Ne tirez pas sur l'ambulance !
Y a-t-il une vocation intellectuelle ?
Jérôme Moreau
J'ai lu récemment une série
d'articles publiés dans la revue Képhas1 consacrés à The Passion of the Christ, de Mel Gibson : ils
faisaient une défense appuyée de ce film auquel j'avais trouvé beaucoup de
défauts et qui ne m'avait touché qu'à de rares moments. Or, autant j'ai pu
apprécier dans ces articles le développement d'une argumentation
convaincante sur les mérites du film, qui m'a permis de comprendre un
certain nombre de choix qui m'avaient paru à première vue contestables ou
injustifiés, autant j'ai été choqué du ton de ces articles à l'égard de
ceux qui s'étaient montrés critiques envers The Passion, en
particulier ceux qui l'avaient fait pour des raisons théologiques ou
spirituelles. J'ai senti dans ces articles de la violence voire du mépris
de la part de personnes pourtant sereinement convaincues de la solidité de
leur argumentation et surtout qui se disent préoccupées avant tout
d'annoncer l'Évangile et l'amour du Christ.
Il m'a semblé voir derrière ces critiques cinglantes (et blessantes pour
quelqu'un qui, comme moi, n'a pas aimé ce film et croit l'avoir fait en
toute bonne foi), l'expression d'une sorte de revanche contre l'autorité
d'évêques pris en flagrant délit de tiédeur ou encore contre certains
théologiens, et plus généralement contre ceux des chrétiens chez qui
semble dominer une approche rationnelle ou intellectuelle des choses de la
foi, au détriment supposé d'un véritablement engagement personnel
dans l'évangélisation à la suite du Christ. Ce côté donneur de leçons m'a
paru
d'autant plus déplacé qu'aucun des articles que j'ai lus n'a répondu à
certaines des objections que j'avais pu lire ou essayer de formuler
moi-même et qui me semblaient sérieuses, à défaut d'être définitives. J'ai
donc eu le sentiment de voir dans la virulence de cette dénonciation la
jubilation de personnes ravies de pouvoir prendre en défaut des gens qui
seraient, à les en croire, en général imbus de la supériorité de leur
autorité, de leur savoir et de leur intelligence, et qui l'imposeraient
aux autres en s'éloignant ainsi de leur vocation première : témoigner du
Christ. « Peut-être que Mel Gibson ne parle pas le langage du catholique
élitiste parisien », a ainsi pu dire le père Castet, de
Saint-François-Xavier, cité par Olivier Thomas Venard, qui ajoutait de
lui-même : « ceux qui ont tenu à théologiser leur gêne devant le film
n'ont pas seulement fait des contresens, ils ont aussi produit pas mal de
jus pieux » (pour ne prendre que quelques phrases parmi les plus
représentatives).
Bref, il m'a semblé que, au moins dans une certaine mesure, étaient mis en
accusation les chrétiens qui donnent à leur vie de foi une forte dimension
intellectuelle, au détriment supposé de l'immédiateté d'une expérience
spirituelle et d'un engagement missionnaire. Me sentant par définition
(catholique, normalien, parisien, un jour peut-être théologien et n'ayant
pas aimé le film !) sur le banc des accusés, je voudrais essayer de
corriger cette vision --- sans doute heureusement caricaturale --- en mettant
en lumière certains des problèmes en jeu dans ce débat ; ainsi, je
voudrais pouvoir exprimer ce que peut être pour un chrétien, telle que je
la perçois, la relation entre une vie spirituelle et la recherche
intellectuelle dans le domaine même de la foi2.
