En paix avec la création
Jérôme Levie
La création serait-elle un concept périmé, un gadget
métaphysique dénué de toute attache concrète, ou encore un bouche-trou
pour expliquer l'origine de l'univers ? Nous essaierons de voir combien,
au contraire, cette réalité de la création se fait sentir dans notre
expérience quotidienne et commande des attitudes intérieures et
extérieures de notre part. Que nous soyons créés dans le Verbe n'est pas
relation de simple origine, mais d'in-existence dans le partage des
douleurs d'enfantement de la création. Le lien avec celle-ci n'est pas à
briser (étant sauve la nécessité de se libérer de toute attache pour
s'élever vers Dieu, ce qui est la condition même pour discerner Son doux
visage en Sa création) mais à assumer et à conduire là où le Fils
récapitule en Lui «toutes les choses terrestres et célestes, incorpore
dans son corps mystiques tous ceux qui le veulent, irriguant tous les
rameaux avec le sang du corps mystique»1, ce lieu étant à la fois liturgique
et eschatologique.
Toute créature Le révèle, par l'être même qu'elle Lui
emprunte, en criant qu'elle n'est pas Lui2
Dès notre premier souffle, nous nous vivons êtres créés, expérimentant que
nous ne sommes pas notre propre origine. La vie non seulement nous est
donnée mais est un don hors duquel nous ne sommes rien. Notre relation de
dépendance au Créateur est radicale, essentielle, actuelle : dépendre de
Lui est notre condition, le contenu même de notre existence. Nous Lui
sommes entièrement relatifs, dans notre être, nos jugements et
connaissances. Dans cette insuffisance ontologique, du don originel de la
vie jaillit spontanément et inconsciemment, comme une réponse à Son don
d'amour, l'affirmation de Dieu par l'esprit, « par le simple fait de son
existence, de son exercice et de sa cohérence »3, comme par chaque acte, connaissance,
jugement ou vouloir, qui suppose au réel une solidité ou un sens et prend
ainsi secrètement appui sur Dieu et Son amour, sur l'Absolu, plus réel que
tout réel et toute représentation. Cette affirmation de Dieu ne fait
qu'un avec la vie de l'esprit car il s'agit d'accepter la vie4. Et l'athée est souvent idolâtre, qui veut
rapporter à n'importe quoi plutôt qu'à Dieu son indestructible notion de
Lui. Or nier Dieu est contredire le principe de tout acte d'esprit : « Il
faudrait pouvoir, du même coup, cesser de vouloir et de penser. Il
faudrait cesser de parler. » Cette affirmation primordiale et
transcendantale n'étant pas consciente, cette contradiction suprême est
possible, qui nie l'être et sa vie, sa condition d'existence5 et le
principe de sa présence à soi-même. La première approche du mystère de
Dieu est donc la prise de conscience de notre propre mystère, mystère de
notre être, de notre être créé, mystère de l'esprit qui est mystère pour
l'esprit, théophanie dans lequel Dieu s'affirme et l'esprit affirme Dieu.
Mon âme crie après toi, mon Dieu ! (Ps
42 2)
La rumeur de notre origine s'exprime en tout homme par un désir, un désir
très intime de se donner à quelqu'un de plus grand que nous, un désir
naturel d'une fin surnaturelle --- voir Dieu --- qui nous meut puissamment
mais dont nous ne cernons ni l'origine ni l'objet. Cette espérance
métaphysique est indéracinable; y renoncer serait renoncer à notre
finalité propre, constitutive de notre être. Seule la Révélation nous
éclaire pleinement (car l'appel de l'Amour divin dépasse le concevable) :
formés à l'image de Dieu, nous sommes créés pour Lui, qui a le désir
d'honorer Sa créature au-delà d'elle-même, de ses mérites, de ses
possibilités naturelles. Pour la moindre connaissance de Celui qui est,
nous renoncerions à toute autre connaissance ou possession... qui ne
comblerait pas : « Notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose en
Toi. »6 Nous ressentons cette
attirance d'une Présence, dont nous ne pouvons ni ne voulons nous emparer
--- un amour forcé ne peut nous satisfaire, comme Lui nous désirons le don
mutuel absolument libre. Cet appel vers Lui, vers Sa parole, cet appel à
s'orienter vers plus grand que nous, est le sceau substantiel d'une
relation ontologique singulière avec Lui. Au désir correspond la promesse
d'un don bien plus grand, d'une béatitude os ad os transcendant
toute investigation rationnelle. L'être qu'Il nous appelle à
être en renaissant dans le Christ, dans Sa Vie trinitaire, cette grâce de
l'adoption, donum perfectum et imago recreationis, dépasse
suréminemment l'imago creationis, le datum optimum.
Nous sommes libres de ne pas y répondre, de céder à la tentation
luciférienne de l'identification à Dieu, au fantasme d'autocréation,
à la tentation de l'avilissement. Car il nous est difficile de
reconnaître notre dépendance, notre instabilité ontologique
constitutive. Mais « croire au créateur du monde, c'est affirmer dans une
confiance lucide que le monde et l'homme ne sont pas inexplicables
dans l'origine ultime, que le monde et l'homme ne sont pas jetés
absurdement du néant dans le néant, mais qu'au total, ils ont sens et
valeur, qu'ils ne sont pas chaos mais un cosmos, que, en Dieu leur fondement
et leur auteur premier, leur Créateur, ils ont aussi leur première et
leur ultime sécurité »7. La vérité de notre être, à la fois
'emet, solidité, constance, et aletheia, ouverture, absence
de repli sur soi, trouve son origine en Lui, dont l'objectivité fonde
notre subjectivité. Dans nos relations d'amour, reflets de la
circumincessio trinitaire, par la « capacité passive d'accueil qui
est au fond de la structure de notre personne »8, par nos paternités,
se manifeste la Trinité, principe de notre substance (principe originel),
de notre complément formel (image) et de notre cohésion (opération), qui
configure nos facultés et leurs vertus, l'unité de la mémoire, la vérité
du penser, de l'intelligence, la bonté du vouloir et de
l'aimer9. À nous ensuite, de
reconnaître « cette lumière incréée, nous illuminant au plus intime de
notre esprit », sans laquelle nous ne serions pas regard, afin, dans un
mouvement répondant à l'amour de Dieu qui nous a aimés le premier, de
devenir toujours davantage Image de Dieu.
