Parole de Dieu, Église et sacrements
Voici le compte-rendu des enseignements donnés par le Père Armogathe
lors du week-end de théologie à Foljuif les 3 et 4 février 2001. Il
a été rédigé par Martin Dumont à partir des notes prises par
Cécile Frolet.
I. L'originalité de l'Écriture :
La première question est de savoir si l'Écriture est la source
de notre connaissance de Dieu, de la Révélation. La réponse des Pères
de l'Église et des théologiens médiévaux est unanimement positive. A
partir de la Réforme qui insiste sur le recours à la seule Écriture
(scriptura sola), les catholiques se méfient de cette solution de
l'unique source, et formulent plus précisément le fait que le Parole
de Dieu, c'est l'Écriture et la Tradition, qui ne sont pas deux
sources distinctes, ni même complémentaires. Les protestants eux-mêmes
acceptent bientôt non la seule Écriture mais aussi les conciles des
huit premiers siècles comme développement de cette Écriture dans le
dogme, mais les théologiens catholiques insistent sur le thème de
"l'Écriture reçue dans la Tradition". L'expression, courante au 19ème
siècle des "deux sources de la Révélation" est cependant refusée par
les Pères de Vatican II, tout comme elle avait été refusée par le
concile de Trente.
En effet les deux sources sont communes : la Bible appartient
à la Tradition et la Tradition est contenue dans la Bible, ce sont les
deux aspects de l'unique Révélation. En effet l'exégèse montre que
l'Écriture est déjà le fruit d'une tradition, elle est le récéptacle
de traditions orales figées par écrit. Les enseignements de Jésus sont
eux-mêmes parfois lecture d'un texte, comme lorsqu'il commente Isaïe à
la synagogue1. Il s'agit ici d'une lecture mise en abyme, c'est la
proclamation et la lecture d'une écriture et non d'une Parole de Dieu
: "aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Écriture",
donc ce que dit le Christ, c'est ce qu'Isaïe a annoncé.
Pour les Pères déjà la Bible n'était pas seulement un livre
mais une réalité vivante : "l'Esprit du Christ se trouve dans le Corps
du Christ" disait saint Augustin2, et les réformateurs
n'entendent pas
"sola scriptura" comme seulement un texte, ils y voient aussi un
tout. On parlera donc de Parole de Dieu plutôt que d'Écriture, car
elle s'exprime dans un texte qui n'est pas qu'Écriture, elle est aussi
parole donnée, promesse vécue dans une alliance.
La communication divine :
A. Les traditions non juives :
Il y a des grandes religions orientales où il n'y a pas de
communication de Dieu aux hommes. En Islam le Coran, dicté par Dieu,
est un texte incréé, c'est la lettre du texte qui est essentielle : on
a une Écriture mais pas une Parole. Mais dans les religions
"occidentales" il y de nombreux moyens de communication entre les
dieux et les hommes, par exemple l'oracle de Delphes, medium qui peut
rendre intelligibles les messages d'Apollon; il s'agit déjà d'un
hieros logos, une parole sacrée. La communication peut aussi se passer
de parole, être essentiellement écrite, comme dans la religion romaine
où la divination est silencieuse, de même qu'à Delphes il n'y a pas
que des oracles mais aussi des messages écrits sur des petits
papiers, transcrits par les prêtres. Chez les Hébreux aussi la
communication peut se faire par signes (baguettes, etc). Pythagore
imposait une discipline de silence pendant de longs mois pour qu'une
parole intérieure, celle du dieu, puisse se faire entendre.
B. L'originalité des prophètes hébreux :
La tradition des hébreux d'avoir des porte-paroles de Dieu,
qui s'adressent directement au peuple par de longs discours et des
gestes prophétiques est dans ce contexte une réelle originalité,
d'autant que ces prophètes, d'origine très diverse, n'étaient pas des
prêtres. Jean Bottéro3 voit l'originalité du monothéisme
d'Israël dans
le fait qu'il s'agit d'un Dieu qui parle, et pour dire "je suis le
seul" (l'épisode du buisson ardent).
Israël a donc eu une succession d'hommes et de femmes que Dieu
s'est donnés lui-même comme porte-parole.
