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En paix avec la création

Jérôme Levie






La création serait-elle un concept périmé, un gadget métaphysique dénué de toute attache concrète, ou encore un bouche-trou pour expliquer l'origine de l'univers ? Nous essaierons de voir combien, au contraire, cette réalité de la création se fait sentir dans notre expérience quotidienne et commande des attitudes intérieures et extérieures de notre part. Que nous soyons créés dans le Verbe n'est pas relation de simple origine, mais d'in-existence dans le partage des douleurs d'enfantement de la création. Le lien avec celle-ci n'est pas à briser (étant sauve la nécessité de se libérer de toute attache pour s'élever vers Dieu, ce qui est la condition même pour discerner Son doux visage en Sa création) mais à assumer et à conduire là où le Fils récapitule en Lui «toutes les choses terrestres et célestes, incorpore dans son corps mystiques tous ceux qui le veulent, irriguant tous les rameaux avec le sang du corps mystique»1, ce lieu étant à la fois liturgique et eschatologique.

Toute créature Le révèle, par l'être même qu'elle Lui emprunte, en criant qu'elle n'est pas Lui2

Dès notre premier souffle, nous nous vivons êtres créés, expérimentant que nous ne sommes pas notre propre origine. La vie non seulement nous est donnée mais est un don hors duquel nous ne sommes rien. Notre relation de dépendance au Créateur est radicale, essentielle, actuelle : dépendre de Lui est notre condition, le contenu même de notre existence. Nous Lui sommes entièrement relatifs, dans notre être, nos jugements et connaissances. Dans cette insuffisance ontologique, du don originel de la vie jaillit spontanément et inconsciemment, comme une réponse à Son don d'amour, l'affirmation de Dieu par l'esprit, « par le simple fait de son existence, de son exercice et de sa cohérence »3, comme par chaque acte, connaissance, jugement ou vouloir, qui suppose au réel une solidité ou un sens et prend ainsi secrètement appui sur Dieu et Son amour, sur l'Absolu, plus réel que tout réel et toute représentation. Cette affirmation de Dieu ne fait qu'un avec la vie de l'esprit car il s'agit d'accepter la vie4. Et l'athée est souvent idolâtre, qui veut rapporter à n'importe quoi plutôt qu'à Dieu son indestructible notion de Lui. Or nier Dieu est contredire le principe de tout acte d'esprit : « Il faudrait pouvoir, du même coup, cesser de vouloir et de penser. Il faudrait cesser de parler. » Cette affirmation primordiale et transcendantale n'étant pas consciente, cette contradiction suprême est possible, qui nie l'être et sa vie, sa condition d'existence5 et le principe de sa présence à soi-même. La première approche du mystère de Dieu est donc la prise de conscience de notre propre mystère, mystère de notre être, de notre être créé, mystère de l'esprit qui est mystère pour l'esprit, théophanie dans lequel Dieu s'affirme et l'esprit affirme Dieu.

Mon âme crie après toi, mon Dieu ! (Ps 42 2)

La rumeur de notre origine s'exprime en tout homme par un désir, un désir très intime de se donner à quelqu'un de plus grand que nous, un désir naturel d'une fin surnaturelle --- voir Dieu --- qui nous meut puissamment mais dont nous ne cernons ni l'origine ni l'objet. Cette espérance métaphysique est indéracinable; y renoncer serait renoncer à notre finalité propre, constitutive de notre être. Seule la Révélation nous éclaire pleinement (car l'appel de l'Amour divin dépasse le concevable) : formés à l'image de Dieu, nous sommes créés pour Lui, qui a le désir d'honorer Sa créature au-delà d'elle-même, de ses mérites, de ses possibilités naturelles. Pour la moindre connaissance de Celui qui est, nous renoncerions à toute autre connaissance ou possession... qui ne comblerait pas : « Notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose en Toi. »6 Nous ressentons cette attirance d'une Présence, dont nous ne pouvons ni ne voulons nous emparer --- un amour forcé ne peut nous satisfaire, comme Lui nous désirons le don mutuel absolument libre. Cet appel vers Lui, vers Sa parole, cet appel à s'orienter vers plus grand que nous, est le sceau substantiel d'une relation ontologique singulière avec Lui. Au désir correspond la promesse d'un don bien plus grand, d'une béatitude os ad os transcendant toute investigation rationnelle. L'être qu'Il nous appelle à être en renaissant dans le Christ, dans Sa Vie trinitaire, cette grâce de l'adoption, donum perfectum et imago recreationis, dépasse suréminemment l'imago creationis, le datum optimum.

Nous sommes libres de ne pas y répondre, de céder à la tentation luciférienne de l'identification à Dieu, au fantasme d'autocréation, à la tentation de l'avilissement. Car il nous est difficile de reconnaître notre dépendance, notre instabilité ontologique constitutive. Mais « croire au créateur du monde, c'est affirmer dans une confiance lucide que le monde et l'homme ne sont pas inexplicables dans l'origine ultime, que le monde et l'homme ne sont pas jetés absurdement du néant dans le néant, mais qu'au total, ils ont sens et valeur, qu'ils ne sont pas chaos mais un cosmos, que, en Dieu leur fondement et leur auteur premier, leur Créateur, ils ont aussi leur première et leur ultime sécurité »7. La vérité de notre être, à la fois 'emet, solidité, constance, et aletheia, ouverture, absence de repli sur soi, trouve son origine en Lui, dont l'objectivité fonde notre subjectivité. Dans nos relations d'amour, reflets de la circumincessio trinitaire, par la « capacité passive d'accueil qui est au fond de la structure de notre personne »8, par nos paternités, se manifeste la Trinité, principe de notre substance (principe originel), de notre complément formel (image) et de notre cohésion (opération), qui configure nos facultés et leurs vertus, l'unité de la mémoire, la vérité du penser, de l'intelligence, la bonté du vouloir et de l'aimer9. À nous ensuite, de reconnaître « cette lumière incréée, nous illuminant au plus intime de notre esprit », sans laquelle nous ne serions pas regard, afin, dans un mouvement répondant à l'amour de Dieu qui nous a aimés le premier, de devenir toujours davantage Image de Dieu.

