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Une lecture historique des schismes

Raphaël Spina








Ils en arrivèrent à se quereller : lequel d'entre eux était le plus grand ?

Lc 22 24





--- Maître, nous avons vu quelqu'un expulser des démons en ton nom, et nous voulions l'en empêcher car il n'est pas avec nous. --- Ne l'en empêchez pas, car qui n'est pas contre vous est pour vous.

Mc 38 40





Que chacun s'en tienne à son jugement. Celui qui mange, c'est pour le Seigneur qu'il mange. Celui qui ne mange pas, c'est pour le Seigneur qu'il ne mange pas (...) Ne cause pas, pour un aliment, la perte de celui pour qui le Christ est mort.

Rm 14 6.15








Pour ne pas relever du genre historique au strict sens moderne, on n'ôtera pas aux Évangiles et aux Actes des Apôtres une gloire de plus : celle de ne pas chercher à gommer les aspérités de l'histoire du premier groupe de disciples, ni les diversités, les clivages, les divisions internes du groupe apostolique puis, après la Pentecôte, de l'Église primitive.

Les quatre récits de la vie de Jésus comportent tous ce même épisode, où déjà les disciples s'affrontent pour savoir lequel est le plus grand --- c'est assez pour en prouver la réalité, au prisme des critère d'attestation multiple et critère d'embarras chers au Père Armogathe en général et aux exégètes en particulier ! Luc1 a ceci de très fort qu'il n'hésite pas à le situer au soir même de la Cène : c'est dire s'il y a lieu pour le Seigneur de s'inquiéter pour la suite... Jeune et précieux témoin oculaire, Jean n'a pas placé par hasard la suprême prière de Jésus pour l'unité des siens à la fin même du « discours de la Cène » --- ce sommet d'un sommet. Si la communauté --- si petite --- pouvait avoir ses divisions du temps même de l'Incarnation, et si elles subsistent après le don de l'Esprit à la Pentecôte, pourquoi s'étonner qu'il s'en développe autant par la suite, et qu'il en subsiste tant aujourd'hui, à l'heure pourtant d'un oecuménisme rarement tant recherché ? Jésus n'a d'ailleurs pas prié qu'ils restent un, mais qu'ils le soient...

Certes, l'histoire de tout ce qui concourt --- sur la terre comme au ciel --- à maintenir ou restaurer l'unité des chrétiens est aussi vieille que celle de leurs divisions, c'est-à-dire que leur histoire tout court depuis la réunion des premiers disciples. Mais pour les besoins de ce texte, nous nous tiendrons aux facteurs de division, en faisant un survol et une typologie généraux --- querelle de primauté, querelle de doctrines, aspirations à invoquer Jésus mais en suivant sa propre route en-dehors du groupe apostolique et de ses successeurs institués, divisions pour des « aliments » et autres coutumes ou pratiques des plus diverses, tout cela était bien présent presque dès l'origine. Mieux les connaître et les comprendre permet aussi de mieux espérer les surmonter.

Aux exégètes, théologiens et historiens, les détails parsemés entre les Actes et les épîtres laissent entrevoir que la première Église intègre plusieurs groupes aux spécificités propres : il y a Pierre le chef des apôtres, il y a ceux qui autour de Jacques « le frère du Seigneur »2 restent les plus proches du judaïsme traditionnel et, rétifs à aller vers les païens, veulent évangéliser en priorité la diaspora, il y a les « hellénistes » autour d'Étienne, enfin après le martyre de ce dernier, il y a Paul l'apôtre des Gentils, toujours quelque peu à part compte tenu de son passé... En 44, Pierre est forcé de quitter Jérusalem pour Antioche. Les conclusions actuelles sont convaincantes : il semble bien que de cette date à son martyre en 62, Jacques ait disposé dans l'Église de Jérusalem certes mais aussi dans toutes les Églises de Méditerranée d'une quasi-primauté de fait !3 Dans les sociétés traditionnelles la parenté apporte prestige et légitimité à commander ; de ce fait, et compte tenu de la faiblesse bien connue du trop humain Pierre, et dans un certain oubli de la promesse de Jésus à son apôtre, il semble que Jacques ait été, si l'on veut, le deuxième pape de facto, jusqu'à ce que Pierre récupère l'autorité à sa mort --- et que ce soit Paul qui ait dû évangéliser les païens avec assez d'indépendance vis-à-vis de Jacques, et en frôlant le «schisme»...4 Quoi qu'il en soit, au décisif premier concile de 49, Pierre et Paul purent emporter la conviction sur les réticences de Jacques, et dispenser les païens convertis de suivre la loi de Moïse. La vocation universelle de l'Église en sort confirmée et facilitée. Mais bien que tout ne soit pas obligatoirement consigné dans la Bible, si nulle trace n'a été conservée d'une intervention de Jacques pour aider Paul à l'arrestation de ce dernier à Jérusalem, c'est peut-être que toutes les dissensions n'étaient pas tout à fait mortes... Aux siècles suivants, il en naîtrait d'autres.