Un élan vital puissant qui nous envahit et nous prodigue unité et densité,
une décision qui nous montre notre liberté suscitée et portée par celle de
notre Créateur, le travail de la grâce, discret et patient, reconnu une
fois son mûrissement accompli, ou subit, dans la prière, l'inspiration ou
l'intuition, la vocation et les remises en questions, le pardon accueilli
et donné, les derniers instants de la vie, le mystère de la vie, de la
gratuité qui nous paraît impossible et qui pourtant existe, la Parole
ruminée inlassablement nous éclairant tout à coup, la joie d'être qui
éclate, immense, tout cela s'origine dans l'acte créateur de Dieu. Une
innocence, une sagesse se fait alors jour qui nous remet à notre juste
place, conscients que notre vérité nous échappe, que nous sommes traversés
par le souffle du Christ, notre seul roc, sans qui nous ne pouvons rien
faire. Merveille de notre propre vie qui nous vient d'un Autre, d'un
Autre plus intime en nous que nous-mêmes, vers qui nous nous sentons
appelés10.
Le sort de l'homme et le sort de la bête sont un sort
identique (Qo 3 19)
L'homme donc comme toute créature est signe d'un principe dont il dépend.
Entre lui et la création, existe une communauté d'origine, de soumission à
la loi de caducité et de souffrance; de naissance, de vie et de mort avec
les vivants. L'acte créateur, cause efficiente, exemplaire et finale,
inaugure la communication entre créatures et Créateur; de Son bon vouloir
dépendent leur existence et leur subsistance. L'homme, fait de chair,
être fini, néant radical vis-à-vis de l'être causa sui, est de plus
depuis la chute compagnon de l'esclavage gémissant de la nature déchue.
Les hommes cependant débordent toute autre espèce par leur ouverture
congénitale sur l'universel, par leur caractère de reflet privilégié et
individuel du Créateur, par leur participation à Son
intelligence11. Sujet d'une attention toute particulière de Celui-ci12, l'homme est temple de l'Esprit au sein du
temple de la création, image substantielle de Dieu, appelé à la liberté
par la connaissance bienheureuse de la vérité, la louange et le service de
son Créateur --- même s'il se rabaisse à l'esclavage de l'idolâtrie, à
l'amour du monde ou à ses passions.
Si le monde est le livre écrit au dehors, fait de « vestiges » selon
Bonaventure, l'image du Créateur, la lumière de Sa face, est inscrite en
la créature spirituelle, ce livre écrit au dedans, et nous sommes appelés
à la reconnaître dans le visage de chacun, qui révèle une âme et crie:
«Aime-moi!» (Lévinas). Avant même l'Incarnation qui fait de chaque homme
un visage du Christ, l'homme contient toutes choses dans sa visée, est un
miroir qui les reçoit et les représente, possédant «la nature de la
lumière pour juger des réalités, car le monde entier s'inscrit dans
l'âme»13. Il est solidaire de la nature mais
la transcende, supérieur par le mystère plus grand que lui-même qu'il
renferme dans sa nature et sa vocation, qui est précisément d'amener le
monde au-delà de lui-même, en s'associant au mystère de l'Incarnation et
de la Résurrection pour devenir manifestation transparente de Dieu.
Il a établi les cieux par l'intelligence (Pr
3 19)
Après l'exercice de la connaissance de soi, la considération des
créatures, et par elles de la grandeur et de l'excellence de Dieu, est la
première étape dans le chemin spirituel pour Le connaître, l'universalité
des choses étant une échelle vers Dieu adaptée à notre condition.
«Exemplaires ou plutôt copies, à la portée de nos esprits encore grossiers
et sensuels, [ils sont] destinés à les faire passer de l'univers sensible,
qu'ils voient, au monde intelligible, qu'ils ne voient pas, comme on passe
du signe au signifié.»14 « Ce qu'il y a d'invisible depuis la création du monde se laisse
voir à l'intelligence à travers ses oeuvres.» «Toutes les choses
créées, en tant qu'effets de Dieu, suggèrent leur cause», dans leur
indigence. Leur vanité, instabilité, variabilité, «postulent l'existence
de la vérité, de l'être parfaitement stable et simple.»15 Dans le cantique spirituel de Jean de la Croix, l'homme
interroge les créatures sur son Ami; l'explication examine les « traces du
pas de Dieu » dans l'esprit, révélation subjective, et dans le cosmos,
révélation objective. Il a créé l'univers pour qu'il Lui soit aimable et
pour que tout y témoigne de Son verbe, modèle des choses et Image du Père.
Le monde ne peut contenir la lumière divine, mais celle-ci éclaire chaque
détail diversement.
Ô forêts et fourrés épais plantés par la main de l'Aimé;
Ô pâturage de verdures de fleurs émaillé, dites s'Il est passé par vous !
En répandant mille grâces Il est passé par ces bois touffus en hâte,
et, les regardant, avec Sa seule figure Il les laissa vêtus de
beauté.16
Pour Bonaventure, à la suite d'Hugues de Saint-Victor, Dieu crée par Sa
puissance, gouverne par Sa sagesse et conserve par Sa bonté, les trois
agissant inséparablement. Le monde, réglé «avec mesure, nombre et poids»
(Sg 11 20), en est l'étalage. « Dieu ne parle pas seulement par
des paroles, mais aussi par des faits, car, pour Lui, dire c'est faire, et
faire c'est dire »; la création est l'oeuvre de théologie symbolique
du théologien primordial, exemplaire éternel et raison de toute chose,
archétype et fin de toute créature, qui la meut et l'attire. Toute
créature, créée par le Père, engendrée dans le Fils et spirée dans
l'Esprit, guide « vers le Dieu éternel l'âme du sage et du contemplatif »,
car Ses oeuvres sont « comme une ombre, un écho et une image; elles
sont des vestiges, des symboles et des représentations, qui nous sont
offerts pour nous élever à la contuition de Dieu, en tant que signes
divins »17.
