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Le Christ et la zizanie
Conversion et division, orgueil et unité

Philippe Saudraix




N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille.

Mt 10 34--36





Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien la division. Désormais en effet, dans une maison de cinq personnes, on sera divisé, trois contre deux et deux contre trois : on sera divisé, père contre fils et fils contre père, mère contre sa fille et fille contre sa mère, belle-mère contre sa bru et bru contre sa belle-mère.

Lc 12 51--53





Pour que tous soient un... je viens apporter la division, la zizanie, les conflits ? Et si ce paradoxe était vrai ? Mais non, quelle idiotie, le christianisme, c'est l'unité de tous les hommes, tout le monde beau et gentil, tout le monde qui s'aime, << tous ensemble ils dansent et ils chantent1 >>. Mais alors, comment le Christ a-t-il pu dire à la fois << Je suis venu pour apporter la division >> et << Père, je prie afin que tous soient un (...), pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux et toi en moi, afin qu'ils soient parfaits dans l'unité2 >> ? Voici quelques unes de mes élucubrations sur le sujet, j'espère sans trop de soufre, ou comment il est bien possible que le Christ soit venu pour nous diviser.

1- Le témoignage, conversion et contradiction

a- Du côté des fils d'Israël

Commençons par revenir au contexte immédiat de la phrase rapportée par saint Matthieu : nous sommes loin, chronologiquement et spirituellement, de Jean 17, où sont rapportés les épisodes qui précèdent immédiatement la Passion. Saint Matthieu inclut cette affirmation << je suis venu pour diviser >> dans l'ensemble des discours liés à l'envoi des Douze en mission, il y a donc un lien entre la mission d'évangélisation, le témoignage et la division. Annoncer la Bonne Nouvelle, proclamer que << le Royaume des Cieux est tout proche >>, que << Dieu est à l'oeuvre en cet âge >> n'est pas une mission de tout repos, mais une mission qui conduit à diviser les hommes et qui peut entraîner la mort du missionnaire. Matthieu 10 contient ce mouvement : vous partirez en mission et à cause de cela, vous serez persécutés, on ira jusqu'à vous tuer, mais ne craignez rien, si vous vous déclarez pour moi devant les hommes, si jusqu'au bout vous proclamez la Bonne Nouvelle, alors moi, je me déclarerai pour vous devant mon Père. Conclusion logique : l'on va vous tuer, vous vivrez le martyre, et c'est parce que je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive, je suis venu apporter la division. Autrement dit, le contexte immédiat de cette division annoncée par le Seigneur est celui de la mission, de l'évangélisation, ou encore de la rencontre entre celui qui croit que Dieu s'est vraiment incarné et l'autre, celui qui ne le sait pas encore ou celui qui ne le croit pas, voire qui refuse de le croire.