Pierre et Paul par Guido Reni

Autour de la nature du Christ

Si Jean était le disciple que Jésus aimait (préférait), c'est peut-être que lui avait le mieux compris la véritable identité du Christ, ce qui lui permit de pousser au plus haut degré la réflexion théologique du superbe quatrième Évangile. Il n'est pas sûr que tous les apôtres aient pleinement compris la signification profonde des expressions de « fils du Dieu vivant », et même les trois Synoptiques ne sont pas toujours clairs à ce sujet. Une fois la Révélation reçue, il reste donc un large espace de débat et d'interprétations, d'où à partir du iiième siècle, les controverses déchaînées autour de la nature du Christ. Celles-ci ont du moins le mérite d'obliger l'Église à préciser progressivement sa doctrine et son credo.

La première crise est lancée par Arius, prêtre d'Alexandrie, qui soutient vers 315 que le Fils est une créature du Père que celui-ci a choisi, et de nature inférieure à celui-ci. Devant le danger (pourquoi alors Dieu n'élirait-il pas un jour un autre sauveur "créé" ?), le concile de Nicée est convoqué en 325 par l'empereur Constantin, fraîchement converti. Ses travaux façonnent le Credo trinitaire, définissant l'égalité des trois personnes et la nature identique du Père et du Fils « engendré non pas créé ». Rien n'est pourtant gagné sur le coup. Les Ariens ont beau jeu de répliquer qu'ils n'ont pas été conviés (5 évêques d'Occident présents contre la quasi-totalité de ceux d'Orient). Ils disposent de relais importants jusque dans l'entourage impérial (ainsi Eusèbe de Césarée, principal conseiller de Constantin, et ennemi personnel des chefs nicéens). Et il est hors de doute qu'au ivième siècle où se forment les royaumes barbares en Occident, ils représentent la majorité numérique des chrétiens. Seul le royaume franc de Clovis (baptisé en 496) fait exception, ce qui vaut au pays le titre de fille aînée de l'Église, et dans l'immédiat permet aussi au converti de colorer d'une guerre pour la juste religion ses entreprises contre les Wisigoths et les Burgondes ariens, au terme desquelles se réunifie l'ancienne Gaule. Il existe longtemps un clergé, une théologie et même un prosélytisme arien, mais qui s'épuise faute de renouvellement et devant l'action missionnaire des Nicéens. Le royaume wisigoth d'Espagne retourne à l'orthodoxie en 587, la plupart des peuples barbares font de même. Les Lombards hésitent un temps : au viième siècle, un schisme dit des Trois-Chapitres a séparé les partisans du patriarche d'Aquilée de Rome, au sujet à vrai dire assez dérisoire de la condamnation par le pape des écrits (chapitres) jugés crypto-ariens de trois évêques morts depuis un demi-siècle. Tandis que même le farouche saint Colomban, essaimeur du monachisme irlandais dans l'Occident, blâme vertement le pape de son erreur d'interprétation réelle ou supposée, les Lombards songent que se convertir au catholicisme d'Aquilée préserverait leur indépendance politique et religieuse de Rome. Finalement, le catholicisme romain l'emporte, et la querelle s'éteint --- il aura bien fallu pour cela pas mal de décennies : il en faut si peu par moments pour se diviser...

