La Création vaut-elle quelque chose ?
Louis Dutheillet de Lamothe
La fable de Dieu et du millionaire américain.
Peut-être vous rappelez-vous cet
Américain naïf et millionnaire qui, dit-on, avait acheté la lune au prix
fort à quelque plaisantin ? Pourquoi riez-vous ? Est-ce que la lune ne
vaudrait rien par hasard ? Écoutez plutôt cette histoire : un triste jour,
qui n'est pas près d'arriver, un étrange bonhomme vient trouver le rejeton
de ce millionnaire, dont vous semblez faire si peu de cas. Celui-ci le
reçoit avec l'aménité désabusée des gens trop riches :
--- Et que puis-je pour vous, mon bon Monsieur ?
--- Je voudrais vous vendre quelque chose.
--- Ah ! Très bien, nous sommes là pour ça. Et quoi ?
--- Tout.
--- Quoi tout ?
--- Tout.
--- Mais, qu'est-ce que vous avez ?
--- Tout.
--- D'accord mais tout, si c'est déjà beaucoup, ça n'est rien encore. Tout
un champ, êtes-vous un agriculteur français ruiné par la fin de la PAC ?
Toute une mine, seriez-vous un industriel allemand titillé par la
mondialisation ? Tout un pays, son PIB entier, toute la sueur d'un peuple:
seriez-vous un gouvernement acculé par des déficits véniels mais
irresponsables, et jamais rongés par un peu d'inflation salutaire ? Alors
quoi ?
--- Mais tout, voyons, toute la Création. C'est cela que je veux vous
vendre. Combien m'en donnez-vous ?
Et sans aucune hésitation, comme dans une pièce mal jouée dans un petit
théâtre de Barbès, l'autre rétorquerait :
--- Vous êtes fou, bonhomme, la Création n'appartient qu'au Bon Dieu. Il
n'y a que lui qui peut la vendre. Et l'autre de s'offusquer :
--- Mais justement Monsieur, c'est moi le Bon Dieu. Je suis Dieu le Père,
qui a créé le ciel et la terre, et je viens pour vous vendre ma Création.
J'ai été la victime non sanglante d'une OPA d'anges rebelles contre ma
société d'indulgences miséricordieuses gratuites (Jules II m'avait
pourtant assez prévenu). Alors, combien ?
Et sans aucune hésitation, comme dans une pièce mal jouée d'un petit
théâtre du boulevard Montparnasse, l'autre rétorquerait :
--- Mais c'est impossible, ça, Bon Dieu. Nous n'achetons pas n'importe
quoi. C'est une maison honnête ici, figurez-vous.
--- N'importe quoi ? Depuis la procession de mon Fils et du Saint-Esprit,
je n'avais jamais rien fait de mieux. Allons réfléchissez, c'est toute la
Création que je viens vous vendre. Pas un champ, mais tous les champs; pas
une mine, mais toutes les mines ; pas un pays mais tous les pays. Le PIB
mondial en quelque sorte. Et pas seulement : il y a aussi tous les animaux
sur la terre et dans les eaux, toutes les bestioles que j'ai imaginées
pour vous et qui peuplent le monde, du ciron de Pascal au plus gros des
mammifères, du plus affectueux des labradors à la hyène la plus féroce.
Enfin, vous n'allez pas laisser passer ça. Pensez également à tous les
végétaux, des algues et du plancton jusqu'aux cèdres bleus de l'Amérique.
Je vous apporte la brise du matin et l'orage de l'été, les feuilles rouges
et jaunes de l'automne et la neige lourde et candide de l'hiver. Les
larmes et les sourires aussi, l'erreur et le repentir, la liberté. Je vous
vends encore mon soleil et mes étoiles, et tout l'univers et ses mystères.
Alors, combien ?
Comme dans la comédie quotidienne des
mythomanes boursicoteurs de dernière zone, l'autre rétorquera tout de go :
--- Pas un clou !
--- Quoi ? dira Dieu le Père un peu décontenancé, tout de même. Allons,
mon vieux, soyez charitable. Votre grand-père a bien acheté la lune.
--- Non, pas un rond. Rien contre tout. Rien du tout. On est au temps du
marché. Il serait temps de vous mettre au goût du jour. Un champ oui, une
mine oui, quelques animaux gros ou petits, d'accord. Même un peu de pluie
si vous voulez, des sourires ou une caresse pourquoi pas. A la limite
quelque droit de liberté. Mais tout, non. Et d'abord, que vous donner en
échange, en quoi vous payerais-je ?