N'allons pas trop vite et restons encore un peu autour de ces années 30. Les Douze sont envoyés, insistons là-dessus, non chez les païens, non chez les Samaritains, mais << vers les brebis perdues de la maison d'Israël3 >>. Pour le moment, il ne s'agit pas d'amener les païens à devenir des fils adoptifs du Seigneur et à faire ainsi de tous les hommes une gigantesque famille, il ne s'agit pas non plus de ramener les Samaritains dans l'unité du peuple hébreu, il s'agit de rendre visite aux vrais fils d'Israël, à ceux qui appartiennent au peuple élu, à ceux qui croient en Yahvé et de leur dire en substance : << Réjouissez-vous, l'Oint du Seigneur, le Christ est parmi nous >>. Organiser une telle mission, ce n'est pas s'exposer à la contradiction et à la violence comme une sorte d'accident possible, c'est rechercher cette division et cette violence. Mettons-nous à la place d'un brave enfant du peuple d'Israël de l'époque : supposons-le pieux, respectant la Loi, attendant la venue du Messie avec foi, donc quelqu'un d'a priori plutôt bien parti pour accueillir la Bonne Nouvelle. Sonnent à la porte deux hommes qui lui disent : << Réjouis-toi, le Messie est arrivé, nous l'avons vu >>. Avec la meilleure volonté du monde, il peut répondre : << Et où donc est-il ? >>. Mais s'il s'entend dire que ce Messie, c'est Jésus de Nazareth, il devient assez naturel pour lui de se revêtir d'un sac, de se recouvrir de cendres et de hurler au blasphème... même avec la meilleure volonté du monde. C'est ainsi que Jésus se rendant à Nazareth est "démasqué" comme fils de Joseph, le charpentier, connu de tous et qu'il échappe de peu à la mort4. Au mieux, la visite de tels missionnaires interloque, elle peut donner lieu à des discussions : l'un peut dire << c'est peut-être vrai, on devrait aller voir, ou au moins attendre >> et un autre << que sont ces charlatans, faisons-les taire >>. Ces fils d'Israël unis dans leur foi se retrouvent divisés et se disputent. Le problème est que nous ne sommes pas dans une discussion du même ordre que la question de savoir s'il vaut mieux dormir dans des couvertures ou sur une planche de bois : il y a un blasphème en jeu et c'est grave. Si ce Jésus de Nazareth est le fils de Dieu et que je dis que c'est un charlatan, je ne respecte pas le premier commandement ; si c'est un charlatan et que je dis que c'est le fils de Dieu, je ne respecte pas le troisième commandement et je me fabrique une idole. La mission des Douze auprès du peuple d'Israël ne peut laisser aucun des fils d'Israël indifférent : on ne peut pas être juif et s'entendre dire << Jésus de Nazareth est le fils de Dieu >> et répondre << Oui et alors, que me chaut ? >> De là, il est évident que l'on aboutit à la division du peuple d'Israël : la conclusion logique en est la division autour du Christ, avec les uns qui se déclarent pour lui et les autres contre lui. Le même phénomène se retrouve après la Passion, la Mort et la Résurrection. La lapidation de saint Étienne premier martyr en est un exemple : lorsqu'il reproche au grand prêtre et à ses hommes de résister à l'Esprit Saint et de ne pas observer la Loi, ceux-ci ne sont pas contents et grincent des dents mais ils ne vont pas plus loin car en cela, saint Étienne ne se distingue pas des prophètes d'Israël ; en revanche, lorsque saint Étienne proclame << Je vois le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu >>, ses contradicteurs, horrifiés par ce qu'ils prennent pour un blasphème, se bouchent les oreilles et le lapident5. Pendant ce temps, d'autres pleurent celui qui est devenu le premier martyr.

b- Du côté des païens

Or, la division entraînée par l'évangélisation et par la conversion ne se limite pas aux seuls fils d'Israël. La mission n'a pas d'autres limites que celle du monde et les païens sont appelés à être fils adoptifs et à reconnaître Dieu pour Père. L'auditoire de la Bonne Nouvelle ne se réduit pas aux seuls enfants d'Israël, mais tous les hommes sont concernés par l'Incarnation, la Passion et la Résurrection du Christ. À titre de précision, le païen n'est pas celui qui nie Dieu comme l'athée, mais celui qui adore de faux dieux6. Pour lui, se convertir veut dire faire sienne l'histoire du Salut dans laquelle ce petit peuple du Proche Orient joue un rôle si important, sans commune mesure avec son poids politique réel, se convertir veut dire abandonner la religion à laquelle ont cru ses pères et abandonner tout un ensemble de pratiques liées à cette religion. Je voudrais à ce propos vous raconter l'histoire d'un roi angle du VIIième siècle7 : Cynewulf de son nom, il vit quelque part dans l'île de Grande-Bretagne, on ne sait pas très bien où, c'est un brave roi qui parle un dialecte germanique, qui adore Wotan et compagnie, qui possède un chêne sacré et qui fait régulièrement des sacrifices de chevaux. Ce roi reçoit un jour la visite d'un moine missionnaire, disciple de saint Augustin de Canterbury (pas saint Augustin d'Hippone, mais l'évangélisateur des Angles) et, touché par la grâce de Dieu, le roi désire recevoir le baptême. Toutefois, à la veille de Pâques, il est pris d'un scrupule : si je suis baptisé, je pourrai être sauvé, mais où seront mes ancêtres ? Réponse du moine : ils n'ont pas été baptisés, ils ont adoré des idoles, ils sont en Enfer. Et voici la répartie du roi : << Plutôt aller en Enfer qu'abandonner mes ancêtres par le sang desquels je suis roi >>. Le moine est congédié. Le païen qui se convertit doit préférer Dieu à sa famille : certes, c'est naturel, Dieu est combien plus grand que la famille d'un roi angle, mais pour ce brave Cynewulf, abandonner sa famille, ça voulait dire abandonner son sang qui contient la vertu magique du pouvoir royal, autrement dit abandonner toute raison d'être roi. Le Christ est venu diviser : pour gagner Cynewulf à la vie éternelle, Il veut que celui-ci renonce à sa famille, qu'il lui préfère Dieu, qu'il sorte de ce clan d'hommes pour rejoindre Dieu, qu'il renonce à son honneur de roi ou plutôt qu'il place celui-ci en Dieu. Ce roi Cynewulf avait un cousin, le roi Aelfwald qui, lui, s'est converti et a reçu le baptême. Le roi Aelfwald est assassiné par son neveu, qui était resté païen et qui s'appelait Chuniulwald. Je vous passe les dessous de l'affaire, mais il est intéressant de remarquer l'argumentation de Chuniulwald : avec ce roi converti, nous perdions ce qui faisait notre clan, il n'y avait plus de sacrifices de chevaux, plus de rencontres auprès de notre tilleul sacré, etc.8, notre famille était divisée alors que sans elle nous ne sommes plus rien. Au contraire, le roi Aelfwald avait accepté que sa famille ne fût rien parce que, réellement, elle n'est rien et que Dieu est tout.