Face à un film à l'impact émotionnel aussi fort que The Passion, se
pose le problème de sa réception. On ne compte plus les récits de
conversions qui se sont produits à la suite de la vision du film, et
Olivier Thomas Venard en souligne longuement l'impact partout dans le
monde et en particulier auprès des juifs ou des musulmans. C'est bien la
preuve que le film « marche », qu'il peut atteindre le but que lui a donné
Mel Gibson. Mais Olivier Thomas Venard ou Vincent Richard semblent en
tirer tous les deux la conclusion que le film ne peut que marcher, que son
message est d'une telle évidence que rester fermé à lui, c'est refuser de
regarder en face la Passion du Christ elle-même. Ce n'est heureusement pas
la vision de tous les défenseurs du film, mais il est curieux d'observer
chez ces deux auteurs le glissement d'une défense détaillée et argumentée
du film à une mise en accusation de ceux qui y restent extérieurs, au nom
de principes devenus soudain très généraux et très abstraits : il y a déjà
eu des oeuvres d'art sur la Passion, donc on peut la représenter, et comme
c'est tout simplement ce qu'a fait le film, alors on ne peut qu'être
profondément touché par lui (allez voir, je caricature à peine). Il est
devenu un objet massif à prendre en bloc, et toute critique ponctuelle
s'adresse dès lors à ce que le film est censé représenter de façon directe
: la Passion du Christ. C'est oublier précisément que le fait qu'il soit
une oeuvre d'art le soumet au jugement esthétique de tous ceux qui le
voient et qui peuvent être diversement affectés par sa forme et les moyens
qu'il emploie. Quel que soit le sujet, l'oeuvre d'art reste une représentation, une médiation, à caractère plus ou moins réussi, plus ou
moins efficace, plus ou moins créateur, un ensemble de mécanismes plus ou
complexes et que l'on peut chercher à comprendre.
Ce n'est certes sans doute là de la part de nos auteurs qu'une simple
réponse, pas plus élevée, aux critiques de certains qui n'ont pas aimé le
film et ont donc déclaré qu'il était impossible de s'y intéresser en
chrétien. Il est néanmoins gênant de voir défendue l'idée d'une
transparence totale du film, dans une immédiate évidence, et de voir
rejetée toute objection qui tenterait de s'appuyer sur des raisons
esthétiques, morales ou théologiques, comme si c'était s'éloigner en cela
de la seule approche possible : la simple vision du film comme acte de
foi. Il y a là une forme de suspension de la réflexion qui se retourne en
condescendance à l'égard de ceux qui ne sont pas capables de se laisser
emporter par un tel film, et en colère si ces mêmes personnes cherchent à
soulever des réserves pour un motif ou un autre.
L'idée sous-jacente me semble être que vouloir formuler une critique est
la preuve que l'on ne fait jouer que son cerveau alors qu'il conviendrait
de laisser parler son coeur et son âme, malgré quelques approximations ou
maladresses admises du réalisateur. Comme si l'on ne critiquait que pour
le plaisir de critiquer et de faire valoir la force d'une intelligence qui
ne se laisse pas entraîner par un simple film 3. Je crois au contraire que cette
attitude critique a un intérêt, dès lors qu'elle repose sur une impression
sincère face au film : le jugement naît alors d'une émotion particulière,
tout aussi légitime que le jugement de celui que le film a bouleversé.
Pour le montrer et tenter de mettre en lumière la nature de l'attitude
d'un intellectuel chrétien qui se prononce ainsi sur des questions de foi,
je vais essayer de décrire ma propre réaction et la manière dont je la
comprends.
Tout d'abord, deux séries de facteurs me paraissent avoir joué dans mon
attitude générale face à The Passion of the Christ. En premier
lieu, très probablement, une série de jugements préconçus négatifs tirés
de mes lectures de journaux ou d'avis d'amis ayant vu le film avant moi.
Ceux qui critiquaient le film me semblaient avoir de bonnes raisons de le
faire au vu de leur argumentation. Cet a priori négatif a eu un rôle
certain, sinon directement, du moins dans ma faculté, lorsque j'ai vu le
film, à m'attacher plutôt à ses dimensions négatives, déjà signalées ou
découvertes sur le moment.
