Vocation et liberté
Emmanuel Monnet
La vocation et le moment du choix
L
'histoire de la notion
doctrinale de vocation est marquée par un
infléchissement progressif en direction de la dimension d'un choix
personnel. Destinée à pourvoir dès les premiers siècles de la chrétienté
aux ministères religieux et monastique, elle a longtemps été associée à une
pastorale de l'appel divin, relayée par l'Église, à la manière d'une
nomination1. Ce n'est que plus tardivement qu'une démarche de discernement
personnel sera instituée dans l'Église, explicitée dans la « théorie de
la vocation ecclésiastique» au début du xviiiième siècle en France,
distinguant les nécessités humaines des impératifs divins dans la décision
individuelle2.
Saint Paulin de Nole
Le sens du terme vocation excède, bien entendu, le seul sacerdoce, pour
s'étendre à toute existence devant Dieu, ce que rappelle le Concile Vatican
II3.Impossible aujourd'hui d'envisager une question aussi
cruciale sans convoquer le consentement éclairé de l'individu. Notre
culture fondée sur le primat du sujet ne peut entendre le thème de l'appel
--- puisque c'est bien cela dont il s'agit dans la vocation --- que sous le
signe d'un éclairement, d'une illumination pourrait-on dire : celle de la
conscience humaine qui se penche sur sa propre destination, sous le regard
de Dieu. Au regard de la modernité, il n'est plus question, en tout cas, de
ne pas interroger les fondements intimes du choix individuel dans ce qui
apparaît être par ailleurs la sollicitation par excellence.
Le choix comme figure d'identification dans la modernité
Que le moment du choix soit tout sauf abstrait, c'est ce que nous livre un
certain imaginaire social construit autour de la valorisation de soi, de la
liberté individuelle devant parvenir à sa propre réalisation dans
l'être4. Il est des choix qui se veulent décisifs, qui
doivent l'être. L'homme contemporain, depuis Descartes et son doute
méthodologique, ne vaut que par sa puissance d'opiner, d'élire le chemin
qu'il doit suivre, se faire démiurge de l'acte futur.
Nous, modernes, avons fait du choix individuel le lieu de notre raison
d'être : d'une part, parce que nul autre que nous n'a accès à ce qui est le
joyau de notre intimité, notre for intérieur. Ensuite parce que nous savons
y être seuls souverains, et que nous le sommes dans cette situation
uniquement : il cristallise notre amour-propre, la considération que nous
avons de nous même, notre fierté. Enfin, parce qu'il nous singularise. Le
choix est le lieu de tous les possibles, et si on en croit la théorie du
volontarisme5, de toutes les révolutions : car qui sait ce que peut un
homme sûr de lui ? C'est peu dire que le choix est sous les feux de la
rampe, objet de toutes les conjectures, de toutes les convoitises.
L'avènement du sujet comme pôle organisateur du monde a conduit notre
société vers un quasi-culte de la détermination individuelle ; et ce à
juste titre à bien des égards : car on a compris que dans le choix d'un
libre arbitre se tenait l'instance suprême de notre dignité, ce qui pouvait
constituer de manière à la fois universelle et toujours individuelle
l'humanité comme objet de respect.
Le choix libre comme moment existentiel
Comprenons-le bien : cette subjectivisation de l'individu, si elle a pu
l'éloigner de toute transcendance, est aussi une porte ouverte sur sa
responsabilisation. Dans le choix va se décider bien plus qu'un avenir en
réalité : c'est une identité, une manière de se présenter face au monde,
qui n'aura d'autre sens que ce que le monde recevra de nous en retour.
La philosophie existentialiste est parvenue ainsi à expliciter une
dimension supplémentaire de la valeur de la liberté.
Celle-ci dévoile un revers métaphysique du libre arbitre des plus
déroutants, celle d'une altérité fondamentale de l'homme face à ce qui
l'entoure. Dans l'acte libre, je m'oppose au donné pour le nier, pour le
transformer selon mon intention. Il y a un moment nihiliste ---
négatif tout du moins --- dans l'affirmation du projet humain, dans
l'exercice de ma puissance de choix. Cette négation signifie recul,
détachement ultime face aux choses. L'exercice profond et solennel de ma
liberté, comme acte par lequel je façonne mon destin, est un acte
d'individuation, faute de quoi je ne pourrais que me fondre dans le magma
des choses inanimées ou non libres.
