La Création, oeuvre d'artisan ou oeuvre d'artiste?
Sylvain Perrot
Qu'est-ce que la
création ? Une vaste question, sans doute. On peut
comprendre ce terme de deux manières différentes : soit il s'agit de la création comme état de fait, résultat d'une action entreprise, une Realität ; soit il s'agit de la création comme processus en train de se faire, une Wirklichkeit. C'est à ce second sens que je vais m'attacher dans cet article. Si la création est un processus, alors elle nécessite quatre causes, si l'on reprend la terminologie aristotélicienne : Aristote prend l'exemple de la statue du sculpteur. Il distingue la cause matérielle (le marbre), la cause formelle (la forme que va prendre la statue), la cause finale (le but visé) et la cause efficiente (le
sculpteur)1.
En ce sens, Dieu est la cause efficiente de la création, il en est le
moteur, c'est-à-dire celui qui met en mouvement, qui est à l'origine du
processus. Mais qu'est-ce qu'un sculpteur ? Dans l'Antiquité, on ne fait
presque aucune différence entre l'artisan et l'artiste : tous deux
utilisent la tékhnê, le travail manuel. Et pourtant,
aujourd'hui, ces deux professions sont nettement différenciées. Quelle
catégorie socio-professionnelle attribuer à Dieu ?
Création et Genèse
Le premier point sur lequel je voudrais attirer votre attention est le nom
qu'on donne à ce processus de la création. Deux termes entrent en
concurrence : Création et Genèse. Ils sont entrés tous deux dans le
langage courant et liturgique, on ne fait pas une grande différence entre
les deux. Et pourtant, étymologiquement, ils désignent deux réalités qui
s'opposent. Nous sommes en présence d'un terme d'origine latine
(Création) et d'un autre d'origine grecque (Genèse). Honneur à la langue
d'Hésiode.
Épopée, philosophie et Genèse
C'est en effet le premier poète du monde occidental à avoir mis par écrit
les légendes concernant la création du monde. Si Homère l'évoque
rapidement au cours de ses deux épopées, Hésiode y a consacré un long
poème : la Théogonie, ou Naissance des dieux. Après un
prologue consistant en une invocation à la Muse, Hésiode se lance dans un
vaste projet d'explication mythologique de la naissance du monde. Je parle
de naissance et non de création, car la pensée grecque est bien différente
de la nôtre. Selon Hésiode, un jour naquit Chaos, l'Abîme béant. Le terme
employé est egéneto, du verbe
gígnomai, qui
signifie devenir, et par suite devenir vivant, donc naître. Les Grecs se
heurtent à un sérieux problème : comment expliquer que tout d'un coup il y
ait de l'étant et pas plutôt rien, pour reprendre une formule chère à nos
amis philosophes. Hésiode ne se pose pas la question dans son poème : la
parole est d'argent, le silence est d'or...
Le chaos occupe une place majeure dans la pensée grecque, les cités
grecques passant leur temps à s'entredéchirer, quand elles ne sombrent pas
dans les guerres civiles. L'idéal recherché est donc un idéal d'ordre que
peuvent garantir les lois par exemple. La cité en effet doit être
construite sur le modèle du monde qui, lui, est bien organisé. Le terme
employé en grec est kósmos, dont la polysémie est
révélatrice. C'est à la fois le monde, l'ordre mais aussi la parure
(bijoux, vêtements...). Le chaos primordial ne pouvait donc demeurer.
On pourrait alors s'attendre à une conception proche de la nôtre :
un principe, qu'est pour nous Dieu, aurait pu le mettre en ordre. Des
penseurs grecs sont allés dans ce sens : certains ont écrit que le
principe du monde était Éros, habituellement dieu de l'amour, qui aurait
laissé tombé son arc et ses flèches pour symboliser les tendances de
rassemblement et d'aversion. Hésiode en fait partie. Mais comment
concevoir ce dieu surgi de nulle part ? C'est que justement il est surgi
de quelque part, du chaos dont on parlait il y a peu. Et là encore, le
verbe employé est egéneto, il naquit. Comment ? Nul ne le
sait. Du regroupement de la matière naquirent les premières divinités
que sont entre autres le ciel et la terre, qui donneront naissance aux dieux
que nous connaissons bien. Au moment où la pensée grecque pouvait rejoindre la
pensée judéo-chrétienne, c'est pour s'en éloigner encore... Tout est
donc
expliqué dans la mythologie grecque par la naissance, la genèse : l'être qui
naît est l'acteur et l'auteur de sa propre existence.