L'affiche du film
L'autre dimension est ce que j'appellerais un manque de « piété » de ma
part, au sens où, de retour à la foi depuis seulement quelques années, je
manque encore de familiarité avec notamment la dimension liturgique qui
parcourt le film et de manière générale je perçois sans doute moins
clairement que nombre de catholiques les implications de telle ou telle
scène et leur profondeur spirituelle. Je reste donc en quelque sorte, pour
une part, à la surface de ces scènes, et me retrouve plus enclin à
critiquer la manière dont elles sont conduites et ce qu'il peut s'y
trouver de curieux, de gênant, voire de raté (de mon point de vue !). Or,
il y a là un problème qui me semble central dans la question de la
réception du film chez les chrétiens : la plupart d'entre eux n'ont-ils
pas été touchés, plus que par la spécificité de la mise en scène, par le
simple fait de voir la Passion représentée, parce qu'ils en connaissaient
et vivaient déjà la portée, mais la percevaient à cette occasion de façon
bien plus dramatique et intense ? Leur appréciation du film n'est dès lors
pas liée à un problème esthétique, ils ne s'arrêtent pas à un certain
nombre de détails tenus pour négligeables, dans le même temps qu'ils
voient de façon immédiate le sens de beaucoup d'autres, quelle que soit la
façon dont ceux-ci sont montrés ou intégrés au film. C'est de là que me
semble venir dans les articles que j'ai lus l'incapacité apparente à
admettre que l'on puisse critiquer à bon droit la manière dont le film a
été réalisé : la focalisation est tellement forte sur sa portée
spirituelle (et cela se comprend) que l'on peine à se représenter le film
comme un simple objet, un intermédiaire entre la Passion et soi, et comme
le support d'une vision particulière qui n'est pas nécessairement
évidente.
Étant donc resté pour ma part largement en dehors de cette vision
spirituelle, à l'exception de quelques moments isolés, je suis donc porté
à analyser plus en détail la manière dont le film est fait et fonctionne,
pour essayer de saisir la vision et l'approche qui lui sont spécifiques :
il s'agit alors de voir ce qui le caractérise en tant que tel, en
l'étudiant pour lui-même, et non chercher à voir à travers lui de façon
immédiate la Passion telle qu'elle était ou telle que chacun se la
représente. Peut-être me dira-t-on que c'est précisément l'approche qu'il
ne faut pas avoir : non pas voir un film pour voir un film, mais voir
The Passion pour voir la Passion du Christ, peu importerait le
moyen, il n'y aurait pas de quoi s'agiter et encore moins faire un article
pour le Sénevé ! Mais voilà, je ne peux pas faire autrement que de
ne pas avoir aimé le film ! Reste à trouver un sens à ma réaction pour voir
si elle peut s'appuyer sur des raisons solides.
Sans me lancer dans une critique développée du film, ce n'est pas là mon
sujet, je vais essayer de relever quelques points. Le premier est celui de
la réalisation : un grand nombre de moments décisifs, de regards échangés,
sont ainsi montrés au ralenti ; or, loin de me permettre de sentir ce qui
s'y jouait, cela m'a donné un sentiment de saturation et de lourdeur. J'ai
l'impression que plus de fluidité et de simplicité m'auraient fait sentir
beaucoup plus intensément et de façon plus naturelle les expériences
personnelles profondes qui se jouaient dans la rencontre du Christ : y
avait-il vraiment besoin d'appuyer avec autant d'insistance à chaque fois
qu'il se passe quelque chose ? La violence, ensuite, m'a paru tellement
excessive que je n'y ai en quelque sorte pas cru, que je me suis
déconnecté du film. S'il n'y avait que la scène de la flagellation, la
violence serait déjà particulièrement saisissante, mais je n'aurais
peut-être pas eu cette sensation de vague écoeurement face à l'étalement
d'une violence qui ne s'arrête guère qu'à la descente de croix !