Autrement dit, la conversion vers le Seigneur entraîne d'elle-même la division : d'un point de vue extérieur, le nouveau croyant change de rites, il va à la messe, il fréquente des prêtres, des moines voire des monastères. Mettons-nous à la place de l'athée ou du païen : ce converti, qui avait l'air sain d'esprit, comment est-ce qu'il fait pour faire mourir en lui le vieil homme et pour croire une chose aussi manifestement absurde, aussi manifestement grotesque que non seulement Dieu a tout créé (ce qui est encore acceptable) mais aussi qu'Il s'est incarné, qu'Il est mort et qu'Il est ressuscité et tout ça, pour nous les hommes et pour notre salut et que c'est cela la vérité ? Si encore ce païen ou cet athée y voyait quelque explication rationnelle, psychologique ou sociologique... Il est malin, ce converti, il a réussi à diviser des gens qui étaient auparavant unis, il a rompu l'unité de son entourage et il en met les membres dans une position inconfortable. Je ferai simplement remarquer que cette conséquence de la conversion n'est pas seulement une spécificité de l'évangélisation des Angles au VIIième siècle, mais qu'elle est tout autant réelle, aujourd'hui, en 2006, y compris en France. Celui qui se convertit entraîne presque toujours la division autour de lui et ne peut pas laisser son chez-lui indifférent, cela peut aller jusqu'à la rupture. Autrement dit, le Christ n'est pas venu parmi nous pour nous laisser tranquille, Il vient nous déranger, de cette façon, en appelant le juif, le païen, l'athée à Le suivre, Il sème la division pour ne pas dire la zizanie.

