... das Menschengeschlecht,
Blutsbrüder des Wirklichen Wortes.
Sie alle haben seit Anbeginn
die Gabe, Namen zu geben.
--- Die unendliche Geschichte
Démythologiser
le christianisme, voilà le projet d'un certain
courant théologique et exégétique, considérant que la place accordée aux
histoires à dormir debout héritées d'un passé obscurantiste y est encore
excessive et devrait enfin laisser place à une rationalité froide et de
préférence grisâtre. Pas d'apparitions, pas de miracles, pas d'anges
chantant dans le ciel. Tout cela doit être relégué aux étagères des
contes de fée, rayon littérature pour enfants. Et encore, maintenant
qu'on y pense, il serait sans doute plus sain pour nos bambins de lire
des recueils de statistiques économiques que les contes de Grimm, sans
quoi ils risqueraient se mettre en tête qu'il peut exister quelque chose
de beau en-dehors de la vraie vie, voire développer cette abominable
excroissance mentale qu'est l'imagination, celle qui tente de
s'échapper du monde et rend les gens si peu rentables. Quel archaïsme.
Nous ne sommes plus au Moyen-Âge, que diable.
À l'opposé de cette mode heureusement déclinante, on trouve des
individus qui affirment que l'imagination est un don de Dieu, et que
plus ses produits sont indépendants de la réalité que nous connaissons,
plus elle est allée loin dans son accomplissement tel que Dieu l'a
voulu. Ils prétendent même qu'elle a un lien profond avec le Salut, qui,
après tout, est lui-même une histoire. L'homme qui a théorisé le plus
rigoureusement cette vision des choses et défendu l'imagination, et même
la fantaisie, comme vocation naturelle de l'homme, était un
universitaire catholique anglais du nom de John Ronald Reuel Tolkien,
auteur, accessoirement, de l'ouvrage le plus vendu au monde, la Bible
exceptée. Mais je me préoccuperai moins du Seigneur des anneaux
que d'une conférence donnée en 1939 intitulée Sur les Contes, où
il développe, entre autres, le rôle de la fantaisie1, sous l'influence manifeste des écrits de George MacDonald,
et dans une moindre mesure de G.K. Chesterton, sur les contes de fées.
J.R.R. Tolkien
La réalité primaire, telle qu'elle est observée par l'homme, est divisée
par lui en objets et attributs, en noms et adjectifs, en états initiaux
et finaux ; à partir de ce moment, le don du langage lui permet, par
simple jeu de permutations, de modifier des relations d'objet à attribut
ou de cause à conséquence qui ne sont alors plus perçues comme
inévitables, et lui permet d'imaginer des choses qui ne se
trouvent pas dans les faits accessibles. Comme dit Chesterton, « le
rationaliste froid du pays des fées ne voit pas pourquoi, dans
l'abstrait, des tulipes rouges ne pourraient pas pousser sur les
pommiers ». Ce don de l'imagination, intimement lié à celui de la
parole, a donc pour conséquence l'apparition d'objets et d'événements
imaginaires, concevables par l'esprit mais qui, du fait des lois
particulières de ce monde, n'y sont pas observables.
« Le monde naturel a ses lois, [qui] peuvent suggérer d'autres genres de
lois, et tout homme peut, s'il lui plaît, inventer un petit monde à lui,
avec ses propres lois, car il y a en lui quelque chose qui prend plaisir
à inventer de nouvelles formes, ce qui, de tout ce qu'il peut faire, est
peut-être le plus proche de la création. » C'est ainsi que George
MacDonald, dans son essai sur L'imagination fantastique, décrit
ce que Tolkien appellera plus tard la fantaisie, définie comme une
activité de « sous-création », et qualifiera de « forme [d'art] la plus
pure et ainsi, une fois réalisée, la plus efficace ». Ainsi le conteur
d'histoires fantastiques, de contes de fées, « fabrique un monde
secondaire dans lequel l'esprit peut entrer. À l'intérieur, ce qu'il
raconte est ``vrai'': cela s'accorde avec les lois de ce
monde. » Le conte fantastique ne nécessite donc pas d'y faire croire
comme connecté à la réalité tangible, mais d'engendrer une créance
secondaire permettant à l'auditeur ou au lecteur de faire évoluer son
esprit dans cette sous-création, qui doit donc être rigoureusement
cohérente dans ses lois, si étrangères soient-elles à celles du monde
primaire. Le sous-créateur doit obéir à ses propres lois comme le
Créateur Lui-même a obéi aux Siennes, scrupuleusement et jusqu'au bout,
jusqu'à la Croix.