Et cette caractéristique n'est pas, selon Sartre, une détermination
accidentelle, marginale de l'homme ; elle définit rien moins que son
essence6. Car dans notre vie, tout est
choix. Non qu'il n'y ait des actes involontaires, spontanés, ou sans grande
conséquence, ces actes du quotidien que nous faisons machinalement. Il
s'agit plutôt de dire que l'ensemble de mes gestes, de mes paroles et de
mes actes se rapportent à une fin qui définit mon projet existentiel. Ce
projet « ne concerne pas mon rapport avec tel ou tel objet du monde
mais mon être dans le monde en totalité, un certain type de rapport à
l'être que le pour soi veut entretenir»7. Un « but fondamental» qui serait, en quelque
sorte, mon orientation, ma posture d'être.
Ce qui rend cette description existentialiste dramatique est que, dans les
termes de Sartre, « je suis contraint à être libre». Que ma posture
soit celle d'un hyperactif conquérant, d'un renonçant désabusé ou d'un doux
contemplatif, que je sois miné par des complexes d'infériorité ou
suicidaire, dans tous les cas je dois m'imposer comme pour-soi, me déployer
comme existence et pure force de négativité sur le donné. Tout fatalisme
déterministe ne sera que mauvaise foi : si j'ai échoué, c'est bien que je
l'ai voulu d'une certaine manière, car dans toute situation, j'ai mon mot à
dire8.
Plus de cosmos hiérarchisé ici, ni d'univers sécurisant dans lequel
chaque chose aurait sa place et s'y tiendrait : quand l'homme devient
maître de ses choix nul autre que lui ne peut légitimer sa place. La
question, certes sans originalité, du « sens de la vie» retrouve
ici une gravité nouvelle. Si l'homme se confère un sens par l'action, il
doit en
tirer la conséquence que, dans un premier temps, il en est
dépourvu. L'absurdité existentielle signifie avant tout que la liberté ne
peut échapper à elle-même, elle n'a d'autre alternative que de s'assumer et
de créer un sens laissé à son entière discrétion.
La solitude de l'être libre
Force est d'avouer la profondeur avec laquelle l'analyse sartrienne dépeint
la problématique du choix. On est bien loin des « préférences» de
l'homo oeconomicus, d'une rationalité étriquée face à une liberté
d'indifférence. La mesure est prise de la radicalité du trouble de l'homme
acculé à l'engagement, de l'angoisse qui peut s'y rapporter, de
l'impression du « délaissement», d'un vide de sens que nous ressentons
parfois. Ce n'est que dans un tel cadre que le thème de la vocation prendra
toute son envergure.
Mais il faut pour cela s'écarter de certaines conclusions de
l'existentialisme. Établir le fondement de l'être humain dans sa capacité
d'arrachement, de genèse libre, c'est paradoxalement le condamner à
l'ineffectivité. Non que le choix proposé soit alors vide : mais l'âme qui
l'effectue est rivée sur sa tristesse angoissée, tentant désespérément de
rejoindre un être qui toujours lui échappe. Une âme errante, qui se sait
toujours au pied du mur, devant sans cesse s'élever dans un choix qui n'a
d'autre sens que de manifester une liberté infinie. Cette conscience
malheureuse, qui a établi en elle-même le principe de toute transcendance,
ne peut qu'éprouver la solitude la plus affreuse: celle d'un pouvoir tout
puissant sans autre finalité que sa propre jouissance. Une conscience qui,
pour avoir compris que son choix la plaçait à la croisée des chemins, en a
conclu devoir sacraliser ce choix dans un formalisme épuisant. On peut
suspecter que cette pensée subjectiviste de la liberté peine à s'incarner
dans une réalisation véritable, en s'oubliant dans un ordre réflexif et
délibératif envahissant. Et qui pourrait bien manquer l'essentiel.
De fait, n'avons-nous jamais constaté qu'en dépit de nos tergiversations,
de nos états d'âme, de nos déchirants dilemmes, la vie allait son cours à
notre insu --- et nous avec ? Que finalement, nous avions suivi une voie
bien définie sans que celle-ci ne nous soit clairement apparue au premier
abord?
Dieu seul donne un sens à notre choix
La foi nous propose de ne pas manquer l'essentiel. Nous apprenons dans
l'Évangile que Dieu guide nos pas, qu'il nous appelle à Le
suivre. Qu'est-ce à dire ?
Il s'agit de faire valoir contre Sartre que le sens de nos actes ne
s'épuise pas dans une liberté individuelle qui serait à elle-même sa propre
fin ; que ce sens devient intelligible à la lumière de la fin de la
création, toute tournée vers Dieu et son projet d'Amour. C'est donc à une
interprétation particulière de notre action que nous invite la
religion. Que notre choix soit souverain, c'est incontestablement vrai ;
mais sachons le reconnaître aussi comme le lieu du jeu divin. La
proposition de Saint-Thomas selon laquelle « la providence divine n'exclut
pas le libre arbitre»9
invite à considérer notre choix dans l'économie de la création tout
entière, participant de sa perfection. Dans l'ordre des choses, notre
volonté est appelée à agir mais est aussi gouvernée par l'ensemble de ce
qui lui échappe, ce que nous appellerons la providence divine avec
Thomas. Cette vocation que nous avons eu tendance à fonder dans l'intellect
et la pleine conscience de soi, n'est-elle pas aussi ce que nous faisons de
notre vie du point de vue de Dieu ?