2- Ordre humain, ordre divin de l'unité

a- Du Diable à la tour de Babel : l'orgueil de l'unité

Ceci est en fin de compte fort gênant car, tout de même, quel est celui qui par excellence divise, quel est donc celui qui veut mettre la zizanie partout où il passe et qui la répand sur son passage ? Certainement pas le Christ, l'Oint de Dieu, mais le Démon, l'Ange révolté contre Dieu, celui qui se met en travers du chemin vers Dieu9, celui qui désunit, le Diable en grec, le grappin du bienheureux Jean-Marie Vianney, curé d'Ars. Qu'est-ce à dire ? Voilà une belle incohérence : le Christ divise, le Diable divise ! Si le Diable est celui qui divise et que le Christ dit << je suis venu pour diviser >>, ne devient-on pas quelque peu un pantin désarticulé ? Évidemment, il y a une différence fondamentale entre le Diable et le Christ : le premier veut diviser pour nous couper de Dieu, le second veut nous diviser pour nous unir en Dieu, le second ne veut pas diviser dans le but de diviser, mais pour établir une unité supérieure. Deux formes de division donc ? Peut-être, mais n'existe-t-il pas alors aussi une unité qui soit effectivement diabolique ? Il convient de se garder de la double équation unité sur la terre = oeuvre de Dieu et division sur la terre = non oeuvre de Dieu. Quand on pense à l'unité des chrétiens, l'on pense d'abord à la division confessionnelle et l'on fait de cette division un état dégradé par rapport aux temps d'une Église primitive idéalisée où tout allait bien et où rien n'était divisé... de là à faire de cette division une sorte d'oeuvre du Démon, il n'y a qu'un pas, et je ne suis pas sûr qu'on ait le droit de le franchir : en considérant la division actuelle des chrétiens, événement donc terrestre, comme une chose intrinsèquement mauvaise, et en reconnaissant dans le même temps la vérité de la confession à laquelle on appartient, il devient très facile de faire des autres confession des figures du mal, de les diaboliser, c'est là le fondement des guerres de religion du XVIième siècle. Attention, je ne dis pas que cette division est l'oeuvre de Dieu, je n'en sais rien, je veux juste dire qu'il convient d'être prudent et de ne pas faire de toute division terrestre la preuve de la présence du mauvais. Il me semble certain que la double équation unité = Dieu et division = pas Dieu est fausse.

C'est ce que je voudrais préciser, à l'aide d'une histoire bien connue de tous, racontée en Gn 11 1--9. Noé a eu trois enfants qui ont peuplé la terre après le Déluge, Sem, Cham et Japhet, Sem au Moyen-Orient et en Afrique, Cham en Asie et Japhet en Europe10. À cette époque, << tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots >>. Cette unité a donné lieu à une énorme tentation, celle de l'orgueil, l'orgueil de croire que si tous les hommes sont un, c'est parce qu'ils sont forts, beaux et gentils, de croire que l'unité des hommes trouve sa source et son aboutissement en l'homme. La conséquence directe de cet orgueil de l'unité est la construction de la célèbre tour de Babel : << Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! >> Par l'unité linguistique, qui leur avait été donnée par Dieu, ces hommes ont cru être quelque chose et oubliant Dieu, oubliant de lui rendre grâce, ils ont voulu, par orgueil, manifester qu'ils étaient quelque chose et ce, en construisant une tour de leurs mains. Ils sont punis par la multiplication des langages et par l'incompréhension mutuelle. Plus qu'une vengeance d'un Dieu jaloux, cette histoire de la tour de Babel est un avertissement, dont nous pouvons encore faire notre profit : prenons garde à l'unité si celle-ci n'est pas fondée en Dieu, si celle-ci ne laisse pas la première place à Dieu, si celle-ci ne trouve pas sa source et son aboutissement en Dieu. En quelque sorte, l'unité faite par l'homme et pour l'homme n'entre pas dans le dessein d'amour de Dieu, parce qu'elle ne Lui laisse aucune place et qu'elle est envahie par l'orgueil de l'homme. De nos jours, il existe à coup sûr des tours de Babel, c'est-à-dire la croyance que les hommes peuvent trouver en eux la force de l'unité et que cette unité est la marque de leur intelligence11.