Gloire à Dieu seul ! Son nom rayonne en ses
oeuvres !18
Pour Bonaventure, la théologie est une échelle vers Dieu, suivant les
modes symbolique, spéculatif et mystique. Les choses peuvent être vues
comme des signes, rôle auquel elles sont ordonnées dans la manifestation
créatrice. Tous les êtres sont créés pour Dieu, mais ceux ne pouvant
recevoir l'illumination divine et se tourner librement vers Lui, «ne Lui
sont ordonnables que par la médiation des créatures
raisonnables»19 et sont par là-même aptes à servir d'instrument pour
signifier l'être et l'agir divin. « En l'état d'innocence l'homme avait la
connaissance des choses créées et par leurs représentations était porté à
louer Dieu, à l'honorer, à l'aimer. » Cette échelle naturelle ayant été
brisée par Adam, l'Écriture, nous invitant à lire dans la nature comme
dans un livre sacré, réordonne le monde entier à la connaissance, la
louange et l'amour de Dieu, assumant images et métaphores des choses «afin
de nous enseigner, par elles, la sagesse qui nous dirige vers les choses
éternelles». Elle ne restaure ni ne remplace le livre de la nature mais
s'ajuste au monde et au regard détérioriés, fournit des symboles, des
fragments de tesserre, signes de reconnaissance pouvant coïncider avec
d'autres, reconstitue le sens. Au théologien d'ordonner les éléments
créées à l'Écriture pour établir une échelle du terrestre au céleste. Il
faut pour cela un regard situé à l'extrémité ; et ce regard est la foi, qui
« est à la jointure », nous donne le livre et le pouvoir de le lire :
par les yeux de la foi « nous comprenons que les mondes ont été formés par
une parole de Dieu, de sorte que ce que l'on voit provient de ce qui n'est
pas apparent ». Sans elle, « garantie des biens que l'on espère, preuve
des réalités qu'on ne voit pas », nos mains sont
amputées20.
La création visible dans laquelle Il est entré est
unie à Lui d'une manière nouvelle21
Cette symbolique culmine et prend sa source en l'Incarnation, et en les
sacrements, qui transfigurent la vie, ses joies et ses souffrances,
répandant dans la création la fécondité débordante de l'intimité
trinitaire, transformant substantiellement les éléments nécessaires à la
vie du corps22.
Le Christ, foyer immense de la Révélation, unique clef désormais pour lire
la multitude du créé, rassemble en Lui toutes les théophanies. Son union
hypostatique fonde tout symbole liant réalités corporelles et réalités
spirituelles. Il rend à l'âme la rectitude de son triple regard, vers
elle-même, l'extérieur et le transcendant23, restituant les conditions
épistémologiques de la théologie symbolique. Le symbole est
reconnaissance (ainsi des confessions de foi)24, reflet suggérant le modèle, et
cette transposition des noms des choses sensibles sur le divin qui permet
de signifier l'invisible à travers le visible est possible à partir des
expériences externes ou internes, processus psychiques, événements ou
actes sociaux; émotions, formes ou outils. Mais le symbole
primordial25 est la personne du Verbe faite
chair, rassemblant nature humaine et nature divine dans le sein de Marie,
image de l'Église, qui recueille (Luc 2 19 : sumballouse)
l'enseignement de son fils dans son coeur. Le Fils nous donne la clef
de ce que nous sommes, mais est aussi le chemin de ce que nous sommes
appelés à être, en nous faisant don de Son être. Devenus par le baptême
créatures nouvelles26, nous pouvons, en union au Verbe incarné, réapprendre à
lire la création.
Toute la beauté des créatures comparée à la beauté
infinie de Dieu n'est que souveraine laideur27
Accuser la théologie symbolique de violer la transcendance divine, sur
laquelle la Bible insiste tant, est mal comprendre son but et son
fonctionnement. Dieu est transcendant, Sa lumière surpasse toutes les
constellations (Sg 7 29), «la diffusion dans le temps de Son Bien
n'est que ponctuelle par rapport à l'immensité de Sa bonté éternelle»,
mais s'Il est absolument distinct de ses créatures28, s'Il est au-delà de tout,
si nos sens sont bien incapables de le saisir en Sa plénitude, Il n'est
pas déconnecté de tout, et se priver de toute image et de tout accès à
Dieu sous prétexte que ce n'est pas Lui, est sans conteste un
appauvrissement, qui conduit à exclure la relation à Dieu de la vie
quotidienne ! Dieu n'est pas qu'à la fine pointe de l'âme, même si de là
part l'union la plus intime. Dieu a jugé, dans une kénose qui culmine
dans l'Incarnation, Sa création digne d'exprimer Sa gloire; Son Fils a
laissé des traces dans la trame des plus humbles choses, s'est servi de la
boue, de l'eau, pour guérir.
Bien comprise, cette théologie symbolique et positive se coordonne avec
une théologie négative, car passer par Sa création est passer par ce qu'Il
n'est pas --- or Il est nous est inaccessible : « Nul n'est digne de Te
nommer. »29 Denys l'Aréopagite et Jean de la Croix, fervents partisans de
la théologie symbolique, soutiennent fortement la voie apophatique.
Denys et Bonaventure, affirmant la similitudo à Dieu, insistent
aussi sur la maior dissimilitudo, pour l'homme comme pour la
création. Les rayons de lumière divine que la théologie symbolique veut
discerner attirent vers plus loin, tel le regard d'une icône, vers Dieu,
référent ultime de la théologie symbolique. Ainsi, connaissant « Dieu
visiblement, nous [serons] ravis par Lui dans l'amour des réalités
invisibles»30. Ici-bas nous voyons en énigme, «
sous
la bigarrure des voiles sacrés », « dans un miroir », or la foi fait
naître le désir d'une clarté sans voile qui sera exaucé dans la vision
béatifique. En attendant, nous sommes ici-bas étrangers exilés de notre
véritable patrie. « Achève de te livrer enfin pour de vrai, ne veuille
plus m'envoyer désormais d'autres messagers, qui ne savent me dire ce que
je veux.»31
Nie tes désirs et tu trouveras ce que désire ton
coeur32
La créature ressemble à Dieu --- non l'inverse ---, elle imite Celui qui
ne peut être parfaitement imité, donnant à l'âme des marques de son
aimé33. Elle aiguise ainsi l'appétit de
l'âme, qui sent qu'elle est appelée de l'effet à la cause, de la voie au
terme, de l'ombre à la lumière, du vestige à la vérité. La dynamique de
la théologie symbolique provoque le détachement du sensible, si on se
souvient que Dieu ne participe pas à Ses créatures ni ne Se confond avec
elles, mais est la source de leur être et de leur vérité34. Le risque bien sûr demeure,
l'inclination naturelle au souverain bien peut se tromper d'objet, l'homme
ayant tôt fait de se satisfaire de ce qui lui est déjà donné, l'idolâtrie
lui permettant de s'affranchir d'une certaine manière de Son Créateur...
