parce que le moine trouve
sa paix en Dieu, par-delà ses manquements quotidiens, que sa paix sera
vraiment profonde et qu'elle ne lui sera pas enlevée. Au contraire, celui
qui se satisfait d'une petite tranquillité sera ébranlé quand sa
conscience le réveillera.
Ce que Cassien nous rappelle ici, et que la vie des moines rappelle à
tous les chrétiens, par la radicalité dont elle fait preuve, c'est au
fond une facette de la grandeur de l'homme et de sa vocation. L'homme
n'est pas fait pour se satisfaire d'une petite vie tranquille, il est
appelé par Dieu à participer à Sa vie, à vivre de l'amour de Dieu, cet
amour qui est don parfait de soi. Ainsi, la vie du moine, tout entière
tournée vers la contemplation de Dieu, y compris au mépris de choses qui
peuvent être bonnes et parler, elles aussi, de Dieu, rappelle ce que dit
saint Augustin: «Tu nous a faits pour toi, Seigneur, et notre coeur est
sans repos, tant qu'il ne demeure en toi.»
Par le discernement des
esprits, cette lutte qui est au coeur de l'apprentissage du désert, le
regard se purifie, et le moine s'enracine en Dieu qui est la seule source
de paix véritable. Parce qu'il se tourne d'abord vers Dieu dans cette
recherche de la contemplation véritable, il découvre ce que sont la vie
et le monde dans une lumière nouvelle, pour porter sur eux le regard de
Dieu.
L'enseignement des Pères du désert est donc invitation à éprouver la
qualité de la paix à laquelle nous aspirons, et à ne pas nous satisfaire
de moins que celle qu'apporte le Christ ressuscité: la paix de celui qui a
vaincu la mort et reçu tout pouvoir, la paix qui n'est pas «à la manière
du monde»37, simple absence de conflit, mais
communion véritable: «Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et
moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous.»38
A.R.