b- Du Saint Empire et de l'unité en Dieu

Autrement dit, ce << Je suis venu pour la contradiction >>, ce << Je suis venu apporter la division >> ne se rapporte pas seulement au problème de l'annonce de la Bonne Nouvelle tant aux Hébreux qu'aux païens, fussent-ils angles. Cette phrase s'applique aussi à ceux qui ont la grâce de croire à la Bonne Nouvelle. Quoi, ceux qui forment un peuple, qui sont frères dans le Christ, qui ont un même Père, qui forment pour ainsi dire une famille, doivent être divisés ? Il y a longtemps, certains ont eu l'illusion de croire qu'ils pouvaient réaliser sur terre l'unité parfaite des chrétiens et encadrer cette dernière par un ordre, il s'agit du Saint Empire Romain12. Le Saint Empire Romain, Sacrum Romanum Imperium, est créé par Othon le Grand, couronné Empereur par le pape Jean XII en 962, non pas, selon un contresens courant, pour faire renaître l'Empire romain (dont tout le monde est convaincu à l'époque qu'il continue de vivre dans l'Empire byzantin), mais pour créer un Empire chrétien. Pour faire court, il s'agit d'une vaste construction théologico-politique, dont l'unique but est de préparer ici-bas le Royaume de Dieu : l'Empereur n'est pas une espèce de barbare exotique trônant sur une peau d'ours, c'est un homme qui doit avoir pour unique souci le salut de ses sujets et qui sera responsable d'eux devant Dieu au moment du retour du Christ dans Sa gloire. L'Empereur, quoique sacré, n'est certes pas un prêtre, mais paré de toutes les vertus chrétiennes, il doit gouverner de façon à mener ses sujets sur le chemin du salut13. C'est un magnifique programme politique, reste à le réaliser. L'idée d'Othon le Grand consiste à faire du Saint Empire un espace politique qui soit la pâle préfiguration du royaume de Dieu, pâle, puisqu'il lui manque la lumière de Dieu, mais préfiguration parce qu'il se voit doté, avec l'aide de Dieu, de qualités dont on pense qu'elles caractérisent le Royaume éternel : le Saint Empire doit être un espace de paix interne, rejetant la guerre sur ses frontières, mais aussi un espace d'unité, où l'Empereur est l'élément unifiant sous le sceau du christianisme. Concrètement, il s'agit d'organiser l'Église impériale, avec un système d'archevêchés, de principautés épiscopales ou abbatiales, combiné à un système de principautés laïques. Au total, quelque chose de complexe, mais de très ordonné, dont le fondement est l'illusion selon laquelle l'ordre politique et ecclésiastique impérial est le signe de l'unité des chrétiens et donc la préfiguration du Royaume de Dieu. Si je vous parle de tout ça, ce n'est pas seulement pour vous embêter avec l'un de mes dada, mais c'est parce que nous avons toujours cette tentation, même aujourd'hui : ce qui est bien organisé, ce qui n'est pas remis en question, ce qui porte la marque extérieure de l'unité serait la préfiguration du Royaume de Dieu.



Et pourtant, ça n'a pas marché, ça ne pouvait pas marcher et ça ne pourra jamais marcher. Je me demande si la raison principale n'en est pas la confusion de deux ordres, l'ordre des hommes et l'ordre de Dieu. Dans le système du Saint Empire, tout était bien organisé : il y avait des abbayes, toutes fidèles à la règle de saint Benoît, de filiation bénédictine ou cistercienne, destinées au service de la louange ; il y avait des évêques et des prêtres chargés de garder le troupeau des fidèles ; il y avait des missionnaires martyrs chez les païens, dans les régions baltes et scandinaves ; il y avait un pouvoir politique qui assurait la paix et qui soutenait l'Église ; il y avait de simples fidèles baptisés qui menaient leur vie de fidèles. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Et pourtant, des failles n'ont cessé de voir le jour, que ce soit l'évangélisme radical d'un saint François d'Assise, que ce soit l'échec politique des Empereurs, que ce soit la rupture luthérienne de 1517. On peut y trouver des raisons politiques, sociales, économiques, psychologiques ou tout ce que vous voulez et ces raisons sont tout à fait vraies et valables. Mais on peut aussi y voir une sorte de pédagogie divine, dont le premier mot serait << Les voies de Dieu sont impénétrables14 >>. Le Saint Empire pratique une double confusion, d'une part la confusion entre l'ordre des hommes et le dessein de Dieu, et d'autre part, la confusion entre l'unité, l'union et l'ordre. Et ces deux confusions ne sont pas une spécificité du Saint Empire, nous les pratiquons sans arrêt.