Il s'agit bien de contempler le Créateur dans Ses créatures, ou les
créatures en ce qu'elles révèlent Dieu, mais sans jamais s'y
arrêter35. L'éros qui s'arrête avant la source, à la créature, détournant la lumière à son profit, est dévié,
infidèle à l'ordination ontologique de notre nature, qui est surnaturelle
en son principe et en sa fin. « Quand tu t'arrêtes en quelque chose, tu
cesses de te jeter dans le tout ; car pour arriver du tout au tout, tu
dois te nier du tout en tout. » Bonaventure prône une ascèse, se séparant
de ce qui en les créatures et en nous n'est pas Dieu pour aller droit de
l'avant36, courir vers le but ! La purification reste nécessaire
(« pour parvenir à ce que tu ne goûtes pas, il faut souhaiter ne rien
goûter ») pour ôter tout obstacle à la remise à Dieu de notre être en
action de grâces.
Tout comme l'homme, le monde est ambivalent. Le sensible est à la fois
écran et révélateur de l'intelligible et du surnaturel. La nature peut
être lieu de bénédiction comme de malédiction, en cas de désobéissance à
Dieu. Ainsi la nudité est sujet de honte dès la chute, mais le cantique
célèbrera la joie de cette même nudité partagée. Le reflet de l'exemplaire
divin en chaque créature est mêlé de ténèbres, mais reste une voie qui y
mène. Tout est à la fois un simulacre et une certaine représentation de
la sagesse de Dieu. Sa parole même est lettre morte pour qui la
refuse. Le réel conserve son opacité, qui est celle des symboles, ni
clairs ni univoques, car le réel n'est pas homogène à nos représentations,
et nos perceptions jamais étrangères à notre être, fussent-elles
tentatives d'exprimer ou de rejoindre Dieu.
On n'obtient rien de l'abandon du
milieu37
Chercher à tout connaître est une réponse au Créateur, qui nous a placés
dans Sa création pour que nous y cheminions vers Lui. Reste ce risque de
rapporter à soi-même cette capacité d'absolu, en s'interdisant toute
réception passive de connaissance, et du même coup en réduisant, par
orgueil, notre ambition ! Une connaissance de type scientifique,
prétendument objective, froide ou désengagée, nous cantonne dans le
sensible et nous ferme au monde de l'intelligible. Dieu est premier et
l'effort de notre raison, toujours second. Le péché n'est pas tant de
vouloir tout savoir, « mais la manière de désirer cette connaissance comme
pour savoir en dehors de toute attitude de réceptivité confiante » ---
alors que la vérité éternelle ne se révèle que librement, et
gratuitement38. Le désir de l'instruction est le commencement de la Sagesse,
et son souci doit être l'amour (Sg 6 17). La mort qu'est le
péché, pour Bonaventure, c'est de s'arrêter à l'amour de la créature, à la
connaissance par l'expérience, en dehors du rapport au Verbe, source de
toute Vérité, qui « exprime le Père et les réalités qui par Lui ont été
faites, et nous conduit à l'unité du Père récapitulateur ». De cette
privation d'accès à la Trinité, « fondement et a priori de toute
réalité terrestre », l'ignorance de l'esprit en découle, étant naturel au
déchu d'ignorer sa déchéance, et l'âme n'aurait pu se libérer du sensible
ni « s'élever à la contuition d'elle-même et de la Vérité éternelle
qu'elle porte » en elle, sans que la Vérité ne s'incarnât et n'établît une
nouvelle échelle, une nouvelle porte39.
Bonaventure voulait ordonner, par la théologie symbolique, le livre de la
nature au livre de l'Écriture, toute science universitaire à la sagesse
contemplative, toute morale à la science du salut et à la recherche de la
béatitude. En Christ, centre, source et sommet de toute sagesse, tout
salut, tout enseignement et toute justice, sont cachés les trésors de la
connaissance; plus profonde notre compréhension de Son mystère, plus
profonde notre compréhension du tout40. Dieu surpasse
toute bonté et toute sagesse mondaines, qui viennent du reste de Lui.
Sans la lumière de la philosophie l'homme n'a rien, reconnaît-il, mais il
refuse toute ontologie indépendante d'une théologie, toute métaphysique
a parte creaturae. Les sciences séculières sans Dieu sont comme
l'exil en Égypte. S'il ne se fie plus qu'à ses sens, l'homme ne peut
atteindre aucun objet stable, aucun objet immuable. Tout est mieux
compris vu sous la dépendance de Dieu, et la théologie est plus un ordre
du discours qu'un discours de plus. Pour lui comme pour Thomas, et Lubac
qui récuse l'extrinsécisme au profit d'une articulation organique des deux
ordres41, il n'y a pas d'ordre naturel
autonome avec une fin purement naturelle. Au contraire, la création
saisie dans la foi est un appel à passer de la vie profane à la vie
spirituelle. Il n'y a pas d'humanisme intégral ni de saine écologie sans
reconnaissance du caractère d'imago Dei de l'homme. Péguy avait
raison de s'irriter de ces gens qui s'imaginent mieux comprendre la nature
parce qu'ils ont cessé de comprendre la grâce.
L'arbre est devant la fenêtre du salon. Je l'interroge chaque
matin: « Quoi de neuf aujourd'hui ? » La réponse vient sans tarder, donnée
par des centaines de feuilles : « Tout ! »42
Tout est à déchiffrer dans ce monde, de l'arbre conseiller sur la manière
d'aller vers le Très pur, qui « médite dans le froid sur ce qu'il donnera
bientôt », « s'entretient avec le vent de choses éternelles et ses jeunes
feuilles frémissent de plaisir », offre même grelottant de froid l'abri de
son feuillage aux oiseaux, jusqu'au grain de blé nous instruisant sur le
dynamisme pascal de mort et de résurrection qui est la condition de la vie
authentique, oblative et trinitaire, en passant par le grégorien, ce
«chant des anges», et le feu, image de Dieu, de Sa parole et de Ses anges,
luminaire vivant qui reste caché faute de manière qui l'accepte, dont on
ne voit que des pyrophanies, qui donne de Sa lumière sans qu'elle ne
diminue...43 Tout dans
la nature nous parle de mille voix de Dieu et de son Royaume, par soi, par
le sens spirituel donné par l'Écriture, par les manifestations de Dieu ou
par les sacrements. C'est la plus glorieuse révélation de Dieu, qui nous
est donnée chaque matin44.