Un élan vital puissant qui nous envahit et nous prodigue unité et densité, une décision qui nous montre notre liberté suscitée et portée par celle de notre Créateur, le travail de la grâce, discret et patient, reconnu une fois son mûrissement accompli, ou subit, dans la prière, l'inspiration ou l'intuition, la vocation et les remises en questions, le pardon accueilli et donné, les derniers instants de la vie, le mystère de la vie, de la gratuité qui nous paraît impossible et qui pourtant existe, la Parole ruminée inlassablement nous éclairant tout à coup, la joie d'être qui éclate, immense, tout cela s'origine dans l'acte créateur de Dieu. Une innocence, une sagesse se fait alors jour qui nous remet à notre juste place, conscients que notre vérité nous échappe, que nous sommes traversés par le souffle du Christ, notre seul roc, sans qui nous ne pouvons rien faire. Merveille de notre propre vie qui nous vient d'un Autre, d'un Autre plus intime en nous que nous-mêmes, vers qui nous nous sentons appelés10.

Le sort de l'homme et le sort de la bête sont un sort identique (Qo 3 19)

L'homme donc comme toute créature est signe d'un principe dont il dépend. Entre lui et la création, existe une communauté d'origine, de soumission à la loi de caducité et de souffrance; de naissance, de vie et de mort avec les vivants. L'acte créateur, cause efficiente, exemplaire et finale, inaugure la communication entre créatures et Créateur; de Son bon vouloir dépendent leur existence et leur subsistance. L'homme, fait de chair, être fini, néant radical vis-à-vis de l'être causa sui, est de plus depuis la chute compagnon de l'esclavage gémissant de la nature déchue.

Les hommes cependant débordent toute autre espèce par leur ouverture congénitale sur l'universel, par leur caractère de reflet privilégié et individuel du Créateur, par leur participation à Son intelligence11. Sujet d'une attention toute particulière de Celui-ci12, l'homme est temple de l'Esprit au sein du temple de la création, image substantielle de Dieu, appelé à la liberté par la connaissance bienheureuse de la vérité, la louange et le service de son Créateur --- même s'il se rabaisse à l'esclavage de l'idolâtrie, à l'amour du monde ou à ses passions.

Si le monde est le livre écrit au dehors, fait de « vestiges » selon Bonaventure, l'image du Créateur, la lumière de Sa face, est inscrite en la créature spirituelle, ce livre écrit au dedans, et nous sommes appelés à la reconnaître dans le visage de chacun, qui révèle une âme et crie: «Aime-moi!» (Lévinas). Avant même l'Incarnation qui fait de chaque homme un visage du Christ, l'homme contient toutes choses dans sa visée, est un miroir qui les reçoit et les représente, possédant «la nature de la lumière pour juger des réalités, car le monde entier s'inscrit dans l'âme»13. Il est solidaire de la nature mais la transcende, supérieur par le mystère plus grand que lui-même qu'il renferme dans sa nature et sa vocation, qui est précisément d'amener le monde au-delà de lui-même, en s'associant au mystère de l'Incarnation et de la Résurrection pour devenir manifestation transparente de Dieu.

Il a établi les cieux par l'intelligence (Pr 3 19)

Après l'exercice de la connaissance de soi, la considération des créatures, et par elles de la grandeur et de l'excellence de Dieu, est la première étape dans le chemin spirituel pour Le connaître, l'universalité des choses étant une échelle vers Dieu adaptée à notre condition. «Exemplaires ou plutôt copies, à la portée de nos esprits encore grossiers et sensuels, [ils sont] destinés à les faire passer de l'univers sensible, qu'ils voient, au monde intelligible, qu'ils ne voient pas, comme on passe du signe au signifié.»14 « Ce qu'il y a d'invisible depuis la création du monde se laisse voir à l'intelligence à travers ses oeuvres.» «Toutes les choses créées, en tant qu'effets de Dieu, suggèrent leur cause», dans leur indigence. Leur vanité, instabilité, variabilité, «postulent l'existence de la vérité, de l'être parfaitement stable et simple.»15 Dans le cantique spirituel de Jean de la Croix, l'homme interroge les créatures sur son Ami; l'explication examine les « traces du pas de Dieu » dans l'esprit, révélation subjective, et dans le cosmos, révélation objective. Il a créé l'univers pour qu'il Lui soit aimable et pour que tout y témoigne de Son verbe, modèle des choses et Image du Père. Le monde ne peut contenir la lumière divine, mais celle-ci éclaire chaque détail diversement.

Ô forêts et fourrés épais plantés par la main de l'Aimé;
Ô pâturage de verdures de fleurs émaillé, dites s'Il est passé par vous !
En répandant mille grâces Il est passé par ces bois touffus en hâte,
et, les regardant, avec Sa seule figure Il les laissa vêtus de beauté.
16
Pour Bonaventure, à la suite d'Hugues de Saint-Victor, Dieu crée par Sa puissance, gouverne par Sa sagesse et conserve par Sa bonté, les trois agissant inséparablement. Le monde, réglé «avec mesure, nombre et poids» (Sg 11 20), en est l'étalage. « Dieu ne parle pas seulement par des paroles, mais aussi par des faits, car, pour Lui, dire c'est faire, et faire c'est dire »; la création est l'oeuvre de théologie symbolique du théologien primordial, exemplaire éternel et raison de toute chose, archétype et fin de toute créature, qui la meut et l'attire. Toute créature, créée par le Père, engendrée dans le Fils et spirée dans l'Esprit, guide « vers le Dieu éternel l'âme du sage et du contemplatif », car Ses oeuvres sont « comme une ombre, un écho et une image; elles sont des vestiges, des symboles et des représentations, qui nous sont offerts pour nous élever à la contuition de Dieu, en tant que signes divins »17.



