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Lectures patristiques du Notre Père





Matthieu Cassin
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Pour les Pères, il s'agit de l'oraison dominicale, c'est-à-dire la prière du Seigneur, plus que du Notre Père. En effet, c'est la nouveauté de cette prière qui est mise en avant, et son caractère particulier : elle est enseignée par le Christ, Fils de Dieu ; Dieu, en son Fils, apprend à ses enfants comment le prier. « Celui qui nous a fait vivre nous a aussi montrer comment prier. » Cyprien, De Oratione dominica, 2. Si le notre Père est la prière par excellence de la communauté rassemblée par la célébration du Jour du Seigneur, il est tout autant prière quotidienne, puisque prière essentielle. Origène, dans le Sur la Prière, 18-20, montre que le Christ rassemble là son enseignement sur la prière : à partir du texte de Mt, 6, 5-8, qui précède immédiatement le texte même du Notre Père, il reprend les attaques contre la Vaine Gloire (), thème récurrent dans son oeuvre, homélies et traités, qui est recherchée parmi les hommes, non auprès de Dieu. Au contraire, c'est en présence du Seigneur, dans la chambre secrète qu'est la conscience, dans l'église où le Christ est présent, que la prière a son lieu nouveau.

Origène dégage, à cette étape, deux éléments de nouveauté dans la prière. Le type de parole change ; ce n'est plus rabâcher, bavarder, paroles qui ont toujours un rapport avec les biens terrestres, et qui donc sont paroles vaines, creuses, () ; ce sont les mots mêmes du Christ, et suffisamment brefs pour que l'esprit puisse tenter de s'y appliquer tout entier. C'est aussi d'un nom nouveau que Dieu est appelé : si Père et fils sont parfois employés dans l'Ancien Testament, c'est dans un sens métaphorique, et pour Origène, les fils y sont toujours sujets. Au contraire, le Christ nous fait ses frères, les fils par l'adoption d'un même Père, Jn, 1, 2, et nous a donné l'Esprit qui nous fait dire « Abba », Rm 8, 14-15. Le Verbe nous façonne à sa ressemblance, nous faisant l'image de l'Image qu'il est du Père.

« Jésus-Christ, Notre Seigneur, a fixé pour de nouveaux disciples d'une nouvelle alliance une nouvelle forme de prière. Il fallait en effet qu'en ce domaine un vin nouveau soit versé dans des outres neuves et une pièce nouvelle cousue à un vêtement nouveau. » Tertullien, De Oratione, 1, 1. De cette nouveauté, les Pères explorent des aspects divers selon leurs sensibilités, mettant en lumière tel ou tel point, s'attardant davantage sur le plus problématique, passant sur ce qui est hors de leurs préoccupations du moment, ou de celles de leur auditoire. On s'attardera sur quelques points : qui peut dire « Notre Père », et comment le dire ; le Notre Père présenté comme résumé de la foi, puisqu'il est la prière ; la sanctification ; la nature du pain.

Le Notre Père est la prière des enfants de Dieu, donc la prière d'après le baptême. « Comment en effet celui qui n'est pas encore né pourrait-il dire Notre Père ? » Augustin, Sermones, 59. Reprenant le thème de la nouvelle naissance, développé en Jn 3, dans l'entretien avec Nicodème, et l'appliquant à la filiation adoptive, Augustin souligne la nécessité d'appartenance à la communauté ecclésiale pour pouvoir dire en vérité Notre Père, ce que d'autres rappellent (Théodore de Mopsueste, Résumé des fables hérétiques, 5, 28 ; etc.). Car prière du Fils, elle ne peut être vraie que dans l'Esprit, Ga 4, 47 ; Rm 8, 14-17. C'est l'Esprit qui prie en l'homme, c'est dans l'Esprit que l'homme peut prier en vérité. Or c'est au baptême que l'Esprit est communiqué à l'homme. « En sorte qu'après avoir reçu l'Esprit et la vérité par la sanctification [ c'est-à-dire le baptême ] qui vient de lui, nous puissions aussi adorer en Esprit et en vérité. » Cyprien, De Oratione, 1, 2 ; Jn 4, 23-24.

