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« Seigneur, apprends-nous à prier »





Laurence Bur

« Seigneur, apprends-nous à prier1 » : c'est en réponse à cette demande (dans l'Évangile de Luc) que le Christ enseigne à ses disciples la prière du Notre Père. Elle vient donc répondre à un constat d'incapacité à prier. La demande que les disciples adressent à Jésus est bien plus profonde que s'ils lui disaient par exemple : « qu'est-ce que la prière? ». Telle qu'elle est formulée, leur demande laisse penser que l'on ne peut savoir ce qu'est la prière qu'en priant. « Dieu fait le don de la prière à celui qui prie », dit Saint Jean Climaque. La seule définition de la prière serait alors tautologique : il faut prier pour savoir ce qu'est la prière.

Reste qu'en enseignant ce que nous appelons le Pater à ses disciples, le Christ ne leur apprend pas seulement une prière particulière, mais bien ce qu'est la prière véritable. Si le Notre Père est la prière par excellence des chrétiens, à la fois récitée en commun lors des offices, mais aussi priée personnellement dans le silence, c'est précisément parce qu'elle est comme la source de toute autre prière. C'est bien ce que suggère Sainte Thérèse de Lisieux lorsqu'elle parle ainsi de son expérience de la prière : « Quelquefois, lorsque mon esprit est dans une si grande sécheresse qu'il m'est impossible d'en tirer une pensée pour m'unir au Bon Dieu, je récite très lentement un Notre Père et puis la salutation angélique, alors ces prières me ravissent, elles nourrissent mon âme.2 » Le Notre Père n'est pas pris ici comme une prière trop bien connue, rabâchée, qui est récitée les yeux fermés, mais bien comme ce qui vient nourrir la prière plus personnelle lorsqu'elle s'essouffle. En quoi le Notre Père est-il ainsi la source d'où coule toute autre prière? En quoi apprenons-nous à prier en priant le Notre Père?

Prière et demande

La demande fait-elle partie de la prière ? Que peut-on demander? Telles sont les questions que, dans un tout autre contexte certes, se pose à sa manière Socrate, lorsque dans son dialogue avec le religieux Euthyphron, il essaie de démontrer à ce dernier que la piété ne consiste pas à adresser des demandes aux dieux en échange des louanges qui leur sont rendues. Apparaît donc l'intuition fondamentale que les actes de piété, parmi lesquels la prière, ne peuvent pas être (du moins pas seulement) des demandes, des « prières » au sens courant (prier quelqu'un de faire ceci ou cela, dit-on). C'est précisément l'idée que reprend Maître Eckhart lorsqu'il donne dans l'un de ses sermons allemands son interprétation de l'épisode évangélique des marchands dans le temple, chassés par Jésus3. Maître Eckhart montre que ces marchands que le Christ jette hors du temple sont peut-être en vérité nous-mêmes.



« Voyez, ce sont tous des marchands, ceux qui se préservent de péchés grossiers et seraient volontiers des gens de bien et font leurs bonnes oeuvres pour honorer Dieu, comme jeûner, veiller, prier, et quoi que ce soit ; [ces bonnes oeuvres], ils les font cependant pour que Notre Seigneur leur donnne quelque chose en retour, ou pour que Dieu leur fasse en retour quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Ils veulent donner une chose pour une autre, et veulent ainsi commercer avec Notre Seigneur. »
Il ne s'agit pas de prier Dieu pour en tirer quelque chose, mais bien parce qu'il est Dieu et pour nulle autre raison. Cela pourrait donc revenir à dire que, finalement, si dans ma prière je demande quoi que ce soit à Dieu, les marchands sont toujours dans le temple, et je suis l'un d'eux. C'est d'une certaine façon en ce sens que l'on peut comprendre la parole suivante du Christ : « Votre Père sait ce qu'il vous faut avant que vous le lui demandiez.4 » Reste qu'on ne saurait en conclure radicalement que prière et demande s'excluent, puisque le Christ dit aussi : « Demandez et l'on vous donnera5 », ou encore : « Quiconque demande reçoit6 », et que, surtout, le Notre Père est lui-même composé de demandes (cinq chez Luc et sept chez Matthieu). Ces demandes du Notre Père nous apprennent ce que doit être la demande adressée à Dieu pour qu'elle soit une vraie prière. Les demandes du Notre Père ne sont pas des demandes pour moi, elles ne visent pas à satisfaire mes intérêts personnels, mais plutôt à me rapprocher de Dieu. La demande est ordonnée au salut : il ne s'agit d'adresser des demandes à Dieu que dans la mesure où ces demandes visent à notre salut. Et inversement, toute demande est susceptible de figurer dans notre prière pour autant qu'elle ne risque pas, en étant exaucée, de nous éloigner de Dieu. La demande n'a donc sa place dans la prière, et n'est prière, que si elle est un acte de conversion, c'est-à-dire de conversion du regard : il s'agit de demander non pas en fonction de notre regard sur nous-mêmes, de notre vision humaine du bien, mais en fonction du regard que Dieu porte sur nous et qui nous appelle à devenir ses Fils. Telle est donc la condition pour que la demande relève d'une prière et non pas d'un commerce avec Dieu.