1. Le premier d'entre eux est le prophète Amos4, au 8ème siècle, peu
culivé. Amos a conscience de troubler les règles des corporations de
prophètes institués5, il souligne que c'est la parole de Dieu qui est
en sa bouche, et non sa propre parole. C'est la plus ancienne
occurrence de Dieu intimant à quelqu'un d'aller parler en son nom.
2. Isaïe était aristocrate de Jérusalem, il a été institué prophète
par Dieu lui-même6.
3. Jérémie, paysan-prêtre. Le Seigneur l'établit "prophète des
nations" : "Alors Yahvé étendit la main et me toucha la bouche. Et
Yahvé me dit : "voici que j'ai placé mes paroles en ta bouche"". (Jr
1,9) Le Seigneur est attentif à sa parole pour qu'elle s'accomplisse :
c'est ce que montre la suite du texte avec le jeu de mots sur
"amandier" qui signifie aussi "veilleur", "le premier debout", parce
que c'est le premier arbre à fleurir : " la parole de Yahvé me fut
adressée en ces termes : "Que vois-tu, Jérémie?" Je répondis : "je
vois une branche de "veilleur"". Alors Yahvé me dit : "Tu as bien vu,
car je veille sur ma parole pour l'accomplir" (Jr 1, 12).
Il y a donc une grande originalité des prophètes hébreux. Ils
ne constituent pas une catégorie sociale, sont très différents dans
leurs manières de prophétiser, leurs biographies, mais ils ont en
commun d'être porteurs de la parole de Dieu : c'est la saisie par Dieu
de la parole du prophète.
C. La Parole de Dieu dans l'Ancien Testament :
L'expression qu'on y trouve le plus souvent est celle de
"parole du Seigneur". Elle peut prendre trois sens :
1. La parole de Dieu comme hypostase de la sagesse, la sophia des
textes alexandrins. Les chrétiens ont longtemps insisté sur cette
vision de la Parole commme hypostase de la divinité, pour la
rapprocher du Logos de saint Jean.
"justice et vérité marchent à côté de lui" : il y a des éons,
créatures inférieures, indépendantes, caractéristiques de Dieu qui
leur donne l'existence.
Cette vision de la parole de Dieu comme un être en soi, indépendant, a
donné naissance au mouvement piétiste juif, le mouvement
hassidique. Cette autonomisation peut dégrader la parole en magie : la
parole a une forme magique, on effectue des calculs numériques sur
elle, on la porte comme un talisman...Il y a toute une série
d'histoires concernant le Baalschemtof (?), maître hassidique de
Varsovie au tournant du 19ème et du 20ème siècle, qui se fondent sur
le pouvoir qu'ont les lettres de l'alphabet elles-mêmes, car créées
par Dieu. Ainsi le Baalschemtof, vaincu par un démon dans un duel de
magie se retrouve, amnésique et enchaîné nu, sur une île déserte avec
un petit enfant pour seul compagnon. Quand celui-ci récite les lettres
de l'alphabet, tous les pouvoirs du Baalschemtof lui reviennent
progressivement, parce que ces lettres, créées par Dieu, ont un pouvoir
propre.
2. La Parole de Dieu : le Dieu qui parle. Le Dieu qui parle est un
Dieu créateur, c'est par sa parole qu'il crée ("Et Dieu dit : ..."
dans la Genèse). "il parle et cela est, il commande et cela existe"
(Ps 33, 9). La Parole de Dieu devient ce qu'elle dit, seul l'homme
n'est pas créé que de la Parole de Dieu mais produit du labeur de Dieu
et de son Esprit.
Le Dieu qui parle est aussi Dieu de l'alliance, par laquelle il
maintient le monde qu'il a créé; Dieu donne sa parole, l'engage et est
lié par elle, il doit la tenir. On peut même lui rappeler la parole
donnée, l'alliance contractée : "Souviens-toi de ce que tu as dit à
nos pères", "la promesse faite à nos pères en faveur d'Abraham et de
sa race à jamais" (Lc 1, 73)
3. La parole peut être la parole par excellence qu'est le nom de
Dieu. Tout le discours prophétique est constitué des mille et une
manières de paraphraser le nom imprononçable de Dieu qui est son
identité même.