Carte de la Terre du Milieu, dans The Lord of the rings
On peut se demander si cette activité de l'esprit est bien saine et
licite, si elle n'abuse pas du pouvoir du langage pour prendre des
libertés excessives avec la vérité, ou si elle n'est pas une façon de
fuir la réalité, voire une usurpation des attributs du Créateur. Tolkien
prend vigoureusement la défense de la fantaisie, activité humaine
naturelle et droit humain légitime. « Nous créons à notre mesure et à
notre manière dérivée, parce que nous sommes créés, mais créés à l'image
et à la ressemblance d'un Créateur. » Le pouvoir de sous-création fait
partie des attributs confiés par Dieu à sa créature. De même qu'il
donnait des noms aux animaux, de même il pouvait nommer le fruit de sa
propre imagination. Cette légitimité est d'autant plus évidente lorsque
l'on croit que le Verbe créateur de Dieu, par qui tout a été fait, a
demeuré parmi nous. La fantaisie n'est pas une confusion entre
l'imaginaire et le réel : c'est « une reconnaissance du fait, mais non
un esclavage à son égard ». Elle n'est pas contraire à la raison, ni ne
trahit la vérité : « Au contraire. Plus la raison est aiguë et claire,
meilleure sera la fantaisie qu'elle créera. Si les hommes se trouvaient
dans un état où ils ne pourraient pas percevoir la vérité..., la
fantaisie languirait jusqu'à leur guérison. Si jamais ils tombent dans
cet état (ce qui n'aurait rien d'impossible), la fantaisie périrait et
deviendrait illusion malsaine. »
Il est intéressant de constater ici que L'Histoire sans fin, le
complexe roman de Michael Ende2, fait écho, consciemment ou non, aux théories de
Tolkien sur la sous-création. Phantásien, le Pays fantastique, est en
train de disparaître dans le néant à cause de l'incurie des hommes dont le
monde est devenu désenchanté et la vie « grise et indifférente, dépourvue
de mystère et de merveille », et les créatures fantastiques qui périssent
deviennent des mensonges dans le monde des hommes, les rendant aveugles à
la vérité. La catastrophe n'est évitée que par l'intervention de Bastian,
un enfant des hommes, qui par son pouvoir sous-créateur, et en particulier
en nommant, fait pour ainsi dire toutes choses nouvelles. «
Tu, was du willst. » Toute liberté lui est donnée d'inventer,
mais la cohérence est de mise ; le sous-créateur, créature déchue, court
le risque de transposer dans son monde secondaire des caprices qui n'ont
rien d'une volonté véritable. En l'occurence, Bastian, se méprenant dès le
début sur le « fais ce que tu veux », commet des abus catastrophiques par
vanité et volonté de domination. La fantaisie est légitime mais il ne
s'ensuit pas qu'elle n'est pas dangereuse. Comme toute activité humaine,
elle est susceptible d'être corrompue.
On attend Tolkien au tournant sur l'accusation de « fuite de la
réalité », plus difficile à parer ; de façon surprenante, il ne cherche
nullement à la nier mais conteste qu'une telle fuite soit condamnable.