Or, puisque la prière se fait dans l'Esprit, elle s'étend à tout le corps mystique du Christ, en chacun de ses membres. Augustin, dans le De Sermone in monte, 2, 4, 16, rappelle l'universalité du Salut et l'annonce faite aux Nations, en même temps que la bonté du Christ. « Le Fils de Dieu est unique et pourtant il n'a pas voulu être seul ; il a daigné avoir des frères [...]. Dans sa fraternité, il appelle les peuples des Nations et le Fils unique a d'innombrables frères qui puissent dire notre Père. » Tout homme qui accueille l'Esprit et fait en lui les oeuvres du Père peut le prier ainsi. C'est remettre en mémoire le lien nécessaire des oeuvres et de la prière, de la vie et de la foi. Cyprien le formule autrement : appeler Dieu « Père » doit nous rappeler d'agir comme ses enfants, nous rappeler que nous sommes sont temple. Ce que l'on peut rapprocher des recomandations qu'il fait auparavant sur la modestie du corps et de la voix, sur la communion ecclésiale dans la prière.

Mais plus largement, les Pères voient cette prière, puisqu'elle est celle que le Christ a enseignée, comme le résumé de la vie chrétienne, sous tous ses aspects : non seulement c'est la prière parfaite, mais elle est aussi règle de vie et résumé de foi. On trouve à ce sujet chez Augustin l'exemple de ces interprétations numériques, de ces rapprochements autour d'un nombre symbolique qu'il affectionne ; dans le De Sermone in monte, 1, 11, 38, il rapproche les sept dons de l'Esprit, les sept premières béatitudes et les sept demandes du Notre Père :
Mais il est d'autres lectures, et pour beaucoup, le Notre Père résume tous les aspects de la vie chrétienne en ce qu'il est appel à la sainteté et à la conversion des moeurs. « C'est de ces brèves paroles que se servit Notre Seigneur, comme s'il voulait dire que la prière ne consiste pas en mots mais en moeurs, amour, application au bien [...]. Or la prière doit se faire en vue de la conduite [...] la prière véritable est rectitude morale, amour envers Dieu, et zèle pour ce en quoi il se complaît. » Théodore de Mopsueste, Cathéchèses, 3, 5. Origène, lui, dans l'Homélie 19, 4 rapproche confession et mode de vie, foi chrétienne et vie chrétienne, rappelant à ses auditeurs le poids des mots prononcés. « Celui qui dit "Notre Père" professe par cette appellation à la fois la rémission des péchés, l'abrogation des peines, la justice, la sainteté, la rédemption, la filiation adoptive, l'héritage et la fraternité avec le Monogène, la communication de l'Esprit. [...]. Il dit "Notre Père", rapportant sa prière au corps tout entier, ne songeant en rien à lui-même, mais en tout au prochain. Il supprime ainsi les inimitiés, réprime l'arrogance, élimine l'envie ; il proclame la charité mère de tous les biens et chasse l'inégalité dans les choses humaines [...] il manifeste l'égale dignité du roi avec le pauvre, puisque nous avons tous en commun les biens les plus grands et les plus nécessaires. » C'est lier et rapprocher sans cesse parole et action, temps passé dans l'église et vie quotidienne, relation "communautaires" et relations dans le monde.

Cyprien, dans le De Oratione dominica, 15, développe même, à l'occasion de son commentaire de la demande « que ta volonté... » une sorte d'hymne du bien-vivre chrétien.
« L'humilité dans la conduite, la fermeté dans la foi,
La vérité dans les paroles et dans les actes, la justice
Dans les oeuvres la mansuétude et dans les moeurs la rectitude.
Ne point savoir faire injure et savoir la tolérer quand elle est faite,
Avec les frères, conserver la paix, et le Seigneur, l'aimer de tout son coeur.
Chérir en lui le Père, et craindre le Dieu,
Ne rien mettre au monde au-dessus du Christ, or il nous a mis au-dessus de lui.
A son amour, s'attacher inébranlablement ; à sa croix, se lier indissolublement.
Et quand il est temps de lutter pour son honneur et pour son nom,
Montrer, lors de l'interrogatoire, cette fermeté qui fait de nous des confesseurs,
Montrer, dans la torture, cette foi qui fait de nous des lutteurs,
Montrer, à l'heure de la mort, cette acceptation de la souffrance qui
fait de nous des triomphateurs.
Voici la vie de qui veut être cohéritier du Christ,
Voici l'obéissance aux préceptes de Dieu,
Voici l'accomplissement de la volonté paternelle. »
C'est rassembler là un programme d'imitation du Christ, qu'évoque l'obéissance à la volonté paternelle. Si les commentaires du Notre Père donnent rarement naissance à une prière directement adressée à Dieu, bien plus souvent ils se déploient en invitation à la prière, ou à une vie à laquelle la prière donne forme.