En Orient même, si les acquis de Nicée sont moins contestés, le drame est que face à chaque hérésie, il risque de s'élaborer une autre symétrique pour lui répondre ! Ainsi quand à Constantinople le patriarche Nestorius, au vième siècle, avance que les deux natures du Christ sont séparées, le patriarche d'Alexandrie en Égypte riposte en élaborant la doctrine d'une fusion des deux natures --- dont les Coptes demeurent aujourd'hui les partisans. Le très important concile de Chalcédoine en 451 condamne les deux, laissant dans la dissidence les populations coptes d'Egypte et les chrétiens nestoriens d'Iran et de Chine. Et il arrive parfois que pour trouver une solution, on élabore un compromis ou une voie médiane qui ne fait qu'ajouter un schisme ou une hérésie aux précédents, sans même le mérite de soigner le mal par le mal. Ainsi l'empereur Héraclius, sauveur et refondateur de l'empire byzantin, tente de concilier les enseignements des conciles avec les deux doctrines copte et nestorienne, en inventant le monothélisme --- le Christ a deux natures mais une même volonté. Échec complet, qui ne fait qu'ajouter une troisième hérésie. Le tout a des conséquences historiques dramatiques : en 640, huit ans seulement après la mort de Mahomet, les Arabes ne se sont pas emparés de la Syrie, de Jérusalem et de l'Égypte que par les armes : les chrétiens coptes de ces territoires se sont donnés à eux. À la tutelle de l'empereur, ils préfèrent celle d'un conquérant indifférent à ces querelles, dont ils sous-estiment la redoutable force d'assimilation et ne saisissent pas quelle radicale nouveauté religieuse il répand avec lui. Pour la première fois les divisions entre chrétiens font le jeu du dernier venu des trois monothéismes. Ce n'est pas la dernière.

Le monde latin et l'Orthodoxie : un schisme politico-culturel

Qui donc est le plus grand ? Entre la fin du iiième siècle et Nicée, s'est affirmée l'unité de l'Église autour du pape de Rome, en réaction aux précoces tendances centrifuges qui menaçaient de la faire éclater ou de dériver vers une doctrine fort éloignée du fondement de la foi chrétienne (Gnose, etc.). Quand en 330 Constantin transfère la capitale en Orient dans la ville nouvelle qui porte son nom, il n'y change rien, et la primauté reste à Rome. Le concile de Chalcédoine précise simplement que le patriarcat de Constantinople sera le plus honoré après celui de Rome. Mais assez vite, le patriarche grec, fier de l'héritage culturel et politique recueilli par l'empire romain d'Orient, pose vis-à-vis du pape non seulement son indépendance mais sa rivalité et sa supériorité, alors que celle-ci ne repose sur aucun fondement théologique et historique autre que la faveur politique et historique contingente de l'ancienne cité de Byzance. Le brillant pape Nicolas i er , au ixième siècle, le résumera dans une lettre caustique adressée au patriarche d'Orient : aucun évêque n'a visité Constantinople -- et pour cause, ni n'a fondé son siège épiscopal, aucun martyr ne l'a sanctifié. Le patriarche ne doit son prestige qu'à la proximité de l'empereur5. Les empereurs ont aussi résidé à Ravenne, Milan, Trèves, Sirmium : leurs archevêques devront-ils prétendre demain à la primauté ? L'orthodoxie naissante peut répliquer par l'accumulation prodigieuse de reliques précieuses en tous genres dans la capitale, qui renforcent sa sacralité. De surcroît, régulièrement l'objet au cours de son histoire de maints sièges et assauts dramatiques par les païens ou les Arabes, dans lesquels l'empire semble prêt de s'écrouler, la ville résiste : elle prête son succès à la protection de la Vierge et à l'élection divine. Et pour clore le tout, va élaborer la légende d'une visite de saint André à Constantinople. Charitablement le frère aîné de Pierre n'a pas poussé jusqu'au site de Saint-Pétersbourg ou de Brasilia --- nous évitant jusqu'à nouvel ordre des schismes supplémentaires.

Les deux civilisations ne se comprennent plus : c'est plus grave que la querelle d'autorité. Drame linguistique d'abord : à partir du ixième siècle, et jusqu'au milieu du xvième siècle, la connaissance du grec a disparu en Occident. Après l'ultime regain de la Renaissance carolingienne, on compte sur les doigts les lettrés capables de comprendre la langue de Platon (Jean Scott Érigène p.ex.). Ainsi Charlemagne, recevant l'horos (décret) du concile qui met fin à la première phase de l'Iconoclasme byzantin, a de si mauvais traducteurs qu'il croit lire que Nicée II prescrit d'adorer les icônes --- exactement ce que le concile réfute formellement ! Le culte des Icônes par ailleurs est emblématique de l'écart culturel : l'Occident n'a jamais eu de sympathie pour les empereurs iconoclastes, mais les images, simples outils pédagogiques, n'ont jamais tenu chez lui la place considérable, sinon centrale voire démesurée qu'elles tiennent en Orient. A cela s'ajoutent entre Orient et Occident mille et une querelles --- encore dépréciativement qualifiées de byzantines ! --- sur la nécessité de s'en tenir au baptême en immersion complète (plus dangereux en pays froid qu'au bord du Bosphore !), sur la nature des pains sans azymes à manger à Pâques, sur le mariage des prêtres ou sur le port de la barbe par les hommes de Dieu... En réalité, l'enjeu est le rapport spécifique de chaque culture au sacré.