Dieu s'en va, penaud, un peu déçu. Il a bien une réponse
théologique à lui proposer, mais non économique. C'est l'amour qui rachète
la
Création, comme c'est l'amour du Fils qui rachète les hommes à la justice
du Père. Mais bon, à part ça, il faut bien reconnaître que sa Création, ça
ne vaut rien. Une mauvaise affaire qu'Il a faite là. Il avait bien senti
qu'il s'emballait un peu, sur le coup. À séparer la lumière et les
ténèbres
et tout, ça vous fait des coûts fixes énormes et après, vous ne rentrez
jamais dans vos marges ! T'as voulu produire en abondance, et voilà le
résultat, mon vieux : une belle surproduction. Sans parler du cours qui
s'écroule sur Paradise Street. Bravo, Pater. Même les communistes, ils
nous l'avaient pas fait le coup de la surproduction généralisée !
Moralité...
Voilà, mon histoire est terminée. Elle voulait vous montrer une chose : si
l'on s'en tient à une logique économique (au sens commun et actuel) de la
valeur, Dieu perd contre l'homme. Plus exactement l'homme perd Dieu en ce
sens que, même moralement irréprochable, il refuse comme valant quelque
chose la Création dans son ensemble et ce qui justement, aux yeux de Dieu,
a de la valeur.
Reprenons. Tout d'abord, qu'est-ce que la valeur ? Non, arrêtons-nous
encore un instant. Avant de plonger avec délice dans les abîmes des
définitions philosophiques, d'abstractions qui s'enchaînent à l'infini par
progression exponentielle, précisons que le lecteur ne trouvera ici que
quelques remarques qui n'engagent que mon interprétation, et non un
développement fourni sur la vision chrétienne de la valeur économique, et
notamment de toutes les divergences entre celle-ci et la vision libérale
actuellement en cours à la bourse de Paris (cf. aussi Le Monde,
page
finance, ou son horrible supplément intitulé «Argent»)1.
Nous procèderons en deux temps. Si cet article se voulait un
modèle de la rhétorique des petits séminaires, il vous annoncerait
sagement quels sont ces deux moments de son développement, mais vous aurez
déjà noté qu'il n'en est rien. C'est la nostalgie de la liberté de moeurs et d'expression de l'ancien temps qui nous exhorte à vous les laisser
finalement deviner.
Reprenons2. «Tout d'abord, qu'est ce
que la valeur ?» La valeur de quelque chose, c'est d'abord le nombre de
fois dont, dans une certaine dimension, une mesure conventionnelle
s'éloigne pour cette chose d'une référence. Par exemple, la valeur d'une
distance d'une ville à Paris est le nombre de kilomètres qui l'en sépare
sur la ligne droite qui les joint. Les valeurs sont donc toujours
relatives à leurs références, ce qui n'empêche pas qu'elles soient
cohérentes, c'est-à-dire transitives. Autrement dit, si, sur la même
ligne, la ville A3 est à trente
kilomètres de Limoges et B à 200, alors si A devient la référence, Limoges
est à -- 30 de A et B à 170. Les nombres ont changé mais ils expriment de
façon cohérente la même réalité. Laissons là ces définitions. La valeur
qui nous intéresse est la valeur économique. Ici, l'objet est, par
exemple, un cheval. La mesure est un écu, une livre, un denier même, et,
pourquoi pas, un «euro». En fait, la mesure c'est un objet, ou tous les
objets qui coûtent un «euro». Disons, par exemple, un petit déjeuner à la
cantine de Normale Sup'. La dimension, c'est le besoin, l'utilité. La
question «combien ce cheval vaut-il ?» peut donc se traduire en : «combien
de fois ce cheval m'est-il plus utile qu'un petit déjeuner pris à la
cantine ?». Nous passons un instant sur toutes les subtilités, débats et
désaccords à propos de valeur marginale et moyenne, individuelle ou
sociale. Ce qui est important, c'est que cette valeur-là n'appartient
qu'aux hommes, au moins au premier abord, car elle n'est que la mesure de
son utilité, de son plaisir. Il ne faut pas la confondre avec la valeur
que Dieu peut accorder aux choses. Les chrétiens se sont toujours accordés
sur une inégale «valeur» des créatures. La nature est soumise à l'homme
qui lui est supérieur et contient pourtant moins de perfection qu'un ange.
Cette valeur-là est une valeur substantielle, qui habite le coeur et le
dessein de Dieu. Elle est absolue et éternelle. Rien à voir avec la valeur
économique, qui est une valeur accidentelle, qui changera suivant le
temps, le lieu, les ressources, la mode.
Ergo...