Gloire à Dieu seul ! Son nom rayonne en ses oeuvres !18

Pour Bonaventure, la théologie est une échelle vers Dieu, suivant les modes symbolique, spéculatif et mystique. Les choses peuvent être vues comme des signes, rôle auquel elles sont ordonnées dans la manifestation créatrice. Tous les êtres sont créés pour Dieu, mais ceux ne pouvant recevoir l'illumination divine et se tourner librement vers Lui, «ne Lui sont ordonnables que par la médiation des créatures raisonnables»19 et sont par là-même aptes à servir d'instrument pour signifier l'être et l'agir divin. « En l'état d'innocence l'homme avait la connaissance des choses créées et par leurs représentations était porté à louer Dieu, à l'honorer, à l'aimer. » Cette échelle naturelle ayant été brisée par Adam, l'Écriture, nous invitant à lire dans la nature comme dans un livre sacré, réordonne le monde entier à la connaissance, la louange et l'amour de Dieu, assumant images et métaphores des choses «afin de nous enseigner, par elles, la sagesse qui nous dirige vers les choses éternelles». Elle ne restaure ni ne remplace le livre de la nature mais s'ajuste au monde et au regard détérioriés, fournit des symboles, des fragments de tesserre, signes de reconnaissance pouvant coïncider avec d'autres, reconstitue le sens. Au théologien d'ordonner les éléments créées à l'Écriture pour établir une échelle du terrestre au céleste. Il faut pour cela un regard situé à l'extrémité ; et ce regard est la foi, qui « est à la jointure », nous donne le livre et le pouvoir de le lire : par les yeux de la foi « nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que ce que l'on voit provient de ce qui n'est pas apparent ». Sans elle, « garantie des biens que l'on espère, preuve des réalités qu'on ne voit pas », nos mains sont amputées20.

La création visible dans laquelle Il est entré est unie à Lui d'une manière nouvelle21

Cette symbolique culmine et prend sa source en l'Incarnation, et en les sacrements, qui transfigurent la vie, ses joies et ses souffrances, répandant dans la création la fécondité débordante de l'intimité trinitaire, transformant substantiellement les éléments nécessaires à la vie du corps22. Le Christ, foyer immense de la Révélation, unique clef désormais pour lire la multitude du créé, rassemble en Lui toutes les théophanies. Son union hypostatique fonde tout symbole liant réalités corporelles et réalités spirituelles. Il rend à l'âme la rectitude de son triple regard, vers elle-même, l'extérieur et le transcendant23, restituant les conditions épistémologiques de la théologie symbolique. Le symbole est reconnaissance (ainsi des confessions de foi)24, reflet suggérant le modèle, et cette transposition des noms des choses sensibles sur le divin qui permet de signifier l'invisible à travers le visible est possible à partir des expériences externes ou internes, processus psychiques, événements ou actes sociaux; émotions, formes ou outils. Mais le symbole primordial25 est la personne du Verbe faite chair, rassemblant nature humaine et nature divine dans le sein de Marie, image de l'Église, qui recueille (Luc 2 19 : sumballouse) l'enseignement de son fils dans son coeur. Le Fils nous donne la clef de ce que nous sommes, mais est aussi le chemin de ce que nous sommes appelés à être, en nous faisant don de Son être. Devenus par le baptême créatures nouvelles26, nous pouvons, en union au Verbe incarné, réapprendre à lire la création.

Toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur27

Accuser la théologie symbolique de violer la transcendance divine, sur laquelle la Bible insiste tant, est mal comprendre son but et son fonctionnement. Dieu est transcendant, Sa lumière surpasse toutes les constellations (Sg 7 29), «la diffusion dans le temps de Son Bien n'est que ponctuelle par rapport à l'immensité de Sa bonté éternelle», mais s'Il est absolument distinct de ses créatures28, s'Il est au-delà de tout, si nos sens sont bien incapables de le saisir en Sa plénitude, Il n'est pas déconnecté de tout, et se priver de toute image et de tout accès à Dieu sous prétexte que ce n'est pas Lui, est sans conteste un appauvrissement, qui conduit à exclure la relation à Dieu de la vie quotidienne ! Dieu n'est pas qu'à la fine pointe de l'âme, même si de là part l'union la plus intime. Dieu a jugé, dans une kénose qui culmine dans l'Incarnation, Sa création digne d'exprimer Sa gloire; Son Fils a laissé des traces dans la trame des plus humbles choses, s'est servi de la boue, de l'eau, pour guérir.



Bien comprise, cette théologie symbolique et positive se coordonne avec une théologie négative, car passer par Sa création est passer par ce qu'Il n'est pas --- or Il est nous est inaccessible : « Nul n'est digne de Te nommer. »29 Denys l'Aréopagite et Jean de la Croix, fervents partisans de la théologie symbolique, soutiennent fortement la voie apophatique. Denys et Bonaventure, affirmant la similitudo à Dieu, insistent aussi sur la maior dissimilitudo, pour l'homme comme pour la création. Les rayons de lumière divine que la théologie symbolique veut discerner attirent vers plus loin, tel le regard d'une icône, vers Dieu, référent ultime de la théologie symbolique. Ainsi, connaissant « Dieu visiblement, nous [serons] ravis par Lui dans l'amour des réalités invisibles»30. Ici-bas nous voyons en énigme, « sous la bigarrure des voiles sacrés », « dans un miroir », or la foi fait naître le désir d'une clarté sans voile qui sera exaucé dans la vision béatifique. En attendant, nous sommes ici-bas étrangers exilés de notre véritable patrie. « Achève de te livrer enfin pour de vrai, ne veuille plus m'envoyer désormais d'autres messagers, qui ne savent me dire ce que je veux.»31

Nie tes désirs et tu trouveras ce que désire ton coeur32

La créature ressemble à Dieu --- non l'inverse ---, elle imite Celui qui ne peut être parfaitement imité, donnant à l'âme des marques de son aimé33. Elle aiguise ainsi l'appétit de l'âme, qui sent qu'elle est appelée de l'effet à la cause, de la voie au terme, de l'ombre à la lumière, du vestige à la vérité. La dynamique de la théologie symbolique provoque le détachement du sensible, si on se souvient que Dieu ne participe pas à Ses créatures ni ne Se confond avec elles, mais est la source de leur être et de leur vérité34. Le risque bien sûr demeure, l'inclination naturelle au souverain bien peut se tromper d'objet, l'homme ayant tôt fait de se satisfaire de ce qui lui est déjà donné, l'idolâtrie lui permettant de s'affranchir d'une certaine manière de Son Créateur... Il s'agit bien de contempler le Créateur dans Ses créatures, ou les créatures en ce qu'elles révèlent Dieu, mais sans jamais s'y arrêter35. L'éros qui s'arrête avant la source, à la créature, détournant la lumière à son profit, est dévié, infidèle à l'ordination ontologique de notre nature, qui est surnaturelle en son principe et en sa fin. « Quand tu t'arrêtes en quelque chose, tu cesses de te jeter dans le tout ; car pour arriver du tout au tout, tu dois te nier du tout en tout. » Bonaventure prône une ascèse, se séparant de ce qui en les créatures et en nous n'est pas Dieu pour aller droit de l'avant36, courir vers le but ! La purification reste nécessaire (« pour parvenir à ce que tu ne goûtes pas, il faut souhaiter ne rien goûter ») pour ôter tout obstacle à la remise à Dieu de notre être en action de grâces.