Certains penseurs, toujours grecs (on pensait beaucoup en ce temps-là), ont
essayé d'affiner cette idée. Ils attribuent en effet la naissance du monde à
l'organisation des différents éléments (eau, air, terre, feu) entre eux.
Très souvent ils en rajoutent un cinquième qui est justement le chaos.
Et c'est leur harmonisation qui fait naître le monde. Platon associe chaque
élément avec une figure géométrique simple en volume. Ce sont les fameux
polyèdres de Platon :
La théorie platonicienne des éléments
Aristote quant à lui essaie de comprendre comment les quatre éléments
interagissent. Le feu gagne les contrées éthérées (car il est considéré comme
sec et chaud), l'air est un peu en-dessous de lui car il est humide ce qui
l'alourdit. Viennent ensuite l'eau (froide et humide) et la terre (froide et
sèche). C'est donc cette hiérarchisation qui structure le monde. On s'est
demandé ensuite d'où venait la vie, et selon les penseurs, c'est tel ou tel
élément qui est placé à l'origine : pour Thalès, tout procède de l'eau par
exemple ; les Pythagoriciens se tournent plutôt vers le feu...
Cette conception de la naissance du monde a été mise en musique au
xviiiième
siècle par un violoniste français, protégé de Lully, du nom de Jean-Féry
Rebel dans une oeuvre intitulée Les élémens (c'est ainsi que le terme
s'écrit à l'époque). Le premier mouvement est consacré au Cahos (idem), et se
caractérise par des harmonies dissonnantes, plus qu'étonnantes, d'où naît
progressivement une mélodie rythmée, harmonieuse2.
Portrait de Rebel par Jean Moyreau, 1705 (détail)
Nous avons donc un gros problème d'interprétation ou de traduction dans la
Bible : comment expliquer en effet que le premier livre soit appelé Genèse ?
Alors qu'il s'agit bien plutôt de Création !
Christianisme et Création
Création est un terme latin qui désigne le processus consistant à faire
exister quelque chose. La pensée judéo-chrétienne résout ainsi le problème du
principe à l'origine du monde. C'est Dieu qui a donné l'impulsion originelle.
Mais d'où vient Dieu ? C'est là que se trouve la grande originalité des
religions monothéistes : elle consiste à avoir inventé un nouveau concept qui
n'existait pas dans la pensée grecque. C'est tout simplement celui d'éternité.
Dieu est de toute éternité, ce qui n'est pas pensable pour un Grec : il y a
forcément un début à tout. Les Grecs sont plus enclins à concevoir une sorte
d'éternité dans le futur qu'est l'immortalité, mais pas dans le passé. Dieu est
donc créateur, cause efficiente selon la terminologie aristotélicienne.
C'est peut-être la dialectique entre Création et Genèse qui permet de
mieux cerner la question de la double création : pourquoi Dieu fait-il
naître Ève d'Adam au lieu de la créer de la même manière qu'Adam ? On
trouvait une double naissance dans la pensée grecque : naît le Chaos et de
lui naît Éros, le principe qui va l'organiser. Mais dans la Bible, il ne
s'agit pas de double naissance, mais de double création. Quelle différence
faut-il faire ? Dans le cas grec, cela signifie que le Chaos porte en son
sein le principe qui va le faire accoucher du monde. Dans la pensée
judéo-chrétienne, il se passe autre chose. L'homme n'enfante pas la femme
: elle est tirée de sa côte. Comment interpréter cet acte créateur ?
L'homme qu'est Adam a besoin d'un autre lui, et non d'un autre que lui
(sinon, Dieu aurait créé un autre être). Si la femme naît de l'homme,
c'est qu'elle en fait partie intégrante. Si Dieu avait créé la femme à
côté de l'homme, elle ne participerait pas du même genre : la femme a reçu
l'humanité en partage. L'humanité n'a pas deux corps, elle a deux visages.
Et c'est cet ultime acte créateur qui assure la transition entre la
Création et la Genèse. Car le livre de la Genèse ne traite pas que de la
Création à proprement parler : il y est question de la Genèse de
l'humanité à partir des deux êtres créés. Ce n'est donc pas un hasard si
c'est dans ce livre que Dieu s'adresse à Abraham en lui promettant une
descendance aussi nombreuse que les grains de sable.
La création, une oeuvre d'artisan?
Je ne puis me résoudre à concevoir ce monde sans l'existence d'un Grand
Horloger. Vous avez sans doute reconnu celui qui se cache derrière cette
idée. C'est Voltaire à qui nous devons cette représentation de Dieu comme
un horloger. D'autres ont fait de lui un architecte... Mais il est
toujours resté dans la même catégorie socioprofessionnelle : l'artisanat.
