À propos du Pater
Simone Weil
Ce texte de Simone Weil est issu du volume intitulé Attente de
Dieu, recueil de
lettres et de textes récoltés par un de ses derniers
interlocuteurs, le père dominicain Jean-Marie Perrin, qui
en a rédigé l'introduction qui suit.
Pour comprendre toute la portée de ce texte, il est indispensable de
se souvenir de ce que fut pour Simone Weil la découverte du Pater, sa
première prière, sa première rencontre quotidienne avec le
Christ (cf. Lettre 41).
Pourtant certaines formules doivent être corrigées. Simone Weil était
intensément frappée par la transcendance de Dieu; elle n'avait pas encore
expérimenté sa proximité, la joie et la confiance filiales qu'il verse
dans l'âme de ses enfants; elle ne savait encore qu'imparfaitement ce
témoignage de l'Esprit, que nous sommes tous enfants de Dieu.
Notre-Seigneur veut que les siens sachent que le Père du ciel est
infiniment plus Père que tous les parents de la terre: "Si vous êtes
mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus
votre Père qui est dans les cieux" (Mat.,VII, 11). "Même les cheveux de
votre tête sont comptés" (Mat., X, 30).
« Notre Père qui est dans les cieux »
C'est notre Père; il n'y a rien de réel en nous qui ne procède de lui.
Nous sommes à lui. Il nous aime, puisqu'il s'aime et que nous sommes à
lui. Mais c'est le Père qui est dans les cieux. Non ailleurs. Si nous
croyons avoir un père ici-bas, ce n'est pas lui, c'est un faux Dieu. Nous
ne pouvons pas faire un seul pas vers lui. On ne marche pas verticalement.
Nous ne pouvons diriger vers lui que notre regard. Il n'y a pas à le
chercher, il faut seulement changer la direction du regard. C'est à lui de
nous chercher. Il faut être heureux de savoir qu'il est infiniment hors de
notre atteinte. Nous avons ainsi la certitude que le mal en nous, même
s'il submerge tout notre être, ne souille aucunement la pureté, la
félicité,
la perfection divines.
« Soit sanctifié ton nom »
Dieu seul a le pouvoir de se nommer lui-même. Son nom n'est pas
prononçable pour des lèvres humaines. Son nom est sa parole. C'est le
Verbe. Le nom d'un être quelconque est un intermédiaire entre l'esprit
humain et cet être, la seule voie par laquelle l'esprit humain puisse
saisir quelque chose de cet être quand il est absent; il est dans les
cieux. Son nom est la seule possibilité pour l'homme d'avoir accès à
lui. C'est le Médiateur. L'homme a accès à ce nom, quoiqu'il soit aussi
transcendant. Il brille dans la beauté et l'ordre du monde et dans la
lumière intérieure de l'âme humaine. Ce nom est la sainteté elle-même; il
n'y a pas de sainteté hors de lui; il n'a donc pas à être sanctifié. En
demandant cette sanctification, nous demandons ce qui est
éternellement avec une plénitude de réalité à laquelle il n'est pas en
notre pouvoir d'ajouter ou de retrancher même un infiniment petit.
Demander ce qui est réellement, infailliblement, éternellement, d'une
manière tout à fait indépendante de notre demande, c'est la demande
parfaite. Nous ne pouvons pas nous empêcher de désirer; nous sommes désir;
mais ce désir qui nous cloue à l'imaginaire, au temps, à l'égoïsme, nous
pouvons, si nous le faisons passer tout entier dans cette demande, en
faire un levier qui nous arrache de l'imaginaire dans le réel, du temps
dans l'éternité, et hors de la prison du moi.
« Vienne ton règne »
Il s'agit maintenant de quelque chose qui doit venir, qui n'est pas là. Le
règne de Dieu, c'est le Saint-Esprit emplissant complètement toute l'âme
des créatures intelligentes. L'Esprit souffle où il veut. On ne peut
l'appeller. Il ne faut même pas penser d'une manière particulière à
l'appeler sur soi ou sur tels ou tels autres, ou même sur tous, mais
l'appeler purement et simplement; que penser à lui soit un appel et un
cri. Comme quand on est à la limite de la soif, qu'on est malade de soif,
on ne se représente plus l'acte de boire par rapport à soi-même, ni même
en général l'acte de boire. On se représente seulement l'eau, l'eau prise
en elle-même, mais cette image de l'eau est comme un cri de tout l'être.
« Soit accomplie ta
volonté »
Nous ne sommes absolument, infailliblement certains de la volonté de Dieu
que pour le passé. Tous les événements qui se sont produits, quels qu'ils
soient, sont conformes à la volonté du Père tout-puissant. Cela est
impliqué par la notion de tout-puissance. L'avenir aussi, quel qu'il doive
être, une fois accompli, se sera accompli conformément à la volonté de
Dieu. Nous ne pouvons rien ajouter ni soustraire à cette conformité.