Dès son arrestation le Christ est frappé, jusqu'à tomber d'un pont, retenu
par ses chaînes, quasiment sur la tête de Judas. Je peux comprendre après
réflexion la portée symbolique de la scène, beaucoup moins sa nécessité :
dans le mouvement du film, elle m'apparaît incongrue. Il en va de même
pour la plupart des scènes figurant Judas : est-il évident de se figurer
la situation telle qu'elle est montrée : Judas sombrant de cette façon-là
dans la folie, des enfants prenant pour lui figure de démons, et le
poursuivant sans relâche à travers les collines hors de Jérusalem ? J'ai
le sentiment dans ces scènes comme dans d'autres qu'il faut regarder ce
qui se passe dans une perspective immédiatement symbolique. Comme pour les
ralentis, en quelque sorte, je vois une volonté de montrer et de signifier
tellement poussée que la cohérence, la vraisemblance du récit, s'y
perdent, et que le sens littéral perd de son évidence.
Le reniement de Pierre encore m'a gêné : il se passe dans une telle
atmosphère d'excitation et de mouvement, dans une telle soudaineté, qu'il
m'a paru se vider de son poids réel et n'être plus qu'une montée brusque
d'angoisse où le personnage ne sait plus ce qu'il dit. Tel que le
reniement est montré, je ne parviens pas à en sentir le poids, la gravité.
Tout est précipité, plongé dans une atmosphère d'excitation intense : la
profondeur des personnages disparaît, à mes yeux tout au moins, dans un
tel contexte. Dans les Évangiles, m'a-t-il semblé, le reniement était
moins soudain, se déroulait dans un contexte plus apaisé, mettant Pierre
face à lui-même de manière beaucoup plus grave. C'est de façon presque
réfléchie et volontaire qu'il renie le Christ. Souvent, dans le film, je
sens mal la profondeur des personnages, leur humanité. Leur portrait me
semble souvent trop caricatural, trop marqué. J'aurais voulu pouvoir
sentir de façon plus intense les choix qui s'opéraient, les questions qui
se posaient dans leur confrontation au Christ. Le moment du film qui m'a
le plus touché est celui où Jésus dit à sa mère, alors qu'il est tombé une
nouvelle fois : « Voici que je fais toutes choses nouvelles ». Pour la
première fois dans le film, j'ai senti se manifester l'intériorité du
Christ, j'ai senti la relation profonde unissant une mère à son fils et la
volonté du fils de se confier à sa mère et de lui dire le sens de ses
souffrances, à elle qui était sans doute l'une des seules personnes à
pouvoir le comprendre à ce moment-là.
D'une manière générale, c'est la façon de raconter qui m'a posé problème.
J'ai l'impression d'avoir vu deux films en un sans pouvoir les unifier,
d'avoir été confronté à un film hétérogène, manquant d'une réelle unité.
D'un côté, une forme de réalisme qui n'était pas pour autant une reconstitution historique (pourquoi avoir fait porter au Christ une croix,
mais aux larrons seulement le patibulum ?), mais qui ne se privait
pas d'insister sur tout ce qui était violent et sordide. De l'autre, un
caractère contemplatif appuyé, de façon négative dans l'usage systématique
du ralenti, de façon positive dans la recherche de beauté d'un certain
nombre de plans, pendant le chemin de croix ou encore dans la Pietà qui ne
conclut malheureusement pas le film (la dernière séquence, celle de la
Résurrection, m'a extrêmement surpris et déçu : pourquoi chercher à
représenter l'irreprésentable de façon aussi concrète et de façon aussi
étrange, avec un Christ qui s'en va et semble sortir de notre champ de
vision sans se soucier de personne alors même que c'est là que l'histoire
de la foi s'ouvre et se fonde, dans les rencontres que font les disciples
avec le Christ ressuscité ?). Peut-être aurait-il fallu que je comprenne
que l'extrême violence se retourne en contemplation profonde ? Peut-être
le fait de refuser l'une m'a-t-il fait manquer l'autre ?