Tout comme l'homme, le monde est ambivalent. Le sensible est à la fois écran et révélateur de l'intelligible et du surnaturel. La nature peut être lieu de bénédiction comme de malédiction, en cas de désobéissance à Dieu. Ainsi la nudité est sujet de honte dès la chute, mais le cantique célèbrera la joie de cette même nudité partagée. Le reflet de l'exemplaire divin en chaque créature est mêlé de ténèbres, mais reste une voie qui y mène. Tout est à la fois un simulacre et une certaine représentation de la sagesse de Dieu. Sa parole même est lettre morte pour qui la refuse. Le réel conserve son opacité, qui est celle des symboles, ni clairs ni univoques, car le réel n'est pas homogène à nos représentations, et nos perceptions jamais étrangères à notre être, fussent-elles tentatives d'exprimer ou de rejoindre Dieu.

On n'obtient rien de l'abandon du milieu37

Chercher à tout connaître est une réponse au Créateur, qui nous a placés dans Sa création pour que nous y cheminions vers Lui. Reste ce risque de rapporter à soi-même cette capacité d'absolu, en s'interdisant toute réception passive de connaissance, et du même coup en réduisant, par orgueil, notre ambition ! Une connaissance de type scientifique, prétendument objective, froide ou désengagée, nous cantonne dans le sensible et nous ferme au monde de l'intelligible. Dieu est premier et l'effort de notre raison, toujours second. Le péché n'est pas tant de vouloir tout savoir, « mais la manière de désirer cette connaissance comme pour savoir en dehors de toute attitude de réceptivité confiante » --- alors que la vérité éternelle ne se révèle que librement, et gratuitement38. Le désir de l'instruction est le commencement de la Sagesse, et son souci doit être l'amour (Sg 6 17). La mort qu'est le péché, pour Bonaventure, c'est de s'arrêter à l'amour de la créature, à la connaissance par l'expérience, en dehors du rapport au Verbe, source de toute Vérité, qui « exprime le Père et les réalités qui par Lui ont été faites, et nous conduit à l'unité du Père récapitulateur ». De cette privation d'accès à la Trinité, « fondement et a priori de toute réalité terrestre », l'ignorance de l'esprit en découle, étant naturel au déchu d'ignorer sa déchéance, et l'âme n'aurait pu se libérer du sensible ni « s'élever à la contuition d'elle-même et de la Vérité éternelle qu'elle porte » en elle, sans que la Vérité ne s'incarnât et n'établît une nouvelle échelle, une nouvelle porte39.

Bonaventure voulait ordonner, par la théologie symbolique, le livre de la nature au livre de l'Écriture, toute science universitaire à la sagesse contemplative, toute morale à la science du salut et à la recherche de la béatitude. En Christ, centre, source et sommet de toute sagesse, tout salut, tout enseignement et toute justice, sont cachés les trésors de la connaissance; plus profonde notre compréhension de Son mystère, plus profonde notre compréhension du tout40. Dieu surpasse toute bonté et toute sagesse mondaines, qui viennent du reste de Lui. Sans la lumière de la philosophie l'homme n'a rien, reconnaît-il, mais il refuse toute ontologie indépendante d'une théologie, toute métaphysique a parte creaturae. Les sciences séculières sans Dieu sont comme l'exil en Égypte. S'il ne se fie plus qu'à ses sens, l'homme ne peut atteindre aucun objet stable, aucun objet immuable. Tout est mieux compris vu sous la dépendance de Dieu, et la théologie est plus un ordre du discours qu'un discours de plus. Pour lui comme pour Thomas, et Lubac qui récuse l'extrinsécisme au profit d'une articulation organique des deux ordres41, il n'y a pas d'ordre naturel autonome avec une fin purement naturelle. Au contraire, la création saisie dans la foi est un appel à passer de la vie profane à la vie spirituelle. Il n'y a pas d'humanisme intégral ni de saine écologie sans reconnaissance du caractère d'imago Dei de l'homme. Péguy avait raison de s'irriter de ces gens qui s'imaginent mieux comprendre la nature parce qu'ils ont cessé de comprendre la grâce.

L'arbre est devant la fenêtre du salon. Je l'interroge chaque matin: « Quoi de neuf aujourd'hui ? » La réponse vient sans tarder, donnée par des centaines de feuilles : « Tout ! »42


Tout est à déchiffrer dans ce monde, de l'arbre conseiller sur la manière d'aller vers le Très pur, qui « médite dans le froid sur ce qu'il donnera bientôt », « s'entretient avec le vent de choses éternelles et ses jeunes feuilles frémissent de plaisir », offre même grelottant de froid l'abri de son feuillage aux oiseaux, jusqu'au grain de blé nous instruisant sur le dynamisme pascal de mort et de résurrection qui est la condition de la vie authentique, oblative et trinitaire, en passant par le grégorien, ce «chant des anges», et le feu, image de Dieu, de Sa parole et de Ses anges, luminaire vivant qui reste caché faute de manière qui l'accepte, dont on ne voit que des pyrophanies, qui donne de Sa lumière sans qu'elle ne diminue...43 Tout dans la nature nous parle de mille voix de Dieu et de son Royaume, par soi, par le sens spirituel donné par l'Écriture, par les manifestations de Dieu ou par les sacrements. C'est la plus glorieuse révélation de Dieu, qui nous est donnée chaque matin44.