II. Écriture et Révélation : étude de la constitution DEI VERBUM du concile Vatican II :
A. Historique :
La constitution dogmatique de Vatican II est le texte le plus
travaillé du concile, il a été étudié tout au long du concile et a été
l'objet de polémiques très violentes. Pour le concile de Vatican I
avait été préparé un schéma intitulé De fontibus revelationis; pour
Vatican II on présente plusieurs textes concurrents, parce que le
pluriel du schéma de Vatican I est inadéquat : on propose, entre
autres, De revelatione Dei et hominis in Jesu facta (Karl Rahner,
jésuite allemand), De traditione et scriptura (Yves Congar, dominicain
français). Après des péripéties la rédaction est confiée à une
comission restreinte présidée par Mgr Charue, suisse francophone élève
du néo-thomiste Charles Journel (auteur de l'Église du verbe incarné).
Le meilleur commentaire sur DEI VERBUM est celui de Henri de Lubac, La
révélation divine.
B. Le préambule :
"Dei verbum", c'est le nom du chevalier de l'
Apocalypse7, qui
porte la Parole de Dieu, c'est-à-dire le Christ. C'est le père de
Lubac, un des rédacteurs, qui introduit que la Parole de Dieu, c'est
le Christ, la Parole de Dieu est la Vie Eternelle, qui s'exprime par
des faits et des mots (contre toute une tradition pour qui la Parole
de Dieu c'est seulement les mots). La Révélation divine, c'est
l'Incarnation, et non des textes, c'est pourquoi 1 Je 1, 2 est placée
en exergue : "nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du
Père et est venue près de nous". Il n'y a plus de distinction entre
une "révélation naturelle", par des gestes (les prophètes) et une
"révélation surnaturelle", par des mots (le Christ dans les
Evangiles). En effet le Christ enseigne aussi par des actes : sa
Résurrection est un enseignement en soi. C'est donc l'idée que la
Révélation est indissociable du salut, elle n'est pas une connaissance
: entendre que Dieu nous aime est porteur de salut. Dès Latran IV est
présente l'expression "doctrina salutaris" : l'enseignement du Christ
est enseignement de salut, le Christ montre la "via vitae" ("pour nous
les hommes et pour notre salut..."). C'est ce que dit saint Jean en 1
Je 5, 11 : "Et voici ce témoignage : c'est que Dieu nous a donné la
vie éternelle et que cette vie est dans son fils". Saint Thomas disait
que l'objet de la foi, le contenu de la Révélation, est ce qui rend
l'homme heureux. Dieu parle pour se révéler lui-même et nous faire
connaître le salut, la Révélation n'est pas faite pour que nous nous
connaissions mais pour que Dieu se fasse connaître. Ce que Dieu dit en
Christ n'a pour norme ni le monde ni l'homme : les interprétations
néo-kantiennes du christianisme qui feraient de la Révélation la
condition transcendantale de la connaissance de l'homme par lui-même
sont une amputation de la Révélation divine. La théologie chrétienne
n'est pas une anthropologie, c'est l'inverse : Dieu fait homme nous
fait comprendre notre condition, c'est la christologie qui porte une
anthropologie; c'est le Christ, Dieu fait homme, qui dévoile l'homme à
lui-même en lien avec le dévoilement de Dieu. C'est en répondant à
l'appel de Dieu que "l'homme passe infiniment l'homme" (Pascal).
Suivent 6 chapitres :
-La Révélation elle-même
-La transmission de la Révélation divine
-L'inspiration divine et son interprétation divine
-L'Ancien Testament
-Le Nouveau Testament
-La Sainte Écriture dans la vie de l'Église
C. Chapitre 1 : La Révélation elle-même :
Le point de départ est cette fois la lettre de saint Paul aux
Ephésiens : "Il plut à Dieu de se révéler lui-même et de faire
connaître sa volonté" : la fin à laquelle tend la Révélation et le
moyen utilisé pour y arriver sont confondus. Dieu, invisible, conduit
l'humanité au salut par le Christ et se révèle à elle par le
Christ. Le but est donc qu'il y ait "communion" entre l'homme et lui,
"communio" des sacrements et "societas" des fidèles, Église, fondée
par le dessein commun de Révélation et Salut de ceux qui sont associés
pour créer au sein des hommes une société de salut : "convocatio"
(ceux qui ont reçu ensemble l'appel de Dieu). L'homme veut connaître
Dieu, mais ce n'est pas cette volonté qui fait que Dieu se fait
connaître, l'initiative vient de Dieu.