Il y a donc deux valeurs : l'une naturelle, qui appartient à l'essence des
choses, et l'autre accidentelle, qui dépend de l'état des techniques, du
climat de l'été dernier, du goût relatif des hommes à un certain moment
entre les pommes de terre et les carottes, et de mille autres choses
passionnantes encore. Pour les théologiens (pour Dieu dans la petite
histoire introductive), toute la création est la richesse de l'homme. Ils
ont à l'esprit les deux premiers commandements du Dieu d'Abraham, au début
du livre de la Genèse : «Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et
soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et
tous les animaux qui rampent sur la terre.» Toute la terre est la
richesse des hommes, leur propriété. À ce titre, l'air des villes ou le
rayon du soleil sont incontestablement des richesses. Mais nous dirions
pourtant aujourd'hui qu'ils n'en sont pas au sens économique. Une richesse
au sens économique doit être à la fois utile et rare. Parmi celles-ci,
celles dont on peut faire commerce sont celles qui nous intéressent en
premier lieu. Or on ne peut pas faire commerce de toute la création, comme
vous l'avez senti.
De plus, la valeur d'un objet ne s'entend jamais seule, elle existe
toujours relativement à d'autres, dans une échelle de valeur qui ordonne
un ensemble, suivant un certain critère depuis ce qui est ou semble le
moins attachant, jusqu'au plus précieux. Si on distingue la valeur d'un
bien par nature et par accident, l'existence d'une valeur par nature est
due à la hiérarchie du vivant théorisée par les scolastiques (hiérarchie
directement inspirée de la Genèse et des conceptions d'Aristote). Selon
cette valeur, l'esclave est plus grand que le cheval, le cheval que la
souris, la souris que la perle et la perle que la fleur. Si cette valeur
est éternelle aux yeux de Dieu, il existe aussi des appréciations
éphémères et relatives de certaines créatures, les richesses économiques.
Ces valeurs sont valeurs par accident car elles dépendent du lieu, du
temps et de la société qui jugent ce qui est utile et déterminent ce qui
est rare. Saint Augustin remarquait déjà qu'un esclave vaut souvent moins
cher qu'un bon cheval !
Parmi ces valeurs, on distingue la valeur individuelle, qui représente
l'utilité pour un individu d'une quantité d'un bien ou service homogène,
et la valeur collective qui représente l'intérêt social que représente la
production de tel bien ou service, c'est à dire sa participation au bien
commun. Cette valeur sociale d'un bien ou service correspond au concept
médiéval d'indigentia humana, soit le besoin/manque de l'homme de
cette richesse économique. En effet, pour les penseurs chrétiens du prix,
si nous voulions fonder un prix sur les valeurs individuelles accordées
aux objets, nous nous heurterions à deux difficultés : premièrement,
chaque échange dégagerait son prix qui prendrait en compte toutes les
individualités des contractants (ce qui est bien conforme à la vision
antique du contrat selon laquelle le prix discuté par les parties est
juste même s'il s'éloigne du prix commun); secondement, si le prix
égalisait les utilités des individus par rapport à leurs préférences,
alors aucun des contractants ne verrait sa situation s'améliorer après
l'échange, par rapport à avant. Il n'y a alors plus de raison à l'échange
volontaire. Au contraire il faut considérer que le prix égalise (suivant
la justice commutative) les valeurs sociales des biens ou services, à
mesure de leur utilité, de leur abondance ou de leur rareté, et de leur
difficulté à être trouvés ou produits. Chacun peut donc se retrouver après
l'échange dans une situation meilleure du point de vue de ses propres
préférences. Tout le problème est bien sûr de savoir si ce prix, qui
égalise des valeurs sociales, est le même qu'un prix de marché, qui fait
se
rencontrer toutes les valeurs individuelles. C'est donc l'éternel problème
de savoir si le tout se résume à la somme des parties (pour les penseurs
médiévaux nul doute que non)4.
Péroraison
Je vois que tout cela est bien, et déjà trop long. Je m'arrête donc sur
ces
entrefaites passionnantes. Je ne suis pas sûr que mon plan soit bien
clair, ce qui est tout à l'honneur des exigences d'annonce de plan des
petits séminaires. La Création vaut bien quelque chose, mais cette valeur
est ordonnée à des fins biens supérieures à nos petits égoïsmes. Vouloir
intégrer cette valeur dans le système de marché (droit à polluer etc.)
peut bien domestiquer un temps l'esprit de luxe, mais ne respecte pas
vraiment la valeur de toute chose, comme saint Paul invitait déjà les
maîtres à respecter ces esclaves, qui valaient moins que leurs chevaux.
L.D.