Le désir de quelque chose d'autre que la grisaille quotidienne est aussi
légitime que le désir d'évasion du prisonnier, et la fantaisie est aussi
naturelle que le fait que ce prisonnier ait d'autres sources
d'inspiration que la geôle et ses geôliers. Dans un univers
technologique matérialiste et désenchanté, Tolkien réclame le droit de
ne pas considérer la hideur de son environnement comme inévitable. La
nostalgie du temps « où les hommes étaient en règle générale ravis du
travail de leurs mains », ce que Chesterton appelait « the good
time of the smaller things », n'est pourtant qu'une manifestation d'une
nostalgie plus profonde, qui traverse toute la littérature occidentale,
et que l'on retrouve dans le Seigneur des anneaux dans les
évocations de Númenor, la terre perdue : celle du paradis et de
l'innocence originelle. « Nous sommes devenus des hommes du milieu, du
crépuscule, mais avec le souvenir d'autres choses. » Qui peut nous
reprocher de vouloir voir plus loin que ce monde-ci, quand nous sommes
en exil en ce monde, et quand notre coeur est sans repos ? La
conscience de la faute originelle, très vive chez Chesterton, lui fait
écrire : « Nous avons tous oublié ce que nous sommes vraiment. Tout ce
que nous appelons bon sens, rationalité, sens pratique, positivisme,
signifie seulement que dans la sécheresse de notre vie nous oublions que
nous avons oublié. Tout ce que nous appelons spirituel, art, extase,
signifie simplement que pour un terrible instant nous nous rappelons que
nous oublions. »
Dessin de Tolkien
« Maintenant nous devons partir... Tu ne pensais pas, sans doute, que tu
étais arrivé à la maison ? » Le corbeau qui guide le narrateur de
Lilith, de MacDonald, d'un monde à l'autre invite à ne pas
s'arrêter à une réalité ni à une fantaisie, confortables ou non. Les
mondes fantastiques, comme le monde primaire, doivent être des
indicateurs d'un appel plus lointain, celui de la Béatitude. C.S. Lewis
raconte que son imagination a été « baptisée », bien avant sa
conversion, par la lecture de Phantastes, du même auteur, où une
certaine lumière de « sainteté » baignait le monde secondaire, et, la
lecture finie, persistait même sur la réalité primaire et en faisait, à
son tour, un indicateur pointant vers la Joie tant recherchée du jeune
idéaliste athée. La fantaisie ne joue pas son rôle si elle rend, par
comparaison, la vie quotidienne encore plus grise et sans intérêt. Au
contraire, elle doit rejaillir sur le quotidien pour le réenchanter et
mettre en évidence son caractère unique et merveilleux. « Si les contes
disent que les pommes sont d'or, c'est pour rafraîchir ce moment oublié
où nous avons découvert qu'elles étaient vertes. S'ils font couler du
vin dans les rivières, c'est pour nous rappeler, pour un moment insensé,
qu'il y coule de l'eau », nous dit Chesterton, avocat infatigable de la
poésie du quotidien. L'ordinaire, dit Tolkien, ne nous enchante plus
parce que nous prétendons le posséder, et cessons ainsi de le
considérer. La fantaisie montre les objets ordinaires dans toute leur
liberté, leur puissance et leur indépendance. Les hommes qui reviennent
de Phantásien « voient leur propre monde et leurs congénères avec
d'autres yeux : là où ils n'avaient trouvé autrefois que quotidienneté,
ils découvrent tout à coup merveille et mystères. » Le même
désenchantement touche en effet les personnes de notre entourage, dont
le côtoiement risque toujours de nous faire oublier qu'il s'agit
d'images de Dieu : perdu au Pays fantastique, Bastian, au fond de la
mine de Yors Minroud, trouve l'image de son père négligé qu'il avait
laissé sans regrets dans le monde primaire. Tout son voyage dans
l'imaginaire n'était qu'un chemin pour rétablir avec lui une relation
filiale véritable.