"Dieu s'adresse aux hommes comme à des amis8, pour les inviter
à la société avec lui et les recevoir", continue le texte. C'est le
Christ qui est le médiateur, en lui se trouve l'unité de l'homme (voir
la belle méditation christologique de l'encyclique Mit brennender
Sorge : dans toute humanité blessée c'est le Christ qui est blessé,
puisqu'il est la concentration de l'humanité). Il n'y a donc pas lieu
de distinguer, comme le font par exemple Hegel et Herder, le texte de
l'Evangile de son contenu, il n'y a pas un Evanglium Christi et un
Evangelium de Christo. Ainsi au début de l'Evangile de Marc,
"commencement de l'Evangile de Jésus-Christ fils de Dieu" (ce qui
serait l'Evangelium Christi), c'est aussi "commencement de la bonne
nouvelle : Jésus-Christ est fils de Dieu" (ce qui serait Evangelium de
Christo). La distinction risque de dissoudre le christianisme, qui est
"fondé sur le fait de la vie du Christ" (père Rousselet). Il est donc
aussi impossible de tenter de réécrire une "Vie de Jésus" unifiée à
partir des Evangiles : chacun retient, a retenu des aspects divers de
la vie de Jésus selon ses capacités propres, ses attentes, etc, d'où
l'importance que l'Evangile soit tétramorphe. Les chrétiens sont ceux
qui croient que Jésus a vécu et vit encore. A la différence des autres
religions révélées, dans la religion chrétienne c'est une personne qui
est "le chemin, la vérité et la vie". Jésus est le seul maître qui se
donne comme objet de la vérité. Donc le Christ est à la fois l'Exégète
et l'Exégèse des Écritures. Nul n'a vu Dieu, mais le Fils unique qui
est dans le sein du Père a été l'Exégète du Père invisible.
D. Chapitre 3 : L'inspiration divine et son
interprétation :
2 Tm 3, 16 : "Toute Écriture est inspirée de Dieu et utile
pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice", et 2 P 1, 21
:"Ce n'est pas d'une volonté humaine qu'est jamais venue une
prophétie, c'est poussés par l'Esprit Saint que des hommes ont parlé
de la part de Dieu". L'idée que l'Écriture est inspirée existe donc
très tôt, et son interprétation a toute une histoire.
Clément de Rome, dans une de ses lettres contemporaines des
écrits les plus récents du Nouveau Testament dit : "Vous vous êtes
plongés dans les écritures sacrées, ces vraies écritures données par
l'Esprit Saint" (45, 2).
Saint Augustin est un des premiers à parler de "divina
scriptura". Jamais la tradition hébraïque n'employerait une telle
expression : la Torah n'est pas sacrée, seul l'est Yavhé. On est donc
passé de la Parole de Dieu au concept de l'incarnation de cette parole
dans l'Écriture, d'où la vénération des chrétiens pour l'Écriture (le
lecteur baise le livre après la lecture, on encense la Bible) : ce
qu'on peut toucher de Dieu c'est l'Écriture. Le terme de "Saintes
Écritures" est donc un terme neuf, étonnant.
Le concept d'inspiration renvoie à la tradition platonicienne
(le daïmon de Socrate) et à Philon d'Alexandrie, il est devenu
important quand les communautés chrétiennes ont voulu constituer leur
corpus, en distinguant notamment :
-les textes deutérocanoniques : livres de la Sagesse, de Tobie,
d'Esther, des Maccabées (1 et 2), qui ne sont pas dans le canon des
Écritures juives
-les apocryphes, pseudonymes : textes tardifs qu'on a voulu faire
passer pour anciens (par exemple les Actes de Paul datent du 4ème-ème
siècle) en les présentant sous le nom des Apôtres.
-les textes apostoliques non canoniques, vraiment chrétiens mais qui
n'appartiennent pas au canon.
-l'épître aux Hébreux, dont Origène déjà savait qu'elle n'était pas de
saint Paul : c'est un texte canonique anonyme.