Je me verrai mieux en Dieu qu'en moi-même45

On ne connaît vraiment les créatures qu'en connaissant leur cause, qu'en partant de cet Absolu qui polarise et oriente la réalité. Par le Verbe, lumière venant d'au-delà des phénomènes, sagesse éternelle en qui tout être était préfiguré, jour de notre intelligence, notre regard n'est plus limité par les apparences matérielles : « Si tu comprends le Verbe, tu comprends tout ce qui peut être connu. »46 Considérées dans l'intelligence du Verbe incréé par qui toutes choses ont été produites, du Verbe inspiré par qui toutes choses sont révélées, du Verbe incarné par qui toutes choses sont réparées, du Verbe glorifié en qui elles seront récapitulées et transfigurées, les créatures sont plus vraies et vivantes qu'en elles-mêmes47. Libérés d'un étouffant matérialisme, évitant un pan-psychisme à la Raymond Ruyer, nous pouvons contempler le livre de la nature avec un triple regard, de chair, d'esprit et de contemplation, donnant accès aux trois degrés d'existence des choses selon Bonaventure : dans leur nature matérielle, propre, dans l'intelligence créée (dans l'esprit) et dans l'art éternel. Ce que nous admirons en les créatures est la trace de Dieu --- le culte d'une nature numineuse, primitivisme, chamanisme, polythéisme ou pancosmisme, est régression vers un stade indigne de l'homme : « Le soleil et la lune sont créés pour moi; comment donc adorerais-je mes serviteurs ? »48

La contemplation des créatures, de son prochain, la pratique de l'écologie, naturelle et sociale, culminant en l'édification du Royaume de Dieu, du temple spirituel où Dieu est adoré en esprit et en vérité, sont toutes centrées en le Verbe, unique foyer de création, de cocréation, de révélation et de recréation. Il est l'origine et le terme, l'alpha et l'oméga, qui «a apporté toute nouveauté, en S'apportant Lui-même»49, le Logos incarné et ressuscité qui recueille en Lui les semences qu'Il a déposées dans le créé, pour épanouir la ressemblance en une déification. Ainsi, dans le Christ présentant un Royaume à Son Père, s'accomplit notre destin personnel, qui est de devenir conformes au Fils et de participer, au sein de Son Corps, à Sa vision béatifique, qui est aussi amour et action de grâces indivisiblement.

L'homme est la conscience du monde, la voix donnée au silence des êtres pour la louange des merveilles du créateur; médiateur avec et dans le Christ, il sur-relie le monde à Dieu, donne sens au gémissement de la création en chantant le cantique de la Rédemption, lui annonçant la promesse de la nouvelle Jérusalem. En sus de cette intercession de louange, il doit orienter le monde vers le coeur de Dieu, vers le Christ qui attire tout à Lui et renouvelle toute choses, faire aboutir en Lui la création visible dont il est le couronnement, et qui est promise avec lui à la beauté et la dignité transfigurées.

Cosmos et Psyché sont les deux pôles de la même expressivité50

Les images concernent à la fois le monde interne et le monde externe, inséparablement, le symbole lui-même partant de l'âme configurée aux impressions sensibles dans des liens primordiaux liant tout homme à l'univers, à la réalité vitale façonnant la psychologie humaine en un «résumé de l'univers des choses». Un paysage est un état d'âme, nous ouvre à nous-mêmes, nous parle de nous-mêmes, et s'épanouit en un chant intérieur : « Le poète s'en va dans les champs; il admire / Il adore, il écoute en lui-même une lyre. »51 En notre âme se produit (en langage teilhardien) un rapprochement invincible du Sens cosmique et du sens christique, qui n'est ni un mysticisme quantique de la fusion sujet-objet, ni une assimilation romantique de la nature à un reflet de nous-mêmes : ces correspondances sont mobilisées en vue de la conformation au Christ et de la louange au Père.

Si le Cantique des créatures, cette émouvante louange à la création qui pénètre le fond intime de chaque créature pour y discerner le jaillissement de la bonté de Dieu, procède d'une profonde sympathie, d'une réelle communion avec les créatures, qui sont bien plus qu'un prétexte, fût-il métaphorique, à la louange, Éloi Leclerc52 montre bien que son sens ne s'arrête pas là. S'y retrouvent les archétypes exprimant les forces les plus profondes, les valeurs intimes inconscientes de l'âme, présents chez tous les poètes (Verhaeren, Claudel, Mallarmé; Hölderlin...), identifiés par Ricoeur, Eliade, Bachelard, analysés par Freud et Jung. François lie cependant cette archéologie de l'âme attachée à la terre mère à la téléologie de la visée la plus haute de l'âme, la louange et l'extase vers Dieu. Dans cette exploration de l'âme, cette expérience onirique fondamentale, François est tout nourri de l'Écriture, son symbolisme chrétien active les archétypes. Il faut ici éviter une grossière erreur : François vivait en profonde union de contemplation et d'action avec le Christ. Ce n'est pas un héros du mysticisme fusionnel entre l'homme et l'arbre ! Les couples masculins-féminins de créatures célébrées par François, se rapprochant toujours de l'homme et de ses attaches terrestres, révèlent, par leur appariement et les adjectifs qui y sont attachés et les surqualifient, sa personnalité (son rapport Claire, à son ordre, à son corps, aux cavernes) et ce qui en lui est universel.

En louant le soleil, énergie psychique dans sa plénitude (Jung), Lumière éternelle nous pénètrant de sa clarté avec générosité; François veut s'élancer là où la matière est lumière et le désir don rayonnant, n'être plus que jaillissement, jouir de la lumière de Dieu. La lune révèle la condition humaine, dans son cycle de naissance, mort et résurrection, les étoiles sont promesses d'éternité. Au sein de la nuit, l'âme s'ouvre aux profondeurs du mystère total, dans la confiance et l'accueil. Lune et étoiles sont appelées précieuses par François, ce qui chez lui renvoie à l'Eucharistie, remède d'éternité. L'appel au vent semeur (« Âme ardente, sois mon âme ! »53), désigne et demande l'ouverture d'âme à toutes les manifestations de l'être, à la grande aventure de la création. L'eau alimente l'esprit, rend simple, pur. Unie au vent, sa passivité se fait serviabilité, docilité à l'Esprit, renaissance et intimité. La louange de la terre, « ambiance de mon involontaire absolu » (Ricoeur), fait ressentir la nécessité, la solidarité aux créatures. L'appel à la vie résonne dans la communion aux choses avant de s'élancer vers le Très-Haut. Au feu, beau, utile, joyeux, François témoigne un respect absolu. Par sa vigueur il est en effet symbole du désir de vivre, de la libido, de la force créatrice.