En tout cas, cette hétérogénéité m'empêche de trouver le sens du film. Je
fais l'hypothèse que les chrétiens « pieux » (pour reprendre l'idée de
piété dont je parlais plus haut) n'ont pas besoin d'en voir plus à l'écran
pour en vivre la profondeur, et que les non-chrétiens sont invités à être
saisis par le contraste entre l'extrême violence qui s'y déploie et
l'innocence de celui qui la subit. Entre les deux, il me semble qu'il
reste alors une catégorie intermédiaire de spectateurs, donc je suis,
dont la vie --- ou la pratique cinématographique --- n'est pas marquée en
profondeur par la violence et pour qui la foi est encore un continent à
découvrir. Pour ces gens-là, il faudrait un film à la fois moins
elliptique et moins détaillé : que la dimension spirituelle soit plus
explicite, que la personne de Jésus soit mieux soulignée, que l'on sache
qui il est, d'où il vient, et pourquoi il subit de telles souffrances; que
la dimension violente et une partie des scènes symboliques soient
atténuées pour ne pas produire l'effet inverse de celui qui est recherché.
Il y a certes un recours à des flashbacks. J'avoue qu'ils m'ont
laissé songeur. La moitié m'ont semblé mièvres et inutiles, et n'avoir de
sens que dans des sous-entendus ou des reconstructions qui n'avaient rien
d'évident. Pour prendre un exemple : la première scène où Jésus fabrique
une table haute a semble-t-il pour sens spirituel profond d'être le
premier signe d'une lecture liturgique du film, où la table représente
l'autel, premier élément d'un sacrifice eucharistique qui culmine dans
l'élévation du Christ sur la croix, moment où les trois témoins que sont
Marie, Marie-Madeleine et Jean tombent à genoux. Or, au sens littéral,
cette scène m'a paru absurde, s'il faut y comprendre que le Christ avait
prévu que l'on mangerait un jour assis et non pas couché.
Plus profondément, ces retours en arrière m'ont posé le problème du sens
de leur insertion dans le récit. Ils ne peuvent sans contresens être
attribués au Christ lui-même (comment aurait-il pu, au moment même de sa
Passion, vivre dans le souvenir et non être tout entier tourné vers
l'avant et le sens de sa mission ?). Ils ne me paraissent donc pouvoir
être que des formes d'apartés de la part d'un narrateur extérieur au récit
et omniscient, qui cherche à donner un sens à certaines scènes en en
rappelant d'autres. Si l'on peut comprendre ce sens, il ne me paraît pas
s'insérer de façon naturelle et cohérente dans le film : n'est-ce pas
reconnaître une forme de déficit du récit que de devoir recourir à ce
procédé pour appuyer une scène ? Ce que je ne parviens pas trouver dans
The Passion, c'est la cohérence d'un point de vue qui donne
consistance au récit. Je n'arrive pas à saisir qui parle, et de quelle
position. Le récit lui-même m'a paru curieusement découpé : Mel Gibson
n'a jamais prétendu faire une vie du Christ, le titre est clair sur ce
point,
mais n'y avait-il pas moyen de donner à voir qui est le Christ en quelque
sorte « en lui-même » ? Il me semble que l'on doit pouvoir voir une action
et un rayonnement extraordinaires du Christ dans le cours du film
lui-même, par la décision qu'il impose de prendre à tous ceux qui le
croisent.
Bref, pour conclure, il me semble que le problème du film, pour un
spectateur comme moi du moins, est d'avoir un sens littéral, une lecture
immédiate, trop faible, pas assez organisée ou cohérente. J'ai peut-être
besoin qu'on me raconte des histoires, sans pouvoir me contenter d'une
approche directement symbolique. Mais dans la mesure où il s'agit d'un
récit, de l'évocation d'événements qui se sont produits et qui ont engagés
profondément les êtres qu'ils ont concernés, il me semble que l'on
pourrait attendre un premier niveau de lecture du film qui permettrait de
sentir la dimension concrète et vécue des événements avant de sentir les
extrêmes de violence et d'amour qui s'y jouent. Il y a donc à mes yeux une
faiblesse dans la narration et la mise en place de personnages, qui font
pourtant la base d'un film, qui ne peut pas se contenter de la même
incertitude, de la même imprécision qu'un texte, qui laisse au lecteur le
temps de combler les vides.