Je me verrai mieux en Dieu qu'en moi-même45
On ne connaît vraiment les créatures qu'en connaissant leur cause, qu'en
partant de cet Absolu qui polarise et oriente la réalité. Par le Verbe,
lumière venant d'au-delà des phénomènes, sagesse éternelle en qui tout
être était préfiguré, jour de notre intelligence, notre regard n'est plus
limité par les apparences matérielles : « Si tu comprends le Verbe, tu
comprends tout ce qui peut être connu. »46 Considérées dans
l'intelligence du Verbe incréé par qui toutes choses ont été produites, du
Verbe inspiré par qui toutes choses sont révélées, du Verbe incarné par
qui toutes choses sont réparées, du Verbe glorifié en qui elles seront
récapitulées et transfigurées, les créatures sont plus vraies et vivantes
qu'en elles-mêmes47.
Libérés d'un étouffant matérialisme, évitant un pan-psychisme à la Raymond
Ruyer, nous pouvons contempler le livre de la nature avec un triple
regard, de chair, d'esprit et de contemplation, donnant accès aux trois
degrés d'existence des choses selon Bonaventure : dans leur nature
matérielle, propre, dans l'intelligence créée (dans l'esprit) et dans
l'art éternel. Ce que nous admirons en les créatures est la trace de Dieu
--- le culte d'une nature numineuse, primitivisme, chamanisme, polythéisme
ou pancosmisme, est régression vers un stade indigne de l'homme : « Le
soleil et la lune sont créés pour moi; comment donc adorerais-je mes
serviteurs ? »48
La contemplation des créatures, de son prochain, la pratique de
l'écologie, naturelle et sociale, culminant en l'édification du Royaume de
Dieu, du temple spirituel où Dieu est adoré en esprit et en vérité, sont
toutes centrées en le Verbe, unique foyer de création, de cocréation, de
révélation et de recréation. Il est l'origine et le terme, l'alpha et
l'oméga, qui «a apporté toute nouveauté, en S'apportant
Lui-même»49, le Logos incarné et ressuscité qui recueille en Lui les semences
qu'Il a déposées dans le créé, pour épanouir la ressemblance en une
déification. Ainsi, dans le Christ présentant un Royaume à Son Père,
s'accomplit notre destin personnel, qui est de devenir conformes au Fils
et de participer, au sein de Son Corps, à Sa vision béatifique, qui est
aussi amour et action de grâces indivisiblement.
L'homme est la conscience du monde, la voix donnée au silence des êtres
pour la louange des merveilles du créateur; médiateur avec et dans le
Christ, il sur-relie le monde à Dieu, donne sens au gémissement de la
création en chantant le cantique de la Rédemption, lui annonçant la
promesse de la nouvelle Jérusalem. En sus de cette intercession de
louange, il doit orienter le monde vers le coeur de Dieu, vers le
Christ qui attire tout à Lui et renouvelle toute choses, faire aboutir en
Lui la création visible dont il est le couronnement, et qui est promise
avec lui à la beauté et la dignité transfigurées.
Cosmos et Psyché sont les deux pôles de la même
expressivité50
Les images concernent à la fois le monde interne et le monde externe,
inséparablement, le symbole lui-même partant de l'âme configurée aux
impressions sensibles dans des liens primordiaux liant tout homme à
l'univers, à la réalité vitale façonnant la psychologie humaine en un
«résumé de l'univers des choses». Un paysage est un état d'âme, nous
ouvre à nous-mêmes, nous parle de nous-mêmes, et s'épanouit en un chant
intérieur : « Le poète s'en va dans les champs; il admire / Il adore, il
écoute en lui-même une lyre. »51 En notre âme se produit (en langage
teilhardien) un rapprochement invincible du Sens cosmique et du sens
christique, qui n'est ni un mysticisme quantique de la fusion sujet-objet,
ni une assimilation romantique de la nature à un reflet de nous-mêmes :
ces correspondances sont mobilisées en vue de la conformation au Christ et
de la louange au Père.
Si le Cantique des créatures, cette émouvante louange à la création
qui pénètre le fond intime de chaque créature pour y discerner le
jaillissement de la bonté de Dieu, procède d'une profonde sympathie, d'une
réelle communion avec les créatures, qui sont bien plus qu'un prétexte,
fût-il métaphorique, à la louange, Éloi Leclerc52 montre bien
que son sens ne s'arrête pas là. S'y retrouvent les archétypes exprimant
les forces les plus profondes, les valeurs intimes inconscientes de l'âme,
présents chez tous les poètes (Verhaeren, Claudel, Mallarmé;
Hölderlin...),
identifiés par Ricoeur, Eliade, Bachelard, analysés par Freud et Jung.
François lie cependant cette archéologie de l'âme attachée à la terre mère
à la téléologie de la visée la plus haute de l'âme, la louange et l'extase
vers Dieu. Dans cette exploration de l'âme, cette expérience onirique
fondamentale, François est tout nourri de l'Écriture, son symbolisme
chrétien active les archétypes. Il faut ici éviter une grossière erreur :
François vivait en profonde union de contemplation et d'action avec le
Christ. Ce n'est pas un héros du mysticisme fusionnel entre l'homme et
l'arbre ! Les couples masculins-féminins de créatures célébrées par
François, se rapprochant toujours de l'homme et de ses attaches
terrestres, révèlent, par leur appariement et les adjectifs qui y sont
attachés et les surqualifient, sa personnalité (son rapport Claire, à son
ordre, à son corps, aux cavernes) et ce qui en lui est universel.
En louant le soleil, énergie psychique dans sa plénitude (Jung), Lumière
éternelle nous pénètrant de sa clarté avec générosité; François veut
s'élancer là où la matière est lumière et le désir don rayonnant, n'être
plus que jaillissement, jouir de la lumière de Dieu. La lune révèle la
condition humaine, dans son cycle de naissance, mort et résurrection, les
étoiles sont promesses d'éternité. Au sein de la nuit, l'âme s'ouvre aux
profondeurs du mystère total, dans la confiance et l'accueil. Lune et
étoiles sont appelées précieuses par François, ce qui chez lui renvoie à
l'Eucharistie, remède d'éternité. L'appel au vent semeur (« Âme ardente,
sois mon âme ! »53), désigne et demande
l'ouverture d'âme à toutes les manifestations de l'être, à la grande
aventure de la création. L'eau alimente l'esprit, rend simple, pur.
Unie au vent, sa passivité se fait serviabilité, docilité à l'Esprit,
renaissance et intimité. La louange de la terre, « ambiance de mon
involontaire absolu » (Ricoeur), fait ressentir la nécessité, la
solidarité aux créatures. L'appel à la vie résonne dans la communion aux
choses avant de s'élancer vers le Très-Haut. Au feu, beau, utile, joyeux,
François témoigne un respect absolu. Par sa vigueur il est en effet
symbole du désir de vivre, de la libido, de la force créatrice.