C'est dire du même coup que nous ne pouvons pas compter que sur nous-mêmes dans la prière, car il est difficile de savoir ce qui dans nos demandes peut être contraire à la volonté de Dieu, obstacle à notre salut. Apparaît ainsi un autre trait de la prière, sur lequel insiste Saint Paul, à savoir que toute prière est en vérité prière de l'Esprit Saint en nous.

La prière de l'Esprit Saint

Ce n'est pas une fois pour toutes que les disciples ont demandé au Christ de leur apprendre à prier ; c'est à chaque fois que nous prions, et en particulier dans l'épreuve de la foi, que nous sommes susceptibles d'adresser cette prière à Dieu. Nous commençons très souvent notre prière par une invocation à l'Esprit Saint pour que naisse en nous l'esprit de prière, nécessaire pour que nous sachions adresser les vraies demandes à Dieu. Et peut-être que finalement la plus importante des demandes, celle qui rend possible toutes les autres, est celle qui consiste à demander à Dieu l'Esprit Saint. Après avoir dit aux disciples : « Demandez et l'on vous donnera », c'est précisément la demande de l'Esprit Saint et nulle autre que le Christ évoque : « Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui l'en prient.7 » L'Esprit Saint n'intervient donc pas seulement au début de la prière, mais il donne le souffle qui portera toute la prière. La prière est donc toujours la prière de l'Esprit Saint en nous, car par nous-mêmes nous ne savons pas prier. Voilà ce que dit admirablement Saint Paul dans l'Epître aux Romains :



 «Pareillement, l'Esprit vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l'Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et celui qui sonde les coeurs sait quel est le désir de l'Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu.8 »
Toute prière doit donc commencer par un aveu : par nous-mêmes, nous sommes incapables de prier. Toute prière commence par un appel à l'Esprit Saint, est portée par le souffle de l'Esprit Saint, est entièrement prière de l'Esprit Saint en nous. Ainsi seulement la prière en commun de plusieurs croyants réunis prend-elle tout son sens. Si la prière n'était qu'un dialogue personnel de l'âme avec Dieu, la prière en commun serait dépourvue de sens. L'union de prière est possible précisément parce que la prière est d'abord prière de l'Esprit en chacun de nous. Lorsque nous prions, nous ne sommes pour ainsi dire jamais seuls, même dans la prière que nous faisons quotidiennement dans le secret de notre « vie privée ». La prière, aussi personnelle soit-elle, se fait toujours en communion par l'Esprit avec les autres chrétiens. Or, il semble que c'est là précisément une des choses que nous apprend le Notre Père sur la prière en général.

Notre

Nous disons le Notre Père aussi bien en commun que lorsque nous sommes seuls. C'est bien sûr le cas d'autres prières, mais le Notre Père a ceci de particulier que nous le récitons à la première personne du pluriel, que nous soyons seuls ou avec un groupe de croyants. Le premier mot du Notre Père mérite que l'on s'y arrête : que nous disions Notre Père, montre d'emblée que nous nous inscrivons dans une communauté, dans l'Église. Le Notre Père est ainsi par excellence la prière catholique, c'est-à-dire universelle. Son premier mot est en quelque sorte le signe de la communion de la famille dispersée dans le temps et dans l'espace. « La multitude des croyants n'avait qu'un seul coeur et une seule âme9 », dit le texte des Actes des Apôtres. Si donc dans les faits nous prions quotidiennement en privé, comme le Christ nous invite à le faire, en nous retirant « dans le secret10 », entre quatre murs, la prière n'est jamais à proprement parler un acte privé; nous prions toujours dans l'Église. Et les paroles du Notre Père dans notre prière silencieuse n'ont un sens que si nous avons toujours à l'esprit cette universalité de la prière, si, lorsque nous disons Notre, nous ne pensons pas Mon, mais nous nous efforçons d'être en communion de coeur avec les autres croyants.

Le Notre Père nous rend donc attentifs à ceci, que dans la prière véritable, chacun prie toujours par l'Esprit Saint, pour tous, pour son salut propre et pour celui de tous. C'est en ce sens que le Notre Père peut être pris comme la prière à laquelle se nourrit toute autre prière, qui nous fait comprendre que, paradoxalement, nous ne commençons à prier que lorsque nous confessons d'abord que nous ne savons pas prier.

L.B.


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