Oubliez la science-fiction et les flingues :
Matrix, en vérité, parle de religion.
Steven Tomkins, traduit par P.L.
Cet article est paru dans l'hebdomadaire américain
The New Yorker en mai dernier.
La suite de Matrix est impatiemment attendue
par beaucoup de fans du film, fanatiques et passionnés de science-fiction,
comme par ceux qui aiment simplement la violence stylisée. Mais feront
aussi la queue devant les cinémas ceux qui voient en ce film une oeuvre
traitant de religion.
Des parallèles religieux à n'en plus finir.
À un moment calme du film, Néo, notre héros, discute avec l'un de ses
nouveaux équipiers, Cypher. Néo s'habitue peu à peu, d'une part, à l'idée
que tout ce qu'il a toujours cru savoir n'était qu'une illusion
soigneusement entretenue dans son esprit par les ordinateurs qui,
maintenant encore, maintiennent l'humanité en esclavage, et, d'autre part,
au fait que, selon Morpheus, il est Celui qui est destiné à nous délivrer.
« Et est-ce qu'il t'a dit pourquoi t'es là ? » demande Cypher.
Signe de tête affirmatif de Néo.
« Doux Jésus ! c'est génial ! alors comme ça, t'es là pour sauver le monde
! »
Et il s'avère que Cypher a raison sur les trois plans. Oui, Néo doit
sauver le genre humain. Oui, c'est là le travail d'un esprit génial qui
s'élève contre une gigantesque simulation informatique. Et oui, il est
Jésus.
Pronfondément symbolique.
Dans la plupart des films d'Hollywood, il serait ridicule de chercher un
quelconque sens caché dans de tels dialogues, qui ne paient pas de mine.
Mais Matrix n'est pas une production hollywodienne de plus.
Obnubilé par les effets spéciaux, le scénario de science-fiction, le
kung-fu, et les « flingues, beaucoup de flingues », l'on a tôt fait
d'oublier le fait que Matrix est aussi un film à dimension
spirituelle, saturé de symbolisme religieux.
Alors comme ça, t'es là pour sauver le monde ? La mission de Néo,
annoncée par les prophètes, est de révéler la vérité qui libèrera le genre
humain. Et si vous ne trouvez pas cela assez messianique, il donne sa vie
pour les autres, puis se relève de la mort plus puissant que jamais. Et le
film s'achève même par sa montée au ciel.
Et puis il y a ces petits indices répandus tout au long du film. La coque
de leur vaisseau porte une plaque où l'on peut lire : « Marc III No. 11 ».
Pour ceux qui n'auraient pas amené une Bible au cinéma avec eux, en Marc,
III, 11, on lit : « Chaque fois que les esprits impurs le voyaient, ils
tombaient à genoux devant lui et criaient : ``Tu es le fils de Dieu''. »
Parallèles.
Un autre parallèle est juste au début du film. Néo, le pirate
informatique, remets un disque de grande valeur à qui le lui avait
demandé.
Réponse : « Alléluia ! T'es mon sauveur, mec. Mon Jésus Christ personnel.
»
La liste des parallèles bibliques que la critique a décelés est sans fin.
On trouve des noms comme Trinité, ou Sion. On assiste à un baptême et à
un enterrement. Mais après ceux-là et quelques autres, cependant, les
parallèles mis en valeur deviennent plus contestables, et, parfois,
franchement ballots.
Le problème, c'est donc bien plutôt de réussir à déterminer le sens
« spirituel » du film, si cela est possible. Beaucoup y ont vu une
allégorie chrétienne, ce qui est assez naturel, puisque le film brode sur
la vie de Jésus. Mais nombreux sont ceux qui ne partagent pas cette
lecture, puisque manquent un bon nombre d'éléments proprement chrétiens.
Aucun Dieu.
Tout d'abord, il n'y aucune idée de péché, de repentance, de pardon, dans
Matrix. Au lieu de cela, la seule chose dont les gens aient besoin,
c'est d'être libérés de l'illusion, ce qui semble bien plus bouddhiste que
chrétien --- bien qu'aucune allégorie ne soit parfaite, et que peut-être
en conséquence il ne faudrait pas trop lire le film ainsi. Plus
sérieusement, aucun Dieu n'apparaît jamais. Au contraire la vie des hommes
est menée par un « destin ». Là encore, il s'agit plus de bouddhisme que
de christianisme, et d'autres critiques ont soutenu que ce film était en
fait un mythe bouddhiste dans un habit chrétien.
D'autres encore affirment que ce film est gnostique. Au second siècle
après J.C., beaucoup de gnostiques ont fait leur l'histoire de Jésus, mais
en en changeant radicalement le sens. Au lieu de nous sauver du péché, il
serait venu pour nous donner la « vraie » connaissance qui nous
délivrerait du monde matériel.
Et cette sortie du monde matériel est un point crucial. Car les
bouddhistes comme les gnostiques espèrent échapper de ce monde pour
accéder à une existence bonne, pacifique, désincarnée (ou même à une
non-existence); mais quand Néo s'échappe de la Matrice, il ne se retrouve
ni au Nirvana, ni au paradis. Il est sur une terre brûlée, bien plus
cruelle et bien plus tangible que la Matrice, et cette terre, il n'est pas
censé s'en échapper, mais la libérer. Et voilà qui de nouveau nous amène
au christianisme, qui proclame que le monde, dans l'ensemble, est bon, et
que même déterioré, il ne doit pas être abandonné, mais, bien au
contraire, réparé.
Melting pot.
Où donc tout cela nous mène-t-il ? la vérité (avec un « v » minuscule),
c'est que Matrix est un pot-pourri. Car quel est donc le contenu de
croyance de Matrix ? On ne peut le rattacher exclusivement à aucun
système religieux. Les frères Wachowski ont pris des ingrédients de
différentes recettes spirituelles dans notre monde de melting pot, et en
ont fait ce qu'ils ont voulu. Grand bien leur en fasse.
En fait il est bien difficile de réussir à faire dire au film quelque
chose de bien clair en matière de message spirituel. Il y a bien sûr
quelques
points indéniables : le thème du « réveil » est commun à toutes les
religions : « Ouvrez vos yeux à la dimension spirituelle de la vie. » Un
autre point, lui aussi sans controverse, est que, comme Néo, et
contrairement à Cypher, nous devrions préférer une vérité inconfortable à
une douce illusion. Plus controversé déjà, ce que dit Néo dans son
discours de conclusion, que nous sommes appelés à vivre une vie libre de
toute règle.
Mais le véritable but de tout ce qui a trait à la religion dans
Matrix, ce n'est pas de nous faire un sermon. C'est d'offrir une
quantité de différentes images et idées proprement religieuses, de les
mêler, et de voir le bon scénario qui peut en résulter. Dans une culture
dont on dit souvent qu'elle se désintéresse de la religion, Matrix
montre combien cette dernière peut s'avérer irrésistible.
S.T.