Concluons donc : si j'ai fait un tel développement, c'est pour essayer de
montrer ce que pouvait être, pour le meilleur et le pire, souvent sans
doute pour le médiocre, ce que pouvait être la réaction d'un «
intellectuel » chrétien face à des questions qui engagent la foi. C'est
une réaction de prise de distance, par incapacité à percevoir dans leschoses telles qu'elles sont dites ou montrées le sens qu'elles voudraient
exprimer de façon claire. L'intellectuel me semble être celui qui a besoin
de reformuler ce qu'il voit ou entend dans un langage plus complexe, parce
que lui-même voit les choses de façon plus complexe, moins évidente.
Dans mon cas, j'ai essayé de montrer comment cela se manifestait : il y a
peut-être à la base de mauvaises raisons (avoir accepté des thèses
hostiles au film avant même de le voir) et des raisons en quelque sorte
plus circonstancielles (si j'avais découvert le film plus tard, à un
moment où j'aurais été plus avancé dans ma vie de foi, n'aurais-je pas été
touché bien plus directement et profondément ?). Sur le fond, cependant,
je crois que l'essentiel ne change pas : en tant qu'intellectuel, et
surtout pour ces questions si profondes de la foi, je vois les choses à
travers un certain nombre de filtres, de questions, qui m'obligent à
développer une vision et une formulation personnelles dont d'autres n'ont
pas besoin pour comprendre leur façon de croire. Être intellectuel de ce
point de vue n'est pas une position de force comme semblent le penser les
auteurs des articles que j'ai évoqués, c'est plutôt quelque chose comme
une forme de pesanteur qui oblige à marcher plus lentement et faire plus
de petits pas pour arriver au même endroit, ou à faire des détours plus
longs que d'autres. Sont-ils même valables et efficaces ? Je laisse ceux
qui ont vu le film juger de l'éventuelle pertinence de mes propos.
À quoi sert un intellectuel chrétien, dans cette perspective ? Je dirais
qu'il a pour tâche de refuser le poids des évidences et de pousser ceux
qui posent des thèses à approfondir leur propre vision. Ainsi, mes
critiques sur The Passion ne portent peut-être que très
partiellement : elles constituent avant tout un appel à ceux qui défendent
le film à pousser plus loin leur argumentation, à ne pas se contenter de ce qu'ils ont déjà pu dire, et à apporter de nouveaux éclairages qui me
permettent de surmonter les réserves que j'ai senties en voyant le film,
pour pouvoir le recevoir de façon plus directe et à travers lui progresser
dans ma compréhension de la Passion elle-même 4.
Peut-on à proprement parler de vocation intellectuelle ? La vocation,
c'est celle de tout chrétien, rencontrer et annoncer le Christ, et pour un
intellectuel cette approche naturellement plus distanciée et plus complexe
des choses est tout autant un obstacle qu'un enrichissement. Reste qu'il
appartient à l'intellectuel avec ses talents et les questions qu'il porte,
d'accomplir sa tâche, qui est celle de servir l'annonce de la foi en
remettant en cause les discours ou visions trop rapides, en montrant
qu'elles nécessitent d'être toujours approfondies et reformulées pour
pouvoir s'adresser à un nombre toujours plus grand de personnes, pour qui
la rencontre du Christ ne peut pas être une simple évidence, pour des
raisons qui peuvent tenir souvent aux obstacles que le monde met, à chaque
époque, à l'annonce et la réception de la foi. La tâche de l'intellectuel
me semble donc être celle d'une médiation entre la foi et l'Église d'une
part, le monde et ses représentations, discours, difficultés, de l'autre.
Bref, un intellectuel chrétien ne devrait être qu'un intermédiaire, et
dans le fond n'apporter rien de bien nouveau. L'élaboration par un
intellectuel d'un idiolecte ou d'un système de pensée abscons, comme on le
reproche souvent aux intellectuels dans la société, est une dérive et un
repli sur soi qui éloigne de ce qu'est à mon sens sa vocation
première, celle d'un passeur et d'un empêcheur de croire en rond, parce
que c'est à
cette condition seulement que lui-même peut être évangélisé.
J.M.