Le Très-Haut attend là où sont les racines
(Éloi Leclerc)
Par ce détour par le cosmos, l'homme est plus profondément humain,
réconcilié avec sa totalité affective, jusque dans les composantes
telluriques de son être. Par cette humble reconnaissance de notre
appartenance, de notre matrice cosmique, les forces obscures du désir sont
transfigurées par l'Esprit, qu'elles vivifient en retour. «La verticale
de la transcendance plonge au travers de notre obscurité.»54 Ici le chemin de communion fraternelle aux créatures est un
chemin d'humilité au sens propre, du Très-Haut au ciel puis au vent puis à
la terre, pour louer Dieu à nouveau, de tout son être réconcilié. Car
c'est bien tout l'homme qui est appelé à la louange, à la transfiguration,
à la vie trinitaire. François, cet être solaire, doux, miséricordieux,
patient envers toute créature, est sans doute le chrétien idéal de
Teilhard, qui fait passer toute la sève du monde (et la sève de ses
propres instincts, ajouterai-je) dans son effort vers la divine Trinité,
l'homme « disponible à l'appel du ciel le plus haut, [qui] demeure en même
temps sous la protection de la terre qui porte et qui produit », condition
de la maturité, du vrai et de l'authentique pour
Heidegger55. « Celui qui aimera passionnément Jésus caché dans les forces
qui font grandir la terre, la terre maternellement, le soulèvera dans ses
bras géants, et elle lui fera contempler le visage de Dieu... Celui qui
aura aimé passionnément Jésus caché dans les forces qui font mourir la
terre, la terre en défaillant le serrera dans ses bras géants, et avec
elle, il se réveillera dans le sein de Dieu. »56 Réconciliée avec son archéologie,
l'âme se réjouit de sa condition de créature, en toute simplicité (cette
soeur de la sagesse pour François), et s'ouvre aux autres, pour leur
pardonner. Ainsi l'épistrophe ouvre à l'existence de communion et à la
sagesse acceptant la mort pour ce qu'elle est.
Le miracle de la création est un miracle de
Rédemption57
La création dans la Genèse procède par séparation et distinction, elle est
indissolublement harmonisation de la nature et établissement d'une société
humaine à l'avenant, en partant d'Israël, dont l'élection et la délivrance
sont liées aux actes du Créateur dans les louanges et les lamentations
collectives des psaumes. La création, façonnée et fondée par Dieu, est
d'emblée promesse d'un monde ordonné, hiérarchisé, non suivant des lois
fixes indépendantes de Dieu et de l'homme, mais suivant la volonté du
Créateur par l'intercession de Son régisseur humain, la créature étant
jugée bonne vu sa capacité à remplir les espérances de son Créateur, le
monde étant structuré par Ses commandements. Le Créateur de la Genèse est
aussi le Libérateur de l'Exode, et l'ordre de la création s'identifie à
l'agir amoureux de Dieu. Elle est indissociable de l'histoire du salut,
qui est retour à l'ordre voulu du créé, brisé par le péché et le désordre
qui s'en est ensuivi, à commencer par la tentative du serpent de confondre
l'homme et Dieu, de détruire la distinction fondant l'essence même de la
créature (en tant qu'autre que Dieu), et donc détruire le fondement de
toute intimité vraie, sous les plans cosmique, politique et juridique.
De plus, « l'alliance est le fondement interne de la création, et la
création est le fondement externe de l'alliance. »58 L'action de l'homme, partenaire de l'Alliance,
placé au sommet de l'action créatrice de Dieu («au terme d'un
développement qui, du chaos informe, aboutit à la créature la plus
achevée»), se place donc entre le toujours déjà là de la création et l'à
venir de la rédemption, dans une histoire ni cyclique ni hasardeuse, mais
recevant son sens de l'anticipation du Royaume. La création en effet
acquiert un horizon eschatologique, inauguré par la Résurrection et notre
baptême. Elle reste appel à adhérer à un projet d'avenir vers lequel
l'Esprit de vérité oriente le monde et les hommes, dirigé vers la promesse
de surachèvement de l'alliance et de la création.
De cette sagesse biblique procède la vision unitive, développé par le
Magistère, d'une saine écologie, non séparée mais ordonnée à une «écologie
humaine authentique», à la question sociale, l'écologie des rapports
humains, le tout pour permettre la fin suprême de l'homme, le faîte de son
développement : chercher Dieu, Le connaître et vivre selon cette
connaissance59, dans la configuration
de la création à Son Créateur par l'instauration de relations de
communion, en vue de la récapitulation en Christ dans le Royaume où Dieu
sera tout en tous, où nous boirons la Vie à Sa source, en présence de
l'Époux.
Le mouvement même du ciel étoilé n'existe que pour
le service de l'homme en marche
La création manifeste la gloire de son Créateur en d'originelles laudes,
puis aux yeux de l'homme60; Il a
fait toutes choses aimables pour Sa gloire, dans la communication
dilective de Sa beauté, Sa bonté et Sa vérité. Elles Lui rendent louange
par notre médiation de créatures raisonnables, et doivent donc être
ordonnées à l'homme comme à leur centre et sommet61, leur médiateur personnel pour leur retour à
Dieu62, qui commence par
nommer les choses et amène ensuite leur gestation à sa perfection mille
fois dépassée par l'assomption en Christ. Ramener le créé à Dieu, Lui
consacrer le monde, est l'office des trois hiérarchies, ecclésiastique,
céleste et suprême (la Trinité), et la médiation de l'homme est intégrée
dans celle du Christ qui la rend digne, grand prêtre et suprême hiérarque
accomplissant « la purification, l'illumination et la perfection [...] de
l'Eglise entière et de toutes les âmes saintes »63.
La parrhésie64 est accordée
à l'homme pour accomplir son mandat : prolonger l'oeuvre du Créateur,
en soumettant, en dominant la terre, en la rendant vivable, mais «toujours
à partir du premier don originel des choses fait par Dieu» à qui tout doit
être référé65. Cette domination
«n'est pas un pouvoir absolu, et l'on ne peut parler de liberté d'user et
d'abuser, ou de disposer des choses comme on l'entend». Elle est limitée,
dès la Genèse, par le respect de normes morales et biologiques, par la
qualité de vie du prochain et le legs aux générations à venir. Elle est
responsabilité face à la création, et particulièrement face à la
vie66.