Être appelé, c'est tenter de décentrer un point de vue naturellement
égotiste pour tenter d'y substituer le regard de Dieu sur nous, de
comprendre comment nous pourrions être façonnés par lui, comment notre
existence pourrait s'associer à son dessein. C'est tenter d'accorder notre
puissance de détermination à la mesure de ce que nous éprouvons de la
cohérence du monde, et non de subordonner ce dernier à notre volonté
égarée dans sa solitude. C'est considérer que l'énergie de notre liberté
prend part à la puissance de Dieu agissant dans l'Amour, qu'elle fait
corps avec Sa Volonté, et qu'à ce titre elle ne peut pas tout. Une
vocation serait peut-être et avant tout un effort de discernement nourri
de l'Écriture, relecture de ce que notre choix existentiel signifie dans
la perfection de la création ; autrement dit, une tentative pour saisir ce
qui dans notre environnement constitue l'appel de Dieu.
Icône représentant St Thomas d'Aquin
La vocation comme libération de soi
La vocation suppose une forme de délestage. Elle offre un point de vue où,
contrairement à une certaine doctrine du choix libre, l'individu sait se
reposer sur autrui, sur Dieu comme un guide. C'est d'abord une leçon
d'humilité: car quelles que soient ses aptitudes cognitives, son
intelligence, l'homme agissant reste à la merci du monde. En se réfugiant
dans son for intérieur délibératif, il a oublié que l'arrachement
volontariste qui donnait corps à sa dignité supposait un environnement
certes contraignant, mais dont l'existence est la condition même de sa
liberté, environnement qui accompagne notre acte. C'est pourquoi
l'espérance doit se substituer à l'angoisse existentielle. L'homme, ayant
pris conscience de sa dépendance extrême, suppose qu'il n'est pas créateur
du monde mais que c'est Dieu qui le sollicite dans et par le monde.
C'est ici que se loge l'acte de foi, que l'espérance devient une vertu : il
faut faire confiance en ce qui advient, croire en la richesse potentielle
de toute interaction avec le monde. Chose difficile assurément, car elle
suppose d'affronter une incertitude sournoise : celle de notre
incompréhension face à l'ordre des choses, de cette inadéquation éprouvée
dans les conflits quotidiens ; c'est-à-dire, l'incursion du mal en toute
chose comme défaut d'être, comme le négatif du bien que nous visons. La
difficulté, si on la considère du point de vue inverse, est de savoir
contempler la richesse de la création, en considérant tout ce qui emplit
l'être de multiples déterminations, d'infinies potentialités qui s'ouvrent
à nous. L'espérance « fait crédit, donne du temps, donne du champ à
l'expérience en cours». « Elle est le sens de l'aventure ouverte, elle
traite la réalité comme généreuse, même si cette réalité doit apparemment
contrecarrer mes désirs»10.
Mais n'est-ce pas là une liberté éminemment positive que celle qui ouvre à
la réalisation de soi en connaissance de cause, qui invite la liberté à
s'oublier elle-même pour s'investir du monde et y relever le défi lancé par
le Christ ?
Conclusion
Récapitulons : la vocation des Chrétiens ne signifie pas une détermination
divine surnaturelle qui occulterait de manière suspecte notre puissance de
choix. Le moment de l'appel inaugure une vie où notre action ne va plus de
soi et requiert une justification plus forte que son utilité immédiate,
celle de l'agir en général. Temps existentiel fort en vérité, qui élève la
conscience de soi à une conscience du monde, un monde dans lequel il faut
désormais s'inclure ou s'exclure, face auquel il faut bien prendre parti
une fois pour toute. C'est un éveil intellectuel et spirituel, non pas à
soi-même, mais à sa propre humanité nourrie d'un quotidien concret, d'actes
de tous les jours, de l'engagement que nous leur portons et qui leur
confère une cohérence plus ou moins achevée : perspective que nous a
découverte l'analyse existentialiste.
La vocation ne signifie pas non plus l'abandon de l'homme aux méandres de
sa volonté qui l'enferre dans la solitude et le rejet du monde. Elle est un
entre-deux réunissant choix et action de Dieu dans le monde, qui nous guide
et plus encore nous sollicite, nous ses créatures finies dont la vie ne
prend sens qu'à Son service.
E. M.