Que veut dire Voltaire ? C'est que le monde est drôlement bien structuré,
même s'il y a quelques dérapages de temps en temps... La nature est
soumise à des lois immuables auxquelles il n'y a presque pas d'exceptions
! Quel bonheur... Le livre de la nature est écrit en langue
mathématique : quels sont les anciens khâgneux qui n'ont jamais entendu
parlé de ce sujet d'oral de philo : «Dieu est-il mathématicien ? ».
Voilà Dieu promu scientifique ! Comment alors faut-il concevoir Dieu ? En
blouse blanche au milieu de produits de toutes les couleurs ? La règle et
le compas à la main ?
Le chant XVIII de
l'Iliade3
Qui dit création dit production. Produire, c'est faire. Le terme grec
correspondant est poiéô, qui entre autres a donné notre
poète. Je
lui ferai un sort dans ma troisième partie. Mais en grec, il n'y a pas que le
poète qui produit. Ce terme désigne tous les artisans qui fabriquent quelque
chose : du potier au charpentier en passant par le forgeron. C'est ce dernier
qui m'intéresse ici. Car il est un poète --- grec, pour changer --- qui a
comparé
la création à un bouclier. Certains d'entre vous voient le monstre qu'ils
croyaient avoir occis en khâgne revenir à la surface et d'autres se demandent
ce que je raconte... Oui, c'est bien lui, c'est le bouclier d'Achille
dont
je vais parler (je laisserai de côté, que les latinistes m'excusent, la
version latine que l'on trouve dans l'Énéide).
Nous sommes au chant XVIII de l'Iliade. Patrocle, vêtu des armes
d'Achille (lequel boude toujours dans sa tente), a décidé d'affronter Hector,
le guerrier le plus valeureux de l'armée troyenne. Bien mal lui en prit, car il
n'est jamais revenu de ce combat. Achille a perdu un ami (et plus car
affinités) et aussi... ses armes, qu'Hector s'est empressé de prendre.
Or
il n'a qu'une idée en tête : venger la mort de Patrocle. Il appelle sa mère
Thétis, divinité marine : celle-ci s'en va trouver le forgeron des dieux,
l'illustre Boîteux, comme l'appelle Homère, Héphaïstos. Et le voici en
train de forger un bouclier d'une facture exceptionnelle. Et Homère de nous
décrire ce fameux bouclier qui fait le bonheur des profs de grec à la
recherche d'une version... Car ce qu'Homère nous décrit, c'est tout
simplement le monde !
Poésie du monde et monde de la poésie
Voici les premiers vers : «Il y figure la terre, le ciel et la mer, le
soleil infatigable, et la lune en son plein, ainsi que tous les astres
dont le ciel se couronne, les Pléiades, les Hyades,
la Force d'Orion, l'Ourse --- à laquelle on donne le nom de Chariot ---
qui
tourne
sur place, observant Orion, et qui, seule, ne se baigne jamais dans
les eaux d'Océan ». Ensuite et en résumé, il représente
différentes activités humaines comme le mariage, la justice, la guerre,
les travaux des champs... Voici comment la description (dite
ekphrasis lorsqu'il s'agit de la description d'une
oeuvre d'art) s'achève : «Il y met enfin la force puissante du
fleuve Océan, à l'extrême bord du bouclier solide ». Si je
vous ai cité le début et la fin, c'est parce qu'ils montrent
comment s'organise le bouclier. Au centre, dans la «bosse », sont
figurés les éléments cosmiques que nous avons vus : cette bosse
domine l'univers dont le bouclier est l'image. D'où la fin : les Anciens pensaient
en effet le monde comme un disque, la terre étant entourée d'eau,
sous la forme du fleuve Océan circulant à la périphérie.
Tentative de
restitution du bouclier d'Achille
par Boivin au xviiiième
siècle
Or il est intéressant de constater que dans la culture chrétienne la Création
a souvent été représentée sous forme de cercles concentriques, en particulier
dans le monde byzantin. C'est un sujet qui était particulièrement apprécié
pour le décor des coupoles. On en trouve un magnifique exemple dans la
basilique St Marc de Venise.