La seigneurie de l'homme sur la nature est ministérielle, non dictature
incontestable; sa mission royale consiste à servir le Christ-Roi, est
celle d'un gérant, d'un intendant dominant la nature en la respectant, en
« ministre du dessein établi par le Créateur », dans la participation
obéissante à la sagesse et l'amour de Dieu67. Il y a un dessein de Dieu pour la création, une intention
primitive qui est celle de l'amour, premier des commandements, loi
fondamentale de la perfection humaine et de la transformation du monde que
l'homme doit respecter et non trahir68. L'homme cependant ne perturbe pas la
création en y introduisant la civilisation mais, hors les dévoiements dus
au péché (l'intervention civilisatrice humaine est ambivalente, comme la
nature, et à purifier), la conduit à son sommet : l'écologie ne s'oppose
pas à la mission cocréatrice et transformatrice de l'homme mais lui donne
son vrai sens, qui est de s'opposer aux forces du désordre, maladies,
péchés, pollution, misère, d'être un bon pasteur acheminant tout vers le
Christ. Abandonner la mission civilisatrice de l'homme, au profit d'un
état mythique primitif d'une nature prise comme valeur suprême, serait
décréation, voire retour à la soumission immanentiste des religions
cosmiques. Il y a une différence entre détruire le sol et le cultiver,
entre une dilapidation du patrimoine et un développement durable. Un
travail respectueux de la nature et au service de l'homme le rend plus
humain tout en ennoblissant la matière. Fournissant le pain quotidien de
chacun ou favorisant le progrès scientifique et technique, l'élévation
culturelle et morale de la société, tout travail a la dignité d'un apport
cocréateur à la réalisation du plan providentiel de
Dieu69.
Il est reproché au christianisme d'avoir enfanté le mépris techniciste de
la nature. Si les racines chrétienne et biblique de la science
occidentale sont indéniables, la Bible montrant une nature ni vaine
apparence ni absolu divin, à la fois cosmos ordonné par des lois à
découvrir et lieu d'un projet humain d'amélioration cocréatrice, la
destruction insensée du milieu naturel est liée à une crise
anthropologique d'ingratitude face au donateur de toutes les ressources de
la création, la négation de toute valeur autre qu'utilitaire de la nature
est liée à la dépersonnalisation des rapports humains. Dans cet oubli du
Créateur, origine et fin ultime de la création, l'homme se substitue à
Dieu, abandonne son rôle de collaborateur de Dieu dans l'oeuvre de la
création, et provoque la révolte de la nature, plus tyrannisée que
gouvernée.
Opprimer le faible, c'est outrager son Créateur
(Pr 14 31)
L'homme a, en sus d'une mission sacerdotale (d'intercession laudative et
transfigurative) et royale, une mission prophétique vis-à-vis de la
création. Par le péché originel comme par chaque manquement à la bonté, à
l'impératif d'adoration du Dieu transcendant, ou à Ses commandements, nous
sommes responsables du désordre du monde. Au-delà de la constatation de
la possibilité immédiate d'une fin du monde, une conscience eschatologique
voit plus loin que l'apparence, considère chaque action, chaque situation,
en rapport avec le destin de l'univers. Il nous faut construire un monde
fondé sur l'amitié surnaturelle avec Dieu, non sur une violence originaire
que la société devrait canaliser, et pour cela libérer les puissances
d'amour et d'humilité, à l'heure où la grandeur est confondue avec
l'exploit, le record, la transgression. Si l'édification d'une société
humaine harmonieuse n'évitera pas les difficultés de toute croissance, on
ne peut sacrifier la nature, le faible, le pauvre, au profit de son
confort ou de sa sécurité70. La technique peut induire
un sentiment de puissance, déclencher les forces destructrices, détruire
le respect que les êtres ont d'eux-mêmes. L'homme, s'il ne reste pas le
sujet, l'auteur et le but de son travail, devient l'esclave de sa propre
conquête. L'économisme matérialiste qui inverse l'échelle des valeurs,
réduisant l'homme au rang de vecteur ou moyen de production et de
consommateur, et son activité au quantitatif, au rendement et à
l'efficacité, est une idéologie inhumaine qui engendre désordre social et
écologique, par une exploitation outrancière de la nature. Face à un
messianisme mensonger annonçant une bonne nouvelle de l'économie
soi-disant définitive, inévitable et salvatrice, face à de telles
déraisons économistes soumettant l'homme à une liberté économique autonome
qui joue contre lui, l'économie doit prendre l'humain comme norme de
justice et l'épanouissement de l'homme par le don de soi comme
projet71.
L'appel à l'harmonisation de la création n'est ni une exaltation
collective animale ni un individualisme mercantile et consumériste qui lui
ressemble étrangement, ni encore une dissolution dans un Soi universel,
fichtien ou égalitariste du type deep ecology. Le biocentrisme et
l'anti-spécisme oublient dans leur fanatisme égalitaire la vocation
surnaturelle de l'homme. Une mondialisation techniciste et libérale
réduisant les contacts humains à des échanges de biens et de services et
engendrant confusion et uniformisation serait décréation, simulacre de
communion, déshumanisation. L'homme n'est pas irréductible à un élément
d'une termitière humaine72. Ce n'est que dans
le don parfait, librement et gratuitement restitué, qu'est l'eucharistie,
que l'humanité retrouve son statut d'image de Dieu, dans l'harmonie entre
universel et local, sans dissolution, car la communion entre les baptisés
est toujours subordonnée au lien privilégié et intime de chacun avec le
Christ Tête du corps mystique73. La foi eschatologique en la création nous pousse à une
praxis sociale de réconciliation universelle vers la paix dans l'amour,
marque de la communion périchorétique promise : « Heureux s'ils conservent
la paix, car par Toi, Très-Haut, ils seront couronnés. »74
Heureux les doux, car ils posséderont la terre
(Mt 5 5)
La maîtrise de la nature à laquelle nous sommes appelés comprend la
maîtrise de nous-mêmes, donc la maîtrise de notre propre maîtrise,
comprend une éthique de la douceur, de la tendresse. La création en effet
est la première affirmation de la tendresse divine, et est appel à être
doux et non possessif envers elle, car à ceux qui souhaitent ne rien
posséder est promise la terre et le Royaume75.