Ainsi, apeès un élan de désir vers le possible, de nouveau, dans cette
phrase, nous demandons ce qui est. Mais non plus une réalité éternelle
comme la sainteté du Verbe. Ici l'objet de notre demande est ce qui se
produit dans le temps. Mais nous demandons la conformité infaillible et
éternelle de ce qui se produit dans le temps avec la volonté divine. Après
avoir, par la première demande, arraché le désir au temps pour l'appliquer
sur l'éternel, et l'avoir ainsi transformé, nous reprenons ce désir devenu
lui-même d'une certaine manière éternel pour l'appliquer de nouveau au
temps. Alors notre désir perce le temps pour trouver derrière l'éternité.
C'est ce qui arrive quand nous savons faire de tout événement accompli,
quel qu'il soit, un objet de désir. C'est là tout autre chose que la
résignation. Le mot d'acceptation même est trop faible. Il faut désirer
que tout ce qui s'est produit se soit produit, et rien d'autre. Non pas
parce que ce qui s'est produit est bien à nos yeux; mais parce que Dieu
l'a permis, et que l'obéissance du cours des événements à Dieu est par
elle-même un bien absolu.
« Pareillement au ciel et sur la terre »
Cette association de notre désir à la volonté toute-puissante de Dieu
doit s'étendre aux choses spirituelles. Nos ascensions et nos défaillances
spirituelles et celles des êtres que nous aimons ont un rapport avec
l'autre monde, mais sont aussi des événements qui se produisent ici-bas
dans le temps. À ce titre ce sont des détails dans l'immense mer des
événements, ballotés avec toute cette mer d'une manière conforme à la
volonté de Dieu. Puisque nos défaillances passées se sont produites, nous
devons désirer qu'elles se soient produites. Nous devons étendre ce désir
à l'avenir pour le jour où il sera devenu du passé. C'est une correction
nécessaire à la demande que le règne de Dieu arrive. Nous devons
abandonner tous les désirs pour celui de la vie éternelle, mais nous
devons désirer la vie éternelle elle-même avec renoncement. Il ne faut pas
s'attacher même au détachement. L'attachement au salut est encore plus
dangereux que les autres. Il faut penser à la vie éternelle comme on
pense à l'eau quand on meurt de soif, et en même temps désirer pour soi et
pour les êtres chers la privation éternelle de cette eau plutôt que d'en
être comblé malgré la volonté de Dieu, si pareille chose était concevable.
Les trois demandes précédentes ont rapport aux trois Personnes de la
Trinité, le Fils, l'Esprit et le Père, et aussi aux trois parties du
temps, le présent, l'avenir et le passé. Les trois demandes qui suivent
portent sur les trois parties du temps plus directement et dans un autre
ordre, présent, passé, avenir.
« Notre pain, celui qui est surnaturel, donne-le-nous
aujourd'hui »
Le Christ est notre pain. Nous ne pouvons le demander que pour maintenant.
Car il est toujours là, à la porte de notre âme, qui veut entrer, mais il
ne viole pas le consentement. Si nous consentons à ce qu'il entre, il
entre; dès que nous ne voulons plus, aussitôt, il s'en va. Nous ne pouvons
pas lier aujourd'hui notre volonté de demain, faire aujourd'hui un pacte
avec lui pour que demain il soit en nous même malgré nous. Notre
consentement à sa présence est la même chose que sa présence. Le
consentement est un acte, il ne peut être qu'actuel. Il ne nous a pas été
donné une volonté qui puisse s'appliquer à l'avenir. Tout ce qui n'est pas
efficace dans notre volonté est imaginaire. La partie efficace de la
volonté est efficace immédiatement, son efficacité n'est pas distincte
d'elle-même. La partie efficace de la volonté n'est pas l'effort, qui est
tendu vers l'avenir. C'est le consentement, le oui du mariage. Un oui
prononcé dans l'instant, mais prononcé comme une parole éternelle, car
c'est le consentement à l'union du Christ avec la partie éternelle de
notre âme.
Il nous faut du pain. Nous sommes des êtres qui tirons continuellement
notre énergie du dehors, car à mesure que nous la recevons nous l'épuisons
dans nos efforts. Si notre énergie n'est pas quotidiennement renouvelée,
nous devenons sans force et incapables de mouvement. En dehors de la
nourriture proprement dite, au sens littéral du mot, tous les stimulants
sont pour nous des sources d'énergie. L'argent, l'avancement, la
considération, les décorations, la célébrité, le pouvoir, les êtres aimés,
tout ce qui met en nous de la capacité d'agir est comme du pain. Si un de
ces attachements pénètre assez profondément en nous, jusqu'aux racines
vitales de notre existence charnelle, la privation peut nous briser et
même nous faire mourir. On appelle cela mourir de chagrin. C'est
comme mourir de faim. Tous ces objets
d'attachement constituent, avec la nourriture propement dite, le pain
d'ici-bas. Il dépend entièrement des circonstances de nous l'accorder ou
de nous le refuser. Nous ne devons rien demander au sujet des
circonstances, sinon qu'elles soient conformes à la volonté de Dieu. Nous
ne devons pas demander le pain d'ici-bas.