<< Pour que tous soient uns >>, ça ne veut pas dire << Pour que tout soit ordonné, que tout soit bien organisé, que tout soit bien uni >>. Sinon, le monde d'Huxley serait vraiment le meilleur des mondes, tout y était un, tout y était organisé, mais sans liberté et sans Dieu. En renversant la proposition, ceci signifie que l'on peut très bien être UN sans être organisé : on peut très bien ne pas rentrer entièrement dans l'organisation existante et pourtant ne pas rompre l'unité, tel le bienheureux Charles de Foucauld. C'est là que ça devient compliqué : comment concevoir UNE Église si celle-ci présente des marques extérieures de division ? À mon avis, en mettant d'abord Dieu : tant que les hommes voudront réaliser l'unité eux-mêmes, ils n'y arriveront pas. C'est en ce sens que je ne trouve pas si absurde de dire à la fois << Je suis venu pour diviser >> et << Père, je te prie pour que tous soient un >>. Diviser, non pas pour le plaisir de mettre la zizanie, ceci est le goût du Diable, mais diviser, du point de vue de Dieu, pour que les hommes reviennent à Lui, qu'ils voient que seul Lui est quelque chose. Diviser non pas pour mieux régner, mais pour mieux être aimé. Paradoxal, mais admirable non ? Susciter saint François d'Assise, mieux, susciter Luther et Calvin pour que nous ne nous enfermions pas dans une logique humaine, dont fait partie l'organisation ecclésiale, pour que nous voyions mieux Celui vers qui nous devons tendre, Celui que nous devons aimer, pour que nous nous retrouvions un, non pas entre nous, nous glorifiant nous-mêmes, mais pour que nous nous retrouvions un en Lui, que nous soyions vraiment frères en Lui, parce qu'Il est notre Père. J'ai le souvenir d'un prêtre, le vicaire de Saint-Jacques le Majeur de Montrouge qui avait dit à l'occasion de la Pentecôte 2004 : quand nous prions << Envoie ton Esprit, qui renouvelle la face de la terre >>, ceci ne doit pas être une simple clause de style. Désirons-nous vraiment que le Seigneur envoie Son Esprit pour nous renouveler, nous et nos frères ? Il ajoutait : Gardons-nous de croire que si le Seigneur envoie Son Esprit, c'est pour que nous soyons tranquilles et préparons-nous à être dérangés, à être dérangés dans nos habitudes, dans nos façons de voir. J'ai l'impression que c'est un peu pareil avec l'unité des hommes et des chrétiens en particulier : si nous voyons dans l'unité la tranquillité, l'ordre, nous risquons bien de nous tromper de chemin et faire de l'unité un ordre seulement humain, partant de l'homme et revenant à l'homme, unité qui ne peut pas marcher, ne serait-ce qu'en raison du péché originel. Ce serait alors oublier la deuxième partie de la proposition, << que nous soyons un en Dieu et pour Dieu >>. Autrement dit, la division, qui est patente sur la terre, est peut-être aussi une sorte de pédagogie divine pour que nous ne nous endormions pas dans une fausse unité, mais que nous allions d'abord vers Dieu.

Conclusion

Pour conclure, essayons de mettre bout à bout tout ce que j'ai raconté depuis le début. En gros, partis de la contradiction nécessaire à l'évangélisation des Juifs et des païens, nous sommes passés par quelque chose qui ne semble pas avoir grand-chose en commun, la tour de Babel et le Saint Empire, pour mieux envisager ce qu'est l'unité des hommes, et en particulier celle des chrétiens. Et pourtant, toute plaisanterie mise à part, il me semble qu'il y a bien une unité dans ce que j'ai raconté. Il s'agit d'abord d'une question de conversion : se tourner vers le Seigneur, quelle que soit la position d'origine (croyant ou non), c'est reconnaître que Dieu est tout et que l'homme n'est rien devant Lui15, c'est dire aux hommes qu'on leur préfère Dieu. Dit comme ça, ça a l'air facile, ça ne l'est pas dans la réalité, même dans une famille définie comme chrétienne. Toute conversion donnée par le Seigneur, quelle qu'elle soit, entraîne une contradiction. Mais celle-ci ne met pas en péril l'unité des hommes, en dépit des apparences, parce que la véritable unité des hommes n'est pas une unité voulue par les hommes pour eux-mêmes, ce qui est l'orgueil de la tour de Babel, ni même une unité voulue par les hommes pour préparer leur Salut, ce qui est l'illusion du Saint Empire : la véritable unité est en Dieu et en Lui seul. C'est un peu : << Convertissons-nous tous et nous serons un >>, mais tant que cet âge ne sera pas fini, nous aurons toujours à nous convertir, donc l'unité ne sera jamais acquise une bonne fois pour toutes. << Je suis venu apporter la division >> non pas pour le plaisir de diviser, de voir des querelles, non pas pour me complaire dans la zizanie, mais pour donner à chaque instant à chaque homme la possibilité de choisir Dieu et, en s'unissant à Dieu, de s'unir à tous les autres hommes. Hors de Dieu, point d'unité16.
P.S.

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