Soyons attentifs à cette tendresse, sachons ressentir plutôt que sentir,
regarder attentivement, accueillant tout comme un généreux don de Dieu
(Fénelon : «Tout est don : celui qui reçoit les dons est lui-même reçu»)
dont nous faisons action de grâces76. Ce devoir de
bienveillance envers les créatures de Dieu, ce « respect religieux de
l'intégrité de la création », en particulier de la vie dont Dieu est la
source généreuse77 a des « obligations
pratiques en ce qui concerne l'écologie »78, pour faire de la terre une demeure
supportable pour chaque homme. Que l'homme ne soit pas devant mais dans
la création donne tort à l'attitude dualiste (refusant tout égard au créé
non humain, et finissant par rejeter une partie de l'homme lui-même).
Une telle attitude envers la création, libérée de toute possession, de
toute mesquinerie liée à une « volonté de puissance », nous donne un
regard chaste sur le monde, sans convoitise : «On ne peut bien voir qu'à
condition de ne pas chercher son intérêt dans ce qu'on
voit.»79 Une attitude désintéressée et gratuite, suscitée par
l'émerveillement pour l'être, la splendeur de toute créature sortie des
mains de Dieu, permet d'y percevoir Son message, d'assurer une paix avec
la création inséparable de notre propre sérénité et de la paix entre les
peuples.
La vocation de l'univers, c'est d'être l'ostensoir de
Dieu80
Le plan divin est bien la transfiguration et la glorification de la
nature, quand l'eau de Cana se fera vin du banquet du Royaume. Le sens de
l'univers est de refléter le visage de Dieu, d'être glorifié de Sa gloire,
de participer à l'extase jubilatoire de la Trinité. Les arrhes des cieux
nouveaux et de la nouvelle terre, où la justice habitera, où les hommes
s'échangeront l'infini dans une communion oblative, sont déjà perceptibles
ici-bas, dès la Transfiguration et à chaque eucharistie, « dialogue à la
table fraternelle de tout l'univers »81 qui recrée et inspire l'amour. L'eucharistie est la transfiguration,
non seulement de l'humanité, mais du cosmos, en un «raccourci prodigieux».
« Car l'univers doit, lui aussi, entrer dans la vie divine : l'univers,
lui aussi, doit être transfiguré par le regard de Jésus. » La matière est
épousée par Dieu, transformée par Lui jusqu'à devenir le véhicule de la
Présence réelle, consacrant tout l'espace dans l'ouverture à l'esprit,
promesse de résurrection. Glorifiée, embrasée par l'amour de Dieu, elle
devient signe, sacrement qui nous communique la présence du Seigneur,
comme un raccourci de toute l'histoire de l'univers, l'accomplissement de
sa vocation ultime. Dans cette transfiguration dans la lumière de Dieu,
ciel et terre se touchent et se compénètrent. Ce sacrement de paix réalise
l'unité de la création, enfante l'humanité nouvelle, dans un coeur à
coeur avec le Christ. Le mariage, cette autre transfiguration de la
matière, union de deux chairs en une seule chair configurée à la chair du
Verbe incarné, symbolise et réalise déjà la communion humaine. Dieu donne
aux époux de collaborer à Son don d'amour qu'est la vie, et à ce travail
sacré qu'est l'éducation.
Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le
Christ est à Dieu82
Ce modelage sacré des symboles, ces « métonymies du sensible au divin »
selon la formule de l'Aréopagite, cet ordonnancement spirituel du monde
culmine en la liturgie, à laquelle participe à la fois les anges et le
cosmos par les rythmes liturgiques et les éléments matériels, et qui dès
la création est placée en point de repère final, en le septième jour de
bénédiction, de sanctification et de perfection. Rendus dignes par Lui du
culte raisonnable qui est l'oblation de soi, Lui présentant les dons qui
viennent de Lui, nous entrons dans l'oblation de l'Église à Dieu par le
Christ grand prêtre, qui préfigure la création nouvelle, le Royaume de
Dieu où nous verrons tout dans Sa beauté, où tout rayonnera de Sa beauté.
Dans une juste ordonnance de la vie terrestre à Dieu, nous sommes alors
appelés, en notre corps et notre âme, à nous faire hostie, transparents à
la présence de Dieu, et à rendre grâce pour les dons et les fruits de
notre travail, présentés en retour à Dieu.
Qui habet aures audiendi audiat (Mt
11 15)
Si une contemplation pleine du mystère du créé suppose la foi, si
l'affinité symbolique n'est efficace qu'avec une connaissance préalable de
Dieu, il reste qu'en droit et en fait, Dieu est connaissable par Sa
création à la simple raison, même pécheresse --- bien qu'elle soit par là
encline refuser les enseignements de théologie naturelle prodigués par la
nature. Dieu manifeste Ses profondeurs invisibles par Ses oeuvres, « au
point que ceux qui ne veulent pas y prêter attention et qui refusent de
reconnaître Dieu dans la création, de le bénir et de l'aimer, sont sans
aucune excuse; ils ne veulent pas passer des ténèbres à l'admirable
lumière de Dieu. » « Celui que tant de splendeurs créées n'illuminent pas
est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveillent pas est un sourd.
Celui que toutes ces oeuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet.
Celui que tant de signes ne forcent pas à reconnaître le Premier principe
est un sot. »83
La théologie symbolique nous permet d'exprimer, de communiquer nos
perceptions du divin, et de pressentir celui-ci dans Sa création. Comme
les « signes des temps » nous font décrypter les événements, sachons
retrouver l'intelligence de cette révélation naturelle, en commençant par
rééduquer notre regard à l'émerveillement, qui nous libère de nous-mêmes
dans la joie. Une voix proposa un jour à saint François de compenser ses
souffrances par un précieux trésor auprès duquel tout le créé serait
néant, « la masse de la terre changée en or pur, les cailloux en pierres
précieuses, l'eau des fleuves en parfum ». Ce dernier étant enthousiaste,
la voix poursuivit alors : «Eh bien ! frère, dit la voix, réjouis-toi et
sois dans l'allégresse au milieu de tes infirmités et tribulations : dès
maintenant, vis en paix comme si tu partageais déjà mon
royaume!»84 Reconnaître le
caractère religieux et sacramental de l'univers, promis à une
transfiguration dont nous pouvons déjà sentir les prémices, peut, sans
tomber dans les impasses polythéiste et panthéiste, nous aider à éviter la
neurasthénie spirituelle dans laquelle nous sombrons trop souvent.
Recouvrant l'unité d'une vision poétique, nous pourrons, dans la
célébration primordiale de Dieu qu'est la joie devant Sa création, nous
«enivrer incessamment de la fontaine de la lumière
éternelle»85.
J.L.