Le Très-Haut attend là où sont les racines (Éloi Leclerc)

Par ce détour par le cosmos, l'homme est plus profondément humain, réconcilié avec sa totalité affective, jusque dans les composantes telluriques de son être. Par cette humble reconnaissance de notre appartenance, de notre matrice cosmique, les forces obscures du désir sont transfigurées par l'Esprit, qu'elles vivifient en retour. «La verticale de la transcendance plonge au travers de notre obscurité.»54 Ici le chemin de communion fraternelle aux créatures est un chemin d'humilité au sens propre, du Très-Haut au ciel puis au vent puis à la terre, pour louer Dieu à nouveau, de tout son être réconcilié. Car c'est bien tout l'homme qui est appelé à la louange, à la transfiguration, à la vie trinitaire. François, cet être solaire, doux, miséricordieux, patient envers toute créature, est sans doute le chrétien idéal de Teilhard, qui fait passer toute la sève du monde (et la sève de ses propres instincts, ajouterai-je) dans son effort vers la divine Trinité, l'homme « disponible à l'appel du ciel le plus haut, [qui] demeure en même temps sous la protection de la terre qui porte et qui produit », condition de la maturité, du vrai et de l'authentique pour Heidegger55. « Celui qui aimera passionnément Jésus caché dans les forces qui font grandir la terre, la terre maternellement, le soulèvera dans ses bras géants, et elle lui fera contempler le visage de Dieu... Celui qui aura aimé passionnément Jésus caché dans les forces qui font mourir la terre, la terre en défaillant le serrera dans ses bras géants, et avec elle, il se réveillera dans le sein de Dieu. »56 Réconciliée avec son archéologie, l'âme se réjouit de sa condition de créature, en toute simplicité (cette soeur de la sagesse pour François), et s'ouvre aux autres, pour leur pardonner. Ainsi l'épistrophe ouvre à l'existence de communion et à la sagesse acceptant la mort pour ce qu'elle est.

Le miracle de la création est un miracle de Rédemption57

La création dans la Genèse procède par séparation et distinction, elle est indissolublement harmonisation de la nature et établissement d'une société humaine à l'avenant, en partant d'Israël, dont l'élection et la délivrance sont liées aux actes du Créateur dans les louanges et les lamentations collectives des psaumes. La création, façonnée et fondée par Dieu, est d'emblée promesse d'un monde ordonné, hiérarchisé, non suivant des lois fixes indépendantes de Dieu et de l'homme, mais suivant la volonté du Créateur par l'intercession de Son régisseur humain, la créature étant jugée bonne vu sa capacité à remplir les espérances de son Créateur, le monde étant structuré par Ses commandements. Le Créateur de la Genèse est aussi le Libérateur de l'Exode, et l'ordre de la création s'identifie à l'agir amoureux de Dieu. Elle est indissociable de l'histoire du salut, qui est retour à l'ordre voulu du créé, brisé par le péché et le désordre qui s'en est ensuivi, à commencer par la tentative du serpent de confondre l'homme et Dieu, de détruire la distinction fondant l'essence même de la créature (en tant qu'autre que Dieu), et donc détruire le fondement de toute intimité vraie, sous les plans cosmique, politique et juridique. De plus, « l'alliance est le fondement interne de la création, et la création est le fondement externe de l'alliance. »58 L'action de l'homme, partenaire de l'Alliance, placé au sommet de l'action créatrice de Dieu («au terme d'un développement qui, du chaos informe, aboutit à la créature la plus achevée»), se place donc entre le toujours déjà là de la création et l'à venir de la rédemption, dans une histoire ni cyclique ni hasardeuse, mais recevant son sens de l'anticipation du Royaume. La création en effet acquiert un horizon eschatologique, inauguré par la Résurrection et notre baptême. Elle reste appel à adhérer à un projet d'avenir vers lequel l'Esprit de vérité oriente le monde et les hommes, dirigé vers la promesse de surachèvement de l'alliance et de la création.

De cette sagesse biblique procède la vision unitive, développé par le Magistère, d'une saine écologie, non séparée mais ordonnée à une «écologie humaine authentique», à la question sociale, l'écologie des rapports humains, le tout pour permettre la fin suprême de l'homme, le faîte de son développement : chercher Dieu, Le connaître et vivre selon cette connaissance59, dans la configuration de la création à Son Créateur par l'instauration de relations de communion, en vue de la récapitulation en Christ dans le Royaume où Dieu sera tout en tous, où nous boirons la Vie à Sa source, en présence de l'Époux.

Le mouvement même du ciel étoilé n'existe que pour le service de l'homme en marche

La création manifeste la gloire de son Créateur en d'originelles laudes, puis aux yeux de l'homme60; Il a fait toutes choses aimables pour Sa gloire, dans la communication dilective de Sa beauté, Sa bonté et Sa vérité. Elles Lui rendent louange par notre médiation de créatures raisonnables, et doivent donc être ordonnées à l'homme comme à leur centre et sommet61, leur médiateur personnel pour leur retour à Dieu62, qui commence par nommer les choses et amène ensuite leur gestation à sa perfection mille fois dépassée par l'assomption en Christ. Ramener le créé à Dieu, Lui consacrer le monde, est l'office des trois hiérarchies, ecclésiastique, céleste et suprême (la Trinité), et la médiation de l'homme est intégrée dans celle du Christ qui la rend digne, grand prêtre et suprême hiérarque accomplissant « la purification, l'illumination et la perfection [...] de l'Eglise entière et de toutes les âmes saintes »63.

La parrhésie64 est accordée à l'homme pour accomplir son mandat : prolonger l'oeuvre du Créateur, en soumettant, en dominant la terre, en la rendant vivable, mais «toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu» à qui tout doit être référé65. Cette domination «n'est pas un pouvoir absolu, et l'on ne peut parler de liberté d'user et d'abuser, ou de disposer des choses comme on l'entend». Elle est limitée, dès la Genèse, par le respect de normes morales et biologiques, par la qualité de vie du prochain et le legs aux générations à venir. Elle est responsabilité face à la création, et particulièrement face à la vie66.