Sans passer, en revue chaque demande, on s'arrêtera au commentaire de deux d'entre elles, celles qui ont sans doute soulevé - avec celle sur la tentation - le plus de commentaires ; non pour exposer les positions de chacun, mais pour dégager les lignes principales d'interprétation et leur apport possible à la compréhension et à la méditation des mots mêmes de la prière ; à la prière, donc.

Origène, dans le Sur la Prière, s'attarde longuement sur la glorification du Nom divin. Pour rappeler d'abord sa définition du nom, qui « désigne la nature propre et incontestable de l'être nommé », et donc qui est immuable pour Dieu seul. S'appuyant sur les Psaumes, il montre qu'exalter le Nom de Dieu, c'est « participer à l'effluve divine », et qu'il faut pour cela lui construire une demeure en soi-même, cf. Ps 30, 1. Car, de même que pour la deuxième demande, celle de la venue du Règne, il paraît étrange de demander ce qui est déjà : le Nom de Dieu est saint, son Règne est établi ; mais c'est en nous qu'il y a encore à l'accomplir, ou tout au moins à l'achever, en détruisant le péché, en laissant souffler en nos coeurs l'Esprit. C'est prier pour que la volonté de Dieu nous amende, et de terre que nous sommes, pécheurs, nous fasse ciel. Un ouvrage abusivement attribué à Jean Chrysostome, l'Opus imperfectum in Matthaeum, Hom. XIV, souligne la justesse de la formule employée dans la prière : ce n'est pas « Père, sanctifie ton Nom en nous », ni « Sanctifions ton nom », mais une formule impersonnelle ; « de même que l'homme ne peut pas faire le bien s'il n'a pas l'aide de Dieu, ainsi Dieu ne réalise pas le bien en l'homme si l'homme ne le veut pas. » Par l'attention au moindre détail d'un texte essentiel, l'auteur patristique sait retrouver dans un mot ou un tour en apparence insignifiant, et à propos de chaque élément, de chaque demande de la prière, la totalité de l'économie du salut et de la bonté divine, mettre en lumière la totale liberté humaine en même temps que la nécessité de la grâce.

La question du pain demandé est plus complexe, car les Pères sont partagés sur le sens à donner aux mots employés pour qualifier ce pain. En effet, le texte de Mt comporte un adjectif, , qui peut recevoir deux interprétations que présente Origène, Sur la Prière, 27 : soit le mot vient d' + , supersubstantiel ou approprié, nécessaire, soit il vient d', quotidien ou de demain. Les Pères latins sont rares à poser la question, car jusqu'à la Vulgate, le mot est traduit par quotidianum. Origène préfère le premier sens, car ce pain est alors nettement celui qui vient du ciel et nous communique l'immortalité divine. Il le rapproche de l'Arbre de vie, la Sagesse de Pr 3, 18. Si le deuxième sens était à retenir, il faudrait comprendre, pour Origène, qu'il s'agit du pain du siècle à venir, du monde nouveau où le Christ régnera, accordé par anticipation aux fidèles. Mais nous sommes déjà entrés dans un deuxième débat, qui est celui du pain spirituel et du pain matériel. Pour rester encore un peu dans le premier débat, arrêtons-nous à Jérôme ; son retour au texte grec pour établir une traduction latine plus fidèle que les Veterae Latinae l'amène en effet à s'interroger sur le sens de l'adjectif grec, qui n'est plus pour lui masqué par la traduction latine traditionnelle ; puisqu'il est interdit de penser au lendemain, il ne peut s'agir selon Jérôme de demander dans la prière par excellence qu'est l'oraison dominicale ce qui « peu de temps après sera éliminé et digéré. » (In in Titum, 2, 14). Jean Cassien s'attache au contraire à développer les deux sens et à les expliciter : « La première qualification [supersubstantialem] exprime sa noblesse et le caractère de sa substance qui élèvent au-dessus de toute substance et font qu'il dépasse par sa sublime grandeur et sainteté toutes les créatures. Le deuxième [quotidianum] exprime l'usage qu'il faut en faire et son utilité : le mot quotidianum montre que sans ce pain, nous ne pouvons vivre un seul jour de la vie spirituelle. » Conférences IX, 21.