Le conte de fée, par définition, doit bien se finir ; pour éviter
« happy ending », qui suggère que le conte se « termine »
véritablement, Tolkien utilise le mot eucatastrophe pour désigner
un trait courant du conte : la consolation, la joie soudaine, ce que
Chesterton, dans sa pièce éponyme, appelle « la Surprise ». Ce
n'est pas la marque d'un optimisme béat et artificiel, mais c'est ce qui
dans le conte est le plus réel, le plus révélateur d'une vérité qui
existe souverainement dans le monde primaire : la joie de la délivrance,
la victoire finale sur le mal, la Bonne Nouvelle du Salut. La bonne
fantaisie est évangélique, et c'est en tant que telle qu'elle est
réelle, car la joie du ciel est bien plus vraie que les peines
d'ici-bas, et les mondes imaginaires doivent permettre de la laisser
paraître avec une puissance difficilement accessible en ce monde-ci. Si
l'Évangile de la Résurrection perd pour nous sa qualité
eucatastrophique, elle nous est rappelée dans les défaites de Sauron, de
la Sorcière blanche, des Gobelins, des sorcières et marâtres de tout
poil, ou dans cette indéfinissable joie qui parcourt Phantastes
et Lilith. Les mythes païens eux-mêmes contiennent parfois un
avant-goût de cette joie finale. Car l'Évangile est lui-même un conte,
ou un mythe, une eucatastrophe, si totale que l'homme seul n'aurait pu
la concevoir. Comme dans La Surprise, l'Auteur de notre histoire
y est entré Lui-même pour la remettre en ordre. Tolkien s'émerveille :
« Cette histoire est entrée dans l'Histoire et le monde primaire : le
désir et l'aspiration de la sous-création ont été élevés à
l'accomplissement dans la Création... Il n'est aucun conte jamais raconté
que l'homme voudrait davantage savoir vrai, et aucun que nombre de
sceptiques aient accepté comme vrai sur ses seuls mérites. Car l'art en a
le ton suprêmement convaincant de l'Art Primaire, c'est à dire de la
création. » La meilleure des histoires est la vraie, et, comme pour Lucy
dans Le Voyage du Chercheur d'Aurore, une bonne histoire est une
histoire qui nous rappelle celle-là.
L'Évangile est donc l'accomplissement de la fantaisie, et du même coup,
dit Tolkien, loin de l'abroger, la sanctifie. L'auteur d'une des plus
formidables sous-créations jamais réalisées se prend à rêver que nos
balbutiements dans ce domaine se retrouveront, purifiés, transfigurés et
accomplis dans leur plénitude, dans la demeure que Dieu nous prépare et
à la construction de laquelle nous sommes invités à participer. Il faut
citer ici la plus atypique des oeuvres de Tolkien, une nouvelle
intitulée Feuille de Niggle. Niggle est un peintre qui travaille
à un tableau dont l'idée s'est progressivement imposé à lui : une
feuille, un arbre, des oiseaux, un paysage, une forêt, et au fond, des
montagnes. Il ne peut l'achever mais, après diverses péripéties, il
retrouve dans l'autre monde son paysage, réel, toujours son oeuvre
mais parvenu par grâce à l'état de création primaire, d'une beauté qu'il
n'avait lui-même qu'entraperçue et dont tout son art ne pouvait donner
qu'une faible idée. Mais, après avoir complété son oeuvre avec l'aide
de son philistin de voisin, avec qui ses rapports avaient pourtant été
loin d'être cordiaux, il ne s'y attardera pas : les montagnes, aperçues
au fond, sont son véritable but, et le tableau n'y avait été qu'une
introduction. Achevé, l'arbre de Niggle sert alors d'étape pour le
cheminement d'autres personnes vers les montagnes, la Béatitude,
l'inconcevable liberté à laquelle l'homme est appelé. Tolkien ne
s'enferme pas dans la Terre du Milieu, son histoire plurimillénaire, ses
langues mystérieuses, ses elfes nostalgiques et ses royaumes perdus ;
ils ne sont là que pour crier, tant à l'auteur qu'au lecteur, que la
Joie qu'on y entrevoit s'accomplit pleinement ailleurs. C'est là la
vocation de l'écrivain chrétien, comme l'écrit Xavier Morales3 : « Il s'agit d'entendre battre le coeur de
Dieu dans sa Parole écrite pour nous, d'en transcrire la Vie par le
pouvoir de créer qu'il nous a donné, de laisser son Amour circuler
librement dans nos mots et nos livres. »