Les gnostiques prétendaient avoir une connaissance
particulière des Écritures. Ainsi Marcion voulait retirer du canon
l'Ancien Testament et ce qui faisait allusion à lui dans le
Nouveau. Irénée de Lyon, disciple de Polycarpe (lui-même disciple de
saint Jean) écrit un livre contre la "gnose au nom menteur" (il y a en
effet une vraie gnose, celle dont parle saint Jean, qui est la
connaissance de la Parole de Dieu) : Contre les hérésies. Irénée
emploie l'expression de "Dieu auteur des Écritures"; Grégoire le Grand
dans ses Moralia in Job écrit : "par la foi, nous croyons que l'auteur
du livre est l'Esprit Saint. C'est donc lui-même qui l'a écrit, lui
qui l'a dicté : il l'a écrit lui-même, il a été l'inspirateur de
l'oeuvre" (préface I, 2).
Cela devient à partir du 16ème siècle une théorie
instrumentale, l'homme devient l'instrument auquel Dieu dicte sa
Parole. Mais Pie XII, dans A divino afflente spiritu (1943) parle du
scribe comme un "instrument de l'Esprit, mais instrument vivant et
doué de raison". Mais en 1950 est reprécisé que ce n'est pas parce que
l'écriture doit être étudiée comme un texte écrit par les savants
qu'il faut oublier qu'elle est la Parole de Dieu.
Une autre facette de l'inspiration est le lien entre
inspiration et genre littéraire (Claude Vigé, Bonnefoy).
III. Écriture et Église :
A. La fixation du canon :
Testament est un mot complexe. On trouve dans l'Ancien
Testament de nombreux testaments ou discours d'adieu à l'heure de la
mort (Isaac Gn 27, Jacob Gn 48 et 49, Moïse Dt 33, Josué Js 23 et 24,
Samuel 1 Sm 12, David 1 R 2, Tobie Tb 14, Mattathias 1 M 2, 49-70,
etc). En 2 Co 3, 14 on trouve sous la plume de saint Paul la plus
ancienne occurrence du terme "Ancien Testament" ("Jusqu'à ce jour en
effet lorsqu'on lit l'Ancien Testament ce même voile demeure. Il n'est
point retiré : car c'est le Christ qui le fait disparaître").
Le terme de canon vient du grec kanon, issu de la racine
sémitique qui désigne le roseau, la canne, comme unité de mesure (cf
aussi le canon de Praxitèle comme fixation de mesures pour la
sculpture). La mesure du Temple dans Ezechiel (Ez 40, 3sv) se fait au
moyen d'un roseau, délimitant donc ce qui est à l'intérieur d'un
certain périmètre. Au synode juif de Yavné, environ cent ans après,
est fixé le canon juif. La fixation d'un canon peut être vu comme le
"certificat de décès de la première littérature chrétienne".
L'histoire de cette fixation est assez obscure :
-On trouve dans un papyrus du 2ème siècle, découvert par l'érudit
italien du 18ème siècle Muratori, une liste de 22 écrits
-La 39ème lettre pascale d'Atanase, de 367, constitue une deuxième
étape.
-En 1546 seulement, au concile de Trente, un concile fixe de manière
définitive le canon des Écritures.
Le problème qui se pose est celui des critères de canonicité
des textes : qu'est-ce qui fait qu'un texte peut être dit "Parole de
Dieu"?.
1. le critère de l'origine apostolique : Mais l'exégèse montre
qu'il est difficile de prouver qui a écrit quoi, et il y a des textes
apostoliques dont on connaît par ailleurs l'existence (comme sa lettre
que Paul évoque en 2 Co 2, 3-9) et qu'on n'a jamais retrouvés.
2. les critères internes portant sur des données de fond. Mais
ces critères sont très subjectifs, comme le montre la tentative
gnostique de Marcion, qui avait pris comme critère la représentation
de Dieu dans les Écritures ; Dieu étant celui de Jésus-Christ, il
refuse tout ce qui est ou a trait à l'Ancien Testament. Luther choisit
les textes qui renvoient à un mystère central christologique (la
lettre de Jacques est donc refusée).