Il est une énergie transcendante, dont la source est au ciel, qui coule en
nous dès que nous le désirons. C'est vraiment une énergie ; elle exécute
des actions par l'intermédiaure de notre âme et de notre corps.
Nous devons demander cette nourriture. Au moment que nous la demandons et
par le fait même que nous la demandons, nous savons que Dieu veut nous la
donner. Nous ne devons pas supporter de rester un seul jour sans elle. Car
quand les énergies terrestres, soumises à la nécessité d'ici-bas,
alimentent seules nos actes, nous ne pouvons faire et penser que le mal.
« Dieu vit que les méfaits de l'homme se multipliaient sur la terre, et
que le produit des pensées de son coeur était constamment, uniquement
mauvais. » La nécessité qui nous contraint au mal gouverne tout en nous,
sauf l'énergie d'en-haut au moment où elle entre en nous. Nous ne pouvons
pas en faire des provisions.
« Et remets-nous nos dettes, de
même que nous aussi nous avons remis à nos débiteurs »
Au moment de dire ces paroles, il faut déjà avoir remis toutes nos dettes.
Ce n'est pas seulement la réparation des offenses que nous avons subies.
C'est aussi la reconnaissance du bien que nous pensons avoir fait, et
d'une manière tout à fait générale tout ce que nous attendons de la part
des êtres et des choses, tout ce que nous croyons être notre dû, ce dont
l'absence nous donnerait le sentiment d'avoir été frustrés. Ce sont tous
les droits que nous croyons que le passé nous donne sur l'avenir. D'abord
le droit à une certaint permanence. Quand nous avons eu la jouissance de
quelque chose pendant longtemps, nous croyons que c'est à nous, et que le
sort nous doit de nous en laisser encore jouir. Ensuite le droit à une
compensation pour chaque effort, quelle que soitla nature de l'effort,
travail, souffrance ou désir. Toutes les fois qu'un effort est sorti de
nous et que l'équivalent de cet effort ne revient pas vers nous sous la
forme d'un fruit visible, nous avons un sentiment de déséquilibre, de
vide, qui nous fait croire que nous sommes volés. L'effort de subir une
offense nous fait attendre le châtiment ou les excuses de l'offenseur,
l'effort de faire du bien nous fait attendre la reconnaissance de
l'obligé ; mais ce sont seulement des cas particuliers d'une loi
univerdelle de notre âme. Toutes les fois que quelque chose est sorti de
nous nous avons absolument besoin qu'au moins l'équivalent rentre en nous,
et parce que nous en avons besoin nous croyons y avoir droit. Nos
débiteurs, ce sont tous les êtres, toutes les choses, l'univers entier.
Nous croyons avoir des créances sur toutes choses. Dans toutes les créances
que nous croyons posséder, il s'agit toujours d'une créance imaginaire du
passé sur l'avenir. C'est à elle qu'il faut renoncer.
Avoir remis à nos débiteurs, c'est avoir renoncé en bloc à tout le passé.
Accepter que l'avenir soit encore vierge et intact, rigoureusement lié au
passé par des liens que nous ignorons, mais tout à fait libre des liens
que notre imagination croit lui imposer. Accepter la possibilité qu'il
arrive et en particulier qu'il nous arrive n'importe quoi, et que le jour
de demain fasse de toute notre vie passée une chose stérile et vaine.
En renonçant d'un coup à tous les fruits du passé sans exception, nous
pouvons demander à Dieu que nos péchés passés ne portent pas dans notre
âme leurs misérables fruits de mal et d'erreur. Tant que nous nous
accrochons au passé, Dieu lui-même ne peut empêcher en nous cette horrible
fructification. Nous ne pouvons pas nous attacher au passé sans nous
attacher à nos crimes, car ce qui est le plus essentiellement mauvais
en nous nous est inconnu.