La seigneurie de l'homme sur la nature est ministérielle, non dictature incontestable; sa mission royale consiste à servir le Christ-Roi, est celle d'un gérant, d'un intendant dominant la nature en la respectant, en « ministre du dessein établi par le Créateur », dans la participation obéissante à la sagesse et l'amour de Dieu67. Il y a un dessein de Dieu pour la création, une intention primitive qui est celle de l'amour, premier des commandements, loi fondamentale de la perfection humaine et de la transformation du monde que l'homme doit respecter et non trahir68. L'homme cependant ne perturbe pas la création en y introduisant la civilisation mais, hors les dévoiements dus au péché (l'intervention civilisatrice humaine est ambivalente, comme la nature, et à purifier), la conduit à son sommet : l'écologie ne s'oppose pas à la mission cocréatrice et transformatrice de l'homme mais lui donne son vrai sens, qui est de s'opposer aux forces du désordre, maladies, péchés, pollution, misère, d'être un bon pasteur acheminant tout vers le Christ. Abandonner la mission civilisatrice de l'homme, au profit d'un état mythique primitif d'une nature prise comme valeur suprême, serait décréation, voire retour à la soumission immanentiste des religions cosmiques. Il y a une différence entre détruire le sol et le cultiver, entre une dilapidation du patrimoine et un développement durable. Un travail respectueux de la nature et au service de l'homme le rend plus humain tout en ennoblissant la matière. Fournissant le pain quotidien de chacun ou favorisant le progrès scientifique et technique, l'élévation culturelle et morale de la société, tout travail a la dignité d'un apport cocréateur à la réalisation du plan providentiel de Dieu69.

Il est reproché au christianisme d'avoir enfanté le mépris techniciste de la nature. Si les racines chrétienne et biblique de la science occidentale sont indéniables, la Bible montrant une nature ni vaine apparence ni absolu divin, à la fois cosmos ordonné par des lois à découvrir et lieu d'un projet humain d'amélioration cocréatrice, la destruction insensée du milieu naturel est liée à une crise anthropologique d'ingratitude face au donateur de toutes les ressources de la création, la négation de toute valeur autre qu'utilitaire de la nature est liée à la dépersonnalisation des rapports humains. Dans cet oubli du Créateur, origine et fin ultime de la création, l'homme se substitue à Dieu, abandonne son rôle de collaborateur de Dieu dans l'oeuvre de la création, et provoque la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée.

Opprimer le faible, c'est outrager son Créateur (Pr 14 31)

L'homme a, en sus d'une mission sacerdotale (d'intercession laudative et transfigurative) et royale, une mission prophétique vis-à-vis de la création. Par le péché originel comme par chaque manquement à la bonté, à l'impératif d'adoration du Dieu transcendant, ou à Ses commandements, nous sommes responsables du désordre du monde. Au-delà de la constatation de la possibilité immédiate d'une fin du monde, une conscience eschatologique voit plus loin que l'apparence, considère chaque action, chaque situation, en rapport avec le destin de l'univers. Il nous faut construire un monde fondé sur l'amitié surnaturelle avec Dieu, non sur une violence originaire que la société devrait canaliser, et pour cela libérer les puissances d'amour et d'humilité, à l'heure où la grandeur est confondue avec l'exploit, le record, la transgression. Si l'édification d'une société humaine harmonieuse n'évitera pas les difficultés de toute croissance, on ne peut sacrifier la nature, le faible, le pauvre, au profit de son confort ou de sa sécurité70. La technique peut induire un sentiment de puissance, déclencher les forces destructrices, détruire le respect que les êtres ont d'eux-mêmes. L'homme, s'il ne reste pas le sujet, l'auteur et le but de son travail, devient l'esclave de sa propre conquête. L'économisme matérialiste qui inverse l'échelle des valeurs, réduisant l'homme au rang de vecteur ou moyen de production et de consommateur, et son activité au quantitatif, au rendement et à l'efficacité, est une idéologie inhumaine qui engendre désordre social et écologique, par une exploitation outrancière de la nature. Face à un messianisme mensonger annonçant une bonne nouvelle de l'économie soi-disant définitive, inévitable et salvatrice, face à de telles déraisons économistes soumettant l'homme à une liberté économique autonome qui joue contre lui, l'économie doit prendre l'humain comme norme de justice et l'épanouissement de l'homme par le don de soi comme projet71.

L'appel à l'harmonisation de la création n'est ni une exaltation collective animale ni un individualisme mercantile et consumériste qui lui ressemble étrangement, ni encore une dissolution dans un Soi universel, fichtien ou égalitariste du type deep ecology. Le biocentrisme et l'anti-spécisme oublient dans leur fanatisme égalitaire la vocation surnaturelle de l'homme. Une mondialisation techniciste et libérale réduisant les contacts humains à des échanges de biens et de services et engendrant confusion et uniformisation serait décréation, simulacre de communion, déshumanisation. L'homme n'est pas irréductible à un élément d'une termitière humaine72. Ce n'est que dans le don parfait, librement et gratuitement restitué, qu'est l'eucharistie, que l'humanité retrouve son statut d'image de Dieu, dans l'harmonie entre universel et local, sans dissolution, car la communion entre les baptisés est toujours subordonnée au lien privilégié et intime de chacun avec le Christ Tête du corps mystique73. La foi eschatologique en la création nous pousse à une praxis sociale de réconciliation universelle vers la paix dans l'amour, marque de la communion périchorétique promise : « Heureux s'ils conservent la paix, car par Toi, Très-Haut, ils seront couronnés. »74

Heureux les doux, car ils posséderont la terre (Mt 5 5)

La maîtrise de la nature à laquelle nous sommes appelés comprend la maîtrise de nous-mêmes, donc la maîtrise de notre propre maîtrise, comprend une éthique de la douceur, de la tendresse. La création en effet est la première affirmation de la tendresse divine, et est appel à être doux et non possessif envers elle, car à ceux qui souhaitent ne rien posséder est promise la terre et le Royaume75. Soyons attentifs à cette tendresse, sachons ressentir plutôt que sentir, regarder attentivement, accueillant tout comme un généreux don de Dieu (Fénelon : «Tout est don : celui qui reçoit les dons est lui-même reçu») dont nous faisons action de grâces76. Ce devoir de bienveillance envers les créatures de Dieu, ce « respect religieux de l'intégrité de la création », en particulier de la vie dont Dieu est la source généreuse77 a des « obligations pratiques en ce qui concerne l'écologie »78, pour faire de la terre une demeure supportable pour chaque homme. Que l'homme ne soit pas devant mais dans la création donne tort à l'attitude dualiste (refusant tout égard au créé non humain, et finissant par rejeter une partie de l'homme lui-même).