3. Peut-être le seul critère à prendre en compte est-il alors
fonctionnel : cela renvoie au choix de l'Église et à l'usage que fait
la communauté des croyants de ces textes (puisque ce sont avant tout
des textes d'enseignement). Eusèbe de Césarée dans son Historia
Ecclesiastica disait déjà de la deuxième épître de Pierre : "nous
avons appris qu'elle n'est pas testamentaire, mais nous l'avons prise
en considération parce qu'elle est utile à beaucoup". (3, 3, 1). Il
appelle non testamentaires les livres non canoniques. Irénée n'avait
pas de doute sur le fait que les Evangiles n'étaient qu'au nombre de
quatre. Tertullien, au 2ème siècle affine le vocabulaire théologique
en parlant de "novus et veterum testamentum", ce qui ne désigne pas
seulement les Testaments comme des discours d'adieux, mais des traités
d'alliance (l'ancienne et la nouvelle alliance).
B. La lecture des textes, c'est le problème de
l'herméneutique biblique :
La crise est ouverte par saint Paul vis-à-vis de la Torah,
dont il dit qu'elle est mal lue, comme à travers un "voile", par les
juifs ; il faut donc une herméneutique (de hermeneuein, interpréter),
un mode de lecture apporté par le Christ pour lire la Torah en
vérité. La mise en place de cette herméneutique se fait en différentes
étapes :
1. Très vite, dès la lettre de Barnabé, entre les 1er et 2ème
siècles, se mettent en place des interprétations allégoriques.
2. Le dialogue de Justin et Tryphon tente de faire une
interprétation christologique des Écritures. Justin, converti au
christianisme après une longue quête philosophique dont la conversion
est pour lui l'aboutissement et qui sera martyr en 165, dialogue avec
Tryphon, un rabbin. Contre Marcion et ceux qui méprisent l'ancienne
loi, il veut permettre aux chrétiens de s'approprier toutes les
Écritures en montrant que la Torah est christologique, parle du
Christ, présent dès la Création et auprès d'Israël.
3. Irénée avec son Contre les hérésies écrit un traité
d'herméneutique pour lutter contre les gnostiques. Pour lui chaque
phrase de l'Écriture doit être comprise non seulement dans son
contexte immédiat mais aussi dans celui de toute la Bible, qui doit
elle-même être comprise dans la tradition de la "regula fidei"
transmise par les évêques.
4. Saint Augustin (De doctrina christiana l. I et II) établit
la distinction entre res et signum (signifiant/signifié); entre signum
proprium et improprium (métaphore/allégorie). Le sens littéral est
celui voulu par l'Esprit Saint, mais l'Ancien Testament a aussi un
sens spirituel pour les chrétiens. Ainsi il y a d'autres sens que le
sens littéral pour la Genèse. Certes celui-ci est le premier, mais il
faut nécessairement en poser d'autres (De Genesia in litteram).
5. Cette théorie est systématisée au XIIIème siècle avec la
théorie des 4 sens de l'Écriture (cf de Lubac, L'exégèse médiévale ou
les quatre sens de l'Écriture) : le sens historique, l'allégorique, le
moral (le choix à faire en fonction d'un moment précis), l'anagogique
(sens final vers lequel il faut tendre) : littera gesta docet (le
littéral apprend l'histoire), quid credas allegoria (l'allégorie, ce
qu'il faut croire), moralis, quid agas (le moral, comment agir), quo
tendas anagogia (l'anagogie, ce à quoi il faut tendre).
6. Avec la Réforme, on assiste à un retour massif au sens
littéral (scriptura sola), et les catholiques font de même pour
échapper à la critique littérale. Le problème Galilée provient de ce
ciseau : d'un côté le discours scientifique cherche à devenir un
discours des origines, interprétatif, qui n'est plus seulement
description mais étiologie, recherche des causes, et de l'autre un
rétrécissement du discours exégétique sur le sens littéral.
7. Au 19ème siècle Lamenais et d'autres appellent à une
nouvelle lecture. Mais intervient une nouvelle crise avec le
modernisme, et l'exégèse se resserre à nouveau sur un seul discours,
le discours scientifique positiviste. Le modernisme provoque un
sursaut scientifique de l'Église, pour battre les modernistes sur leur
terrain, mais l'encyclique de Pie XII a libéré de ce scientisme, et de
Lubac montre que l'interprétation littéraliste n'en est qu'une parmi
d'autre valides.