En outre, les Pères sont divisés, selon l'accent principal de leur spiritualité et de leur pastorale, sur le sens à donner au pain, spirituel, matériel ou les deux. Certains penchent pour le seul pain spirituel : « Le véritable pain est celui qui nourrit l'homme véritable [...] et qui élève celui qui s'en nourrit à l'image du Créateur. » Origène, Sur la Prière, 27, 2. « Nous faisons injure à la puissance et à la miséricorde infinie de Dieu si nous lui demandons quoique ce soit en dehors de la gloire de son royaume [...]. Il est certain qu'il nous accordera libéralement, avec les richesses célestes, aussi les terrestres. » Ephrem, Parénèse, 74. Les Cappadociens insistent au contraire, dans d'autres contextes, sur la nécessité de demander le pain que produit le travail, mais de ne demander que le pain, non la richesse. « Il veut que nous soyons toujours ceints pour le voyage et tout prêts à prendre notre essor vers le ciel, ne demandant pour le corps que ce que la nécessité commande » prêche Jean Chrysostome, In Mt, Hom. XIX, 5. C'est que selon les urgences du temps, il est nécessaire de mettre l'accent davantage sur la pauvreté matérielle ou sur l'exigence spirituelle ; c'est aussi qu'il est plus facile de parler à des moines ou à une petite communauté fervente de pain spirituel qu'à l'assistance d'une église. Et plutôt que d'opposer les interprétations mieux vaut les rapprocher et reconnaître leur valeur, puisqu'elles se complètent plus qu'elle ne s'excluent. Demander le strict nécessaire en termes de biens matériels, le pain, c'est aussi laisser place au pain spirituel et le chercher plus que tout le reste. Cyprien rappelle que « dans le dessein de Dieu, chacune de ces deux interprétations est utile au Salut », que nous demeurions chaque jour en Christ et qu'ayant renoncé au monde, nous ne demandions que de quoi survivre en ce jour. Toute interprétation qui écarterait trop radicalement le pain matériel réduirait l'essentiel de l'homme à un pur esprit, et tendrait au gnosticisme ; toute interprétation qui ne verrait que le pain matériel réduirait l'homme à la terre.

On trouve ces lectures du Notre Père dont on a tenté de donner ici quelques brefs aperçus, dans des oeuvres très diverses, commentaires exégétiques, homélies, catéchèses pré- ou post-baptismales, traités dogmatiques ou sur la prière, ce qui explique leur diversité d'approche et de ton et permet ce foisonnement de lectures. Un exemple encore, chez Ambroise, De Sacramentis, V, 27, sur la dette : « Tu étais riche, fais à l'image et à la ressemblance de Dieu. Tu as perdu ce que tu possédais, c'est-à-dire l'humilité [...] tu as perdu ton argent, tu t'es fait nu comme Adam, tu as accepté du diable une dette qui n'était pas nécessaire. Et par là, toi qui étais libre dans le Christ, tu t'es fait le débiteur du diable. » Par un retour à la relation concrète de débiteur à créancier, ici appliquée à l'homme et au diable, Ambroise explicite pour ses catéchumènes l'image implicite contenue dans la prière du Seigneur, la dette qu'est le péché, en en présentant les protagonistes. La clarté et la force ne sont pas toujours et chez tous de cet ordre, et la prière par excellence, on l'a dit, n'a pas fait jaillir une prière de feu dont on ait trace écrite. Comme si l'on ne pouvait qu'expliquer ce qui contient déjà tout, et le laisser monter au coeur. Tertullien, une dernière fois : « L'oraison dominicale est vraiment l'abrégé de tout l'Evangile. [...] Dans quelques mots, que d'oracles rejoignent les Prophètes, les Evangiles, les Apôtres ! Que de discours du Seigneur, de paraboles, d'exemples, de préceptes ! Que de devoirs exprimés ! Hommage rendu à Dieu par le titre de Père, témoignage de foi en son Nom, acte de soumission à sa volonté, rappel de l'espérance en la venue de son Règne, demande de la vie dans le pain, aveu suppliant de nos dettes, fervente requête pour être défendus des tentations. Quoi d'étonnant ? Dieu seul a pu nous apprendre comment il voulait être prié. C'est donc lui qui règle la religion de la prière, l'anime de son Esprit, au moment où elle sort de sa bouche, et lui communique le privilège de nous transporter au ciel en touchant le coeur du Père par les paroles du Fils. » De Oratione 2 ; 9. Que tout commentaire fasse revenir, le coeur plus ouvert, au texte, pour que celui-ci soit prière plus vraie en l'Esprit.

M.C.



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