Une telle attitude envers la création, libérée de toute possession, de toute mesquinerie liée à une « volonté de puissance », nous donne un regard chaste sur le monde, sans convoitise : «On ne peut bien voir qu'à condition de ne pas chercher son intérêt dans ce qu'on voit.»79 Une attitude désintéressée et gratuite, suscitée par l'émerveillement pour l'être, la splendeur de toute créature sortie des mains de Dieu, permet d'y percevoir Son message, d'assurer une paix avec la création inséparable de notre propre sérénité et de la paix entre les peuples.

La vocation de l'univers, c'est d'être l'ostensoir de Dieu80

Le plan divin est bien la transfiguration et la glorification de la nature, quand l'eau de Cana se fera vin du banquet du Royaume. Le sens de l'univers est de refléter le visage de Dieu, d'être glorifié de Sa gloire, de participer à l'extase jubilatoire de la Trinité. Les arrhes des cieux nouveaux et de la nouvelle terre, où la justice habitera, où les hommes s'échangeront l'infini dans une communion oblative, sont déjà perceptibles ici-bas, dès la Transfiguration et à chaque eucharistie, « dialogue à la table fraternelle de tout l'univers »81 qui recrée et inspire l'amour. L'eucharistie est la transfiguration, non seulement de l'humanité, mais du cosmos, en un «raccourci prodigieux». « Car l'univers doit, lui aussi, entrer dans la vie divine : l'univers, lui aussi, doit être transfiguré par le regard de Jésus. » La matière est épousée par Dieu, transformée par Lui jusqu'à devenir le véhicule de la Présence réelle, consacrant tout l'espace dans l'ouverture à l'esprit, promesse de résurrection. Glorifiée, embrasée par l'amour de Dieu, elle devient signe, sacrement qui nous communique la présence du Seigneur, comme un raccourci de toute l'histoire de l'univers, l'accomplissement de sa vocation ultime. Dans cette transfiguration dans la lumière de Dieu, ciel et terre se touchent et se compénètrent. Ce sacrement de paix réalise l'unité de la création, enfante l'humanité nouvelle, dans un coeur à coeur avec le Christ. Le mariage, cette autre transfiguration de la matière, union de deux chairs en une seule chair configurée à la chair du Verbe incarné, symbolise et réalise déjà la communion humaine. Dieu donne aux époux de collaborer à Son don d'amour qu'est la vie, et à ce travail sacré qu'est l'éducation.



Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu82

Ce modelage sacré des symboles, ces « métonymies du sensible au divin » selon la formule de l'Aréopagite, cet ordonnancement spirituel du monde culmine en la liturgie, à laquelle participe à la fois les anges et le cosmos par les rythmes liturgiques et les éléments matériels, et qui dès la création est placée en point de repère final, en le septième jour de bénédiction, de sanctification et de perfection. Rendus dignes par Lui du culte raisonnable qui est l'oblation de soi, Lui présentant les dons qui viennent de Lui, nous entrons dans l'oblation de l'Église à Dieu par le Christ grand prêtre, qui préfigure la création nouvelle, le Royaume de Dieu où nous verrons tout dans Sa beauté, où tout rayonnera de Sa beauté. Dans une juste ordonnance de la vie terrestre à Dieu, nous sommes alors appelés, en notre corps et notre âme, à nous faire hostie, transparents à la présence de Dieu, et à rendre grâce pour les dons et les fruits de notre travail, présentés en retour à Dieu.

Qui habet aures audiendi audiat (Mt 11 15)

Si une contemplation pleine du mystère du créé suppose la foi, si l'affinité symbolique n'est efficace qu'avec une connaissance préalable de Dieu, il reste qu'en droit et en fait, Dieu est connaissable par Sa création à la simple raison, même pécheresse --- bien qu'elle soit par là encline refuser les enseignements de théologie naturelle prodigués par la nature. Dieu manifeste Ses profondeurs invisibles par Ses oeuvres, « au point que ceux qui ne veulent pas y prêter attention et qui refusent de reconnaître Dieu dans la création, de le bénir et de l'aimer, sont sans aucune excuse; ils ne veulent pas passer des ténèbres à l'admirable lumière de Dieu. » « Celui que tant de splendeurs créées n'illuminent pas est un aveugle. Celui que tant de cris ne réveillent pas est un sourd. Celui que toutes ces oeuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet. Celui que tant de signes ne forcent pas à reconnaître le Premier principe est un sot. »83


La théologie symbolique nous permet d'exprimer, de communiquer nos perceptions du divin, et de pressentir celui-ci dans Sa création. Comme les « signes des temps » nous font décrypter les événements, sachons retrouver l'intelligence de cette révélation naturelle, en commençant par rééduquer notre regard à l'émerveillement, qui nous libère de nous-mêmes dans la joie. Une voix proposa un jour à saint François de compenser ses souffrances par un précieux trésor auprès duquel tout le créé serait néant, « la masse de la terre changée en or pur, les cailloux en pierres précieuses, l'eau des fleuves en parfum ». Ce dernier étant enthousiaste, la voix poursuivit alors : «Eh bien ! frère, dit la voix, réjouis-toi et sois dans l'allégresse au milieu de tes infirmités et tribulations : dès maintenant, vis en paix comme si tu partageais déjà mon royaume!»84 Reconnaître le caractère religieux et sacramental de l'univers, promis à une transfiguration dont nous pouvons déjà sentir les prémices, peut, sans tomber dans les impasses polythéiste et panthéiste, nous aider à éviter la neurasthénie spirituelle dans laquelle nous sombrons trop souvent. Recouvrant l'unité d'une vision poétique, nous pourrons, dans la célébration primordiale de Dieu qu'est la joie devant Sa création, nous «enivrer incessamment de la fontaine de la lumière éternelle»85.

J.L.


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