Le Notre Père dans la messe
Jean-Rémi Lanavère
Les messes mises en musique par les Bach, Mozart, Charpentier et autres
compositeurs de renom ne comportent que très rarement un « Pater noster »,
alors qu'on y peut admirer une kyriale (Kyrie-Sanctus-Agnus
Dei), un
Gloria ainsi qu'un Credo, qui semblent ainsi former comme
l'ossature
de la
messe. Non que ces compositeurs soient des impies, mais parce que le Notre
Père n'apparaît pas comme une prière propre de la messe. Et c'est un fait,
il fait partie de ces quelques textes de la messe que nous disons
volontiers en dehors du cadre liturgique, ce qui n'est pas le cas du
Credo
ou de l'Agnus Dei ,que nous concevons mal arrachés à leur ancrage
liturgique.
Faudrait-il dire pour autant que le Notre Père n'est qu'un ajout, un
ornement, ce que l'histoire de son introduction dans la messe romaine par
Saint Grégoire nous laisse suggérer ? Pour que nous ne nous laissions pas
aller à ces suggestions qui sont en contradiction avec ce que le Christ
nous a dit de cette prière, essayons brièvement, à partir de la
considération de sa place dans le déroulement de la messe, d'en pénétrer,
pour autant qu'il est possible, la signification et la raison d'être
du Pater dans le cadre de la messe.
Il existe bien des partitions de la messe, en liturgie de la parole et
liturgie de l'Eucharistie, par exemple. Retenons pour notre part celle-ci:
on peut raisonnablement distinguer six parties dans la messe: la
préparation du sacrifice, l'instruction, l'oblation, la consécration, la
communion et l'action de grâce.
Le Notre Père, situé entre la consécration et la communion, est
traditionnellement rattaché à cette dernière partie. Ce qui clôt la
consécration, c'est la doxologie finale, et ce qui ouvre la communion,
c'est le Notre Père. Plus précisément, le Notre Père se trouve dans la
première subdivision de la partie «communion», nommée tout naturellement
«la préparation à la communion».
Cette préparation est constituée de trois groupes de prières, qui nous
introduisent à la communion: le Pater, l'Agnus Dei, et deux
oraisons dites par le célébrant. Il s'agit donc, pour approcher le sens de
cette prière des prières qu'est le Notre Père au sein de la messe, de voir
en quoi elle introduit mieux qu'aucune autre à recevoir le pain
eucharistique.
Dans la courte préface prononcée par le prêtre - « Comme nous l'avons
appris du Sauveur, et selon
son commandement, nous osons dire » -, portons l'attention sur ce verbe
« oser ». Il signifie la crainte, et la confiance permettant de la
surmonter.
Pourquoi la crainte ? Parce que par lui-même, l'homme ne peut se faire
l'égal de Dieu, en proclamant qu'il est son fils. Les Juifs ne s'y
trompèrent pas, eux qui accusèrent de blasphème celui qui avait l'audace,
l'orgueil de faire de Dieu son père.
Pourquoi la confiance ? D'une part parce que c'est Jésus lui-même qui nous
a demandé, sur le mode impératif, de prier le Père ainsi: « Vous donc,
priez ainsi » (Mt 6, 9). D'autre part, et surtout, parce que Jésus nous
révèle:
-que nous étions des frères, ce que le meurtre d'Abel par Caïn avait mis
en doute: « et tous, vous êtes des frères » (Mt 28, 8);
-que nous étions ses frères: « Voyez quelle manifestation d'amour le Père
nous a donnée pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le
sommes! » (1 Jn 3, 1). Or le Père a dit: « Celui-ce est mon Fils bien-aimé, qui
a toute ma faveur » (Mt 3, 17). Par conséquent nous sommes frères du
Christ, fils d'un même Père, mais non par le même mode de filiation: le
Christ est fils par nature, nous sommes filles et fils par adoption.
La confiance l'emporte d'autant plus qu'au moment où l'on récite le Notre
Père, le Christ est présent réllement en son corps et en son sang sur
l'autel. Après avoir actualisé l'institution de l'Eucharistie, le prêtre
actualise cette autre institution du Christ qu'est le Notre Père -« et
divina institutione formati ». De plus, le prêtre est entièrement configuré
au Christ, et comme le Christ avait parlé en lui lors de la consécration,
c'est le Fils qui parle au Père lors de la récitation du Notre Père.
Enfin, l'assemblée des fidèles, en se préparant à communier, se prépare à
ce qui fait d'elle une assemblée, et une assemblée de filles et fils de
Dieu.
En effet, c'est l'Eucharistie qui fait l'Eglise, et qui fait que nous
puissions dire Notre Père et non Mon Père. Le prêtre dit dans la
prière eucharistique numéro trois : « Quand nous serons nourris de son
corps et de son sang et remplis de l'Esprit Saint, accorde nous d'être un
seul corps et un seul esprit dans le Christ ». En communiant, nous devenons
le corps du Christ. Or, le corps mystique du Christ, c'est l'Eglise.
Saint Paul dit dans la première Epître aux Corinthiens (versets 16-17) :
« La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas communion au
sang du Christ ? Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au sang du
Christ ? Parce qu'il n'y a qu'un pain, à plusieurs nous ne sommes qu'un
corps, car tous nous participons à ce pain unique ». Et ce corps, c'est un
corps de Fils et de Filles de Dieu. Certes, c'est du baptême que nous
devenons fils de Dieu : « Car vous êtes tous Fils de Dieu, par la foi dans
le Christ Jésus. Vous tous en effet baptisés dans le Christ, vous avez
revêtu le Christ » (Galates, 3, 26 sq). Mais c'est dans l'Eucharistie que
nous vivons de la vie du Christ (« Qui mange ma chair et boit mon sang
demeure en moi et moi en lui. De même que le Père, qui est vivant, m'a
envoyé et que je vis
par le Père, de même celui qui mange lui aussi vivra par moi », Jean 6,
56-57), d'une vie de grâce surabondante.
Le Notre Père, placé là où il est devient proprement mystagogique : il
est comme une voie menant aux saints mystères, qui nous révèlent notre
identité d'enfants de Dieu rassemblés au sein d'une même Eglise, épouse de
Celui qui est présent sacramentellemnt dans le pain auquel nous
communions.
Il nous prépare à cette communion en nous faisant prendre conscience de
l'unique
paternité qui est la nôtre : « N'appelez personne votre Père sur la terre,
car vous n'en avez qu'un, le Père céleste » (Matthieu 23, 9), lorsque nous
devenons le corps du Christ, « fils unique de Dieu né du Père avant tous
les siècles ». Saint Augustin écrit : « Recevez ce que vous êtes et devenez
ce que vous recevez ».
On voit par là que le Notre Père a toute son importance à cette place
précise de la liturgie eucharistique. Cette importance se marque aussi
historiquement, en ce que, d'après le témoignage de saint Grégoire le
Grand, dans l'Eglise primitive, lorsque les prêtres et les fidèles étaient
pressés par le temps et à cause de la menace d'exécution, la messe se
réduisait à la consécration, à la récitation du Notre Père et à la
communion.
Le Notre Père a donc bien sa place au coeur de l'Eucharistie, elle
que Vatican II a qualifiée de « source et sommet de la vie
chrétienne »: la plus haute façon de prier le Notre Père, c'est sans
nul doute de le prier à la messe.
J.-R.L.