Pourquoi une telle forme ? C'est que la Création est perçue comme un tout à la
fois organisé, ordonné, hiérarchisé. Les Grecs avaient déjà le sentiment de la
création comme une oeuvre parfaite, produit d'un auteur divin. La
description homérique situe donc au centre tous les éléments cosmiques, car
c'est sur eux que se règle la vie des hommes. On retrouve la tripartition
traditionnelle entre la terre (domaine d'Hadès), le ciel (domaine de Zeus) et
la mer (domaine de Poséidon). Nous avons donc ici une représentation de
l'espace, cadre d'existence des hommes et des choses qui les entourent. C'est
donc tout naturellement qu'on a ensuite une représentation du temps : Hélios,
le «soleil infatigable », rythme les journées par la course de son char,
et laisse sa place à Séléné, la «lune en son plein » pendant la
nuit. Viennent ensuite les étoiles, qui suivent un mouvement régulier, présidant à
l'ordre du monde. A la périphérie en revanche se trouve le fleuve Océan qui
entoure la terre des hommes : ceux-ci ont ainsi une place particulière dans
la création. Car si l'on considère ce bouclier merveilleux, on se rend compte
que la place dévolue aux hommes est bien supérieure. C'est ce dont rend compte
aussi la poésie homérique, le nombre de vers étant lui aussi bien supérieur.
En effet, nous avons des descriptions très précises, très détaillées des
différentes activités humaines. Sont en particulier représentées deux
activités majeures : la paix et la guerre. Et Homère de décrire un procès en
cours, un mariage, la prise d'une ville...
C'est là qu'on rentre dans ce qui fait difficulté : voilà une description
bien invraisemblable. Car Homère nous décrit non pas seulement des
actions prises sur le vif, mais bel et bien des actions menées du début à la
fin : on voit les bergers arriver, les ennemis se cacher dans les buissons,
puis lancer l'assaut et enfin égorger bêtes et hommes. Le cinéma est né avec
Homère ! Car la création n'est pas statique : lorsque l'artisan produit un
objet, il y a peu de chances pour qu'il se mette à marcher, à parler...Mais Dieu l'a fait ! Dieu n'est donc pas seulement artisan, il est aussi
artiste.
La création, oeuvre d'artiste ?
Nous voilà donc au coeur du problème. Créer c'est bien, mais il est clair
que ça ne suffit pas pour avoir un monde qui ressemble au nôtre. Car Dieu ne
fait pas que créer, il donne vie. Et c'est pourquoi nous avons bel et bien
une Genèse, car Dieu donne naissance. Or on disait des statues de Dédale
qu'elles donnaient l'impression qu'elles allaient se libérer de leurs liens
pour se mettre en mouvement. On leur attribuait un souffle de vie. L'artiste
n'est pas qu'imitateur, il est créateur, c'est-à-dire qu'il fait être un monde
qui n'existait pas auparavant. Il me semble que cette idée est essentielle
pour comprendre la Création.
La Création, chef-d'oeuvre inconnu ?
Je vous propose de quitter la sphère du monde antique pour vous plonger au
coeur du xixième siècle, à une époque où l'essence de l'art
est interrogée
par de nombreux auteurs. C'est Balzac dont je vais vous parler car il me
semble que le titre d'une de ces nouvelles peut être appliquée à la
Création : c'est à mon sens le chef-d'oeuvre inconnu.
De quoi s'agit-il dans cette nouvelle ? Balzac nous emmène au
xviiième siècle,
dans l'atelier d'un grand peintre du nom de Frenhofer. Vous ne le connaissez
pas ? Mais le nom de son apprenti vous sera familier, si vous avez déjà
fréquenté les galeries de Versailles ou du Louvre. Car ce n'est autre que
Poussin, alors en quête de savoir, et pas encore le génie que nous
connaissons. Frenhofer est un peintre brillant, qui fait l'objet de moult
louanges chez ses pairs. Jusqu'au jour où, pour son malheur, il décide de
faire un portrait réel d'une femme. Il veut peindre la femme, la faire être.
Il y passe de longs mois... mais un jour, il annonce à ses deux
apprentis
qu'il a fini son chef-d'oeuvre. Poussin tombe émerveillé devant une
peinture. Et c'est alors que tout bascule. Car ce chef-d'oeuvre n'est pour
Frenhofer qu'une croûte, disons le mot. Et il dévoile ce qu'il pense être un
chef-d'oeuvre. Mais que voient nos deux compères ? Les phrases de Balzac
sont terribles. Ce n'est que chaos de couleurs et pâtés un peu partout (les
archéologues auraient de quoi faire une belle stratigraphie !). Partout ? Non,
un petit coin résiste encore et toujours... C'est un «fragment
échappé
à une incroyable, à une lente et progressive destruction »: un admirable
pied selon les deux apprentis, un raté selon leur maître. Et Frenhofer de se
lancer dans un long discours sur la valeur de son oeuvre... Mais ses
apprentis lui font remarquer que cette toile n'était qu'une femme
imaginaire. Voici comment se clôt la nouvelle :
Frenhofer contempla son tableau pendant un moment et chancela.