La principale créance que nous croyons avoir sur l'univers, c'est la
continuation de notre personnalité. Cette créance implique toutes les
autres. L'instinct de conservation nous fait sentir cette continuation
comme une nécessité, et nous croyons qu'une nécessité est un droit. Comme
le mendiant qui disait à Talleyrand « Monseigneur, il faut que je vive »
et à qui Talleyrand répondait « Je n'en vois pas la nécessité. » Notre
personnalité dépend entièrement des circonstances extérieures, qui ont un
pouvoir illimité pour l'écraser. Mais nous aimerions mieux mourir que de
le reconnaître. L'équilibre du monde est pour nous un cours de
circonstances tel que notre personnalité reste intacte et semble nous
appartenir. Toutes les circonstances passées qui ont blessé notre
personnalité nous semblent des ruptures d'équilibre qui doivent
infailliblement un jour ou l'autre être compensées par des phénomènes en
sens contraire. Nous vivons de l'attente de ces compensations. L'approche
imminente de la mort est horrible surtout parce qu'elle nous force à
savoir que ces compensations ne se produiront pas.
La remise des dettes, c'est le renoncement à sa propre personnalité.
Renoncer à tout ce que j'appelle moi. Sans aucune exception. Savoir que
dans ce que j'appelle moi il n'y a rien, aucun élément psychologique, que
les circonstances ne puissent faire disparaître. Accepter cela. Être
heureux qu'il en soit ainsi.
Les paroles « que ta volonté soit accomplie », si on les prononce de toute
son âme, impliquent cette acceptation. C'est pourquoi on peut dire
quelques
moments plus tard : « Nous avons remis à nos débiteurs. »
La remise des dettes, c'est la pauvreté spirituelle, la nudité
spirituelle, la mort. Si nous acceptons complètement la mort, nous pouvons
demander à Dieu de nous faire revivre purs du mal qui est en nous. Car lui
demander de remettre nos dettes, c'est lui demander d'effacer le mal qui
est en nous. Le pardon, c'est la purification. Le mal qui est en nous et y
reste, Dieu lui-même n'a pas le pouvoir de le pardonner. Dieu nous a remis
nos dettes quand il nous a mis dans l'état de perfection.
Jusque-là Dieu nous remet nos dettes partiellement, dans la mesure où
nous remettons à nos débiteurs.
« Et ne nous
jette pas dans l'épreuve, mais protège-nous du mal »
La seule épreuve pour l'homme, c'est d'être abandonné à lui-même au
contact du mal. Le néant de l'homme est alors expérimentalement vérifié.
Bien que l'âme ait reçu le pain surnaturel au moment qu'elle l'a demandé,
sa joie est mêlée de crainte parce qu'elle n'a pu le demander que pour le
présent. L'avenir reste redoutable. Elle n'a pas le droit de demander du
pain pour le lendemain, mais elle exprime sa crainte sous forme de
supplication. Elle finit par là. Le mot « Père » a commencé la prière, le
mot « mal » la termine. Il faut aller de la confiance à la crainte. Seule
la confiance donne assez de force pour que la crainte ne soit pas une
cause de chute.
Après avoir contemplé le nom, le royaume et la volonté de Dieu, après
avoir reçu le pain surnaturel et avoir été purifiée du mal, l'âme est
prête pour la véritable humilité qui couronne toutes les vertus.
L'humilité consiste à savoir que dans ce monde toute l'âme, non seulement
ce qu'on appelle le moi, dans sa totalité, mais aussi la partie
surnaturelle de l'âme qui est Dieu présent en elle, est soumise au temps
et aux vicissitudes du changement. Il faut accepter absolument la
possibilité que la partie surnaturelle de l'âme disparaisse. L'accepter
comme événement qui ne se produirait que conformément à la volonté de
Dieu. Le repousser comme étant quelque chose d'horrible. Il faut en avoir
peur ; mais que la peur soit comme l'achèvement de la confiance.
Les six demandes se répondent deux à deux. Le pain transcendant est la
même chose que le nom divin. C'est ce qui opère le contact de l'homme avec
Dieu. Le règne de Dieu est la même chose que sa protection étendue sur
nous contre le mal ; protéger est une fonction royale. La remise de nos
dettes à nos débiteurs est la même chose que l'acceptation totale de la
volonté de Dieu. La différence est que dans les trois premières demandes
l'attention est tournée seulement vers Dieu. Dans les trois dernières, on
ramène l'attention sur soi afin de se contraindre à faire de ces demandes
un acte réel et non imaginaire.
Dans la première moitié de la prière, on commence par l'acceptation. Puis
on se permet un désir. Puis on le corrige en revenant à l'acceptation.
Dans la seconde moitié, l'ordre est changé ; on finit par l'expression du
désir. C'est que le désir est devenu négatif ; il s'exprime comme une
crainte ; par suite il correspond au plus haut degré d'humilité, ce qui
convient pour terminer.
Cette prière contient toutes les demandes possibles ; on ne peut pas
concevoir de prière qui n'y soit déjà enfermée. Elle est à la prière comme
le Christ à l'humanité. Il est impossible de la prononcer une fois en
portant à chaque mot la plénitude de l'attention, sans qu'un changement
peut-être infinitésimal, mais réel s'opère dans l'âme.