8. Au 20ème, Karl Rahner a mis l'accent sur le caractère
communautaire des Écritures, qui sont envoyées à une communauté (ex
les lettres de Paul) et sont aussi destinées à la fonder. L'Écriture
ne répond pas seulement à un usage individuel, mais aussi à un usage
liturgique, la Parole de Dieu est ce qui rassemble l'ekklesia (terme
qui désigne le peuple au désert se rassemblant pour écouter la
Parole). L'Eucharistie est, elle aussi, Parole de Dieu. L'Église a
toujours beaucoup attaché d'importance à ce que la Parole soit lue en
public, proclamée, annoncée (et pas seulement parce qu'à certaines
époques peu de gens savaient lire!) ; ainsi le terme de "lecteur"
désigne un des grades de l'ordre dans l'Église.
C. Parole de Dieu et Corps du Christ :
Dans Corpus mysticum, de Lubac dessine les rapports entre
Corpus mysticum (l'Église) et Corpus Christi, l'Eucharistie : c'est à
la fois l'Eucharistie qui fait l'Église, la constitue, et l'Église qui
fait l'Eucharistie : il n'y a pas d'Eucharistie hors de l'Église. La
Parole de Dieu tient ensemble les membres de l'Église pour en faire un
corps, et nourrit aussi ce corps de l'intérieur. Il n'y a pas de
rassemblement sans la Parole de Dieu (lue et proclamée). La
proclamation en public de la Parole est au coeur de tout sacrement. En
effet la Parole est toujours dès l'origine une parole destinée à une
communauté, une parole qui fait société. Mais chaque lecture de
l'Écriture m'est adressée personnellement, et elle est toujours
nouvelle car c'est l'Écriture elle-même qui renouvelle mon
oreille. L'Écriture ravive la présence divine posée en moi par les
sacrements.
D. Écriture et sacrements :
(Ce paragraphe s'appuie sur l'article de M. Figura, "la sacramentalité
de la Parole de Dieu", Communio XXVI, I, janv.-fév. 2001)
L'église chrétienne est "le rassemblement de tous les croyants
auprès desquels l'Evangile est prêché dans sa pureté et les saints
sacrements sont offerts conformément à l'Evangile" dit la Confession
d'Augsbourg (chap. 7). Parole et sacrement sont donc ordonnés dans une
unité de tension, tant chez les catholiques que chez les protestants :
il n'y a pas d'un côté une liturgie de la Parole, protestante, et de
l'autre une liturgie des sacrements, catholique. Les théories
linguistiques formées pour comprendre le rôle performatif du langage
dans les célébrations, le fait que la forme de la célébration est
notamment due aux formules qu'on y prononce, toute une théologie de la
liturgie, ont abouti au concept d'une unité périchorétique entre
parole et sacrement : une unité où aucun n'est premier par rapport à
l'autre, mais il y a priorité de l'un sur l'autre à chaque instant.
Par rapport aux sacrements, l'Église distingue l'opus operatum
(sacrement qui fonctionne par soi, quelle que soit la qualité du
ministre) et l'opus operantis, sacrement où la qualité du ministre
joue un rôle. Dans le sacrement ex opere operato , le célébrant n'a
qu'à faire ce veut l'Église, même s'il n'a plus la foi. Cependant
d'autres activités ne peuvent être que ex opere operantis, par exemple
la prédication. Le sacrement a son efficace de la forme (la formule)
et de la matière (par ex l'eau pour le baptême). Il y a une deuxième
distinction, qui recoupe la première, entre la validité d'un sacrement
(ex opere operato) et sa licéité (ex opere operantis). Le premier
aspect du sacrement souligne qu'il n'appartient pas au ministre mais
au Christ, les sacrements sont ceux du Christ, mais le deuxième aspect
c'est que l'Église a été instituée pour recevoir les sacrements. Il y
a donc toujours une tension entre l'urgence de pouvoir donner les
sacrements aux fidèles et l'obligation de contrôler que ce sont bien
les sacrements du Christ que l'on donne.
Le sacrement certes a une dimension sensible et corporelle que
n'a pas la Parole; la prédication s'adresse à l'entendement et le
sacrement au corps même. Néanmoins il y a présence de l'Écriture
Sainte dans tout sacrement, qui n'est pas qu'un acte mécanique : la
proclamation de la Parole de Dieu vivante est au coeur du sacrement.