--- Rien, rien! Et avoir travaillé dix ans !
Il s'assit et pleura.
--- Je suis donc un imbécile, un fou ! je n'ai donc ni talent, ni
capacité,
je ne suis plus qu'un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher !
Je n'aurai donc rien produit.
Il contempla sa toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec
fierté, et jeta sur les deux peintres un regard étincelant.
--- Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux
qui voulez me faire croire qu'elle est gâtée pour me la voler ! Moi, je la
vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle. [...]
Frenhofer recouvrait sa Catherine d'une serge verte, avec la sérieuse
tranquillité d'un joailler qui ferme ses tiroirs en se croyant en
compagnie d'adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard
profondément sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit
silencieusement à la porte de son atelier, avec une promptitude
convulsive. Puis il leur dit sur le seuil de son logis : --- Adieu, mes
petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus, inquiet, revint
voir Frenhofer, et apprit qu'il était mort dans la nuit, après avoir
brûlé ses toiles.
Contrairement à Frenhofer, Dieu ne s'est pas suicidé. Qu'est-ce qui fonde
alors la différence ? Intéressons-nous d'abord au titre que Balzac a
choisi pour sa nouvelle. Pourquoi Balzac nous parle-t-il d'un
chef-d'oeuvre inconnu ? Faut-il y voir un oxymore ? On pourrait ainsi
émettre
l'hypothèse, alors paradoxale, d'un chef-d'oeuvre authentique mais qui
n'est pas reconnu comme tel, ou plutôt qui ne rentre pas dans nos
catégories de jugement esthétique. On ne serait pas capable de voir le
chef-d'oeuvre là où il est, car il bouscule toutes les catégories.
Barthes disait du chef-d'oeuvre qu'il fait toujours scandale. Cette
nouvelle deviendrait en quelque sorte un plaidoyer pour le génie, non pas
un génie méconnu mais inconnu. C'est-à-dire que nous n'en soupçonnons pas
l'existence. Or qu'est-ce que la Création sinon ce chef-d'oeuvre
inconnu ? Car c'est cela que veut Frenhofer dans sa toile : créer le
vivant. Et c'est bien ce qui cause sa perte : celui qui fait preuve de
démesure, qui s'érige à l'égal de Dieu sombre dans la folie. Car la
Création est le chef-d'oeuvre inconnu, et elle est condamnée à le
demeurer. Elle reste un profond mystère...
La Création, incarnation du Logos
Mais c'est un mystère qui a du sens, qui fait sens. La Création est Vie,
car elle est Parole de vie. La Création, c'est le Logos incarné : Raison
et Parole. Souvenez-vous du début de l'Évangile selon St Jean : «Au
commencement était le Verbe ». En effet, pour créer, Dieu parle. Il
fait exister la chose en lui donnant un nom. C'est le cas dans la pensée
égyptienne aussi : les Egyptiens pensaient que l'homme n'avait pas
inventé les mots, mais qu'il les avait découverts. Et pour ceux qui parmi
vous connaissent Platon, on n'est pas loin du Cratyle : le langage
fait être les choses, il les rend présentes. C'est ce que Diogène
raillait : quand tu dis chariot, un chariot passe par ta bouche... Une
oeuvre d'art est investie, bien plus que d'un «message », d'un
sens. Elle ne veut pas dire, elle dit tout simplement. L'artiste crée du
sens et le matériau qu'il emploie est le Logos, lequel recouvre les
formes, les couleurs, les mots... jusqu'aux êtres vivants. Et c'est ce
qui fait que l'art n'est pas que technique, mais aussi le style (toute
ressemblance avec une phrase déjà dite est fortuite)...
Que répondre alors à notre question initiale ? Sans nul doute, Dieu est
artisan, et pas un des plus mauvais... Rappelons qu'Adam est né de
l'argile, ce que montrent bien les représentations byzantines : Adam y
est figuré comme un homme au teint plus qu'hâlé.
Mais Dieu est aussi artiste, plutôt génial... Il a une maîtrise
parfaite du Logos. Et pourtant, on le sent, cette définition ne suffit
pas.
Dieu est encore plus que cela, puisque contrairement à celles des
artisans et des artistes, ses oeuvres sont douées de vie voire d'une
conscience dans le cas des hommes. Mais alors, quelle est la profession
de Dieu ? Peut-être tout simplement créateur de la vie... En d'autres
termes, ce n'est pas un créneau très porteur : il semblerait bien qu'il
n'y ait qu'un poste, et il n'est pas près de se libérer. Ceux qui ont
essayé ont plutôt mal fini : Frenhofer en a fait les frais...
S.P.