La querelle ne repose sur presque aucune divergence théologique : cependant même celles-ci ont leur tour, avec la querelle du Filioque (actuellement en voie d'extinction) puis après l'an mil, l'élaboration de la doctrine du Purgatoire --- toujours rejetée aujourd'hui par les orthodoxes et les réformés, pour une fois d'accord. Entre-temps, en 1054, à Constantinople, sans que l'on ne s'en rende compte, un ultime incident après bien d'autres conduit à l'excommunication réciproque du légat du pape et du patriarche Michel Cérulaire. Sur le coup nul ne croit à une rupture définitive, juste à une péripétie dans l'interminable feuilleton des crises. On ne sait pas encore que les bulles ne seront levées qu'en 1964 au Mont des Oliviers, à la rencontre historique entre Paul VI et le lointain successeur du patriarche...

Mais ce sont les drames politiques qui comme chacun sait rendront la rupture irréversible. Le 12 avril 1204, la ivième croisade6, détournée sur Constantinople, s'empare de la ville et la met affreusement à sac. L'empire disparaît pour 60 ans. Même après sa restauration, marchands et guerriers des pays latins continuent à se partager ses dépouilles, aggravant son déclin irréversible. La haine du Latin répond au mépris et à l'arrogance pour le Grec. Aux conciles de Florence en 1439 puis de nouveau en 1450, l'empereur byzantin, aux abois face à la progression turque, accepte de reconnaître l'autorité du pape sur l'Église d'Orient, moyennant une mise entre parenthèses des deux divergences dogmatiques et le silence sur le mariage des prêtres. Mais une menace commune et un intérêt diplomatique ne peuvent plus suffire à ce que catholiques et orthodoxes soient uns. On verra l'archevêque et le peuple refuser la décision et quitter la cathédrale de Sainte-Sophie en affirmant que mieux vaut encore vivre sous le turban du Turc que sous la mitre du Pape. Il est sûr qu'à la chute de Constantinople devenue Istanbul (1453), le sultan trouve dans un patriarche désormais chef unique des Grecs un allié dévoué lui permettant d'administrer les chrétiens.


Les Croisés entrant à Constantinople, par Delacroix

Mais au moment où sombre la deuxième Rome, les querelles politiques et nationales ne sont pas closes pour autant. Moscou se proclame Troisième Rome et seule dépositaire désormais de la vraie foi. La Sainte Russie va se trouver en conflit durable avec des pays catholiques qu'elle soupçonnera toujours, à tort ou à raison, de comploter pour l'asservir politiquement tout en détruisant l'Orthodoxie au profit de la réunion à Rome. Ainsi s'ajoute un conflit religieux au conflit territorial avec les Polonais à partir du xviième  surtout lorsque ceux-ci par exemple parviennent en 1613 à brûler le Kremlin et manquent d'imposer un prétendant catholique sur le trône de la Moscovie. De même la naissance des Uniates -- chrétiens de rite grec admettant l'autorité du pape -- apparaît comme une agression inqualifiable permettant à Rome de détacher des pans entiers de l'Orthodoxie : bien plus tard l'Église russe n'hésitera pas à s'allier au régime stalinien pour persécuter les Uniates et récupérer leurs biens. Aujourd'hui encore l'envoi de missions catholiques en ex-URSS à peine remise de décennies de « Tchernobyl spirituel » est dénoncée au moins verbalement comme une agression par le patriarcat moscovite, et aussi récemment que 1999, le conflit entre la Serbie et l'OTAN fut vécu par beaucoup comme une agression des peuples catholiques et protestants contre un pays orthodoxe. En dépit de ses appels à cesser les bombardements sur Belgrade au moins pour la semaine pascale, Jean-Paul II n'a jamais été le bienvenu dans la capitale serbe à cause de son soutien à la Croatie catholique, pas plus qu'il n'a pu se rendre à Moscou. Et pour beaucoup, l'oecuménisme n'apparaît que comme un simple changement de tactique --- embrasser le frère pour mieux l'étouffer, ou du moins le ramener sous autorité romaine.

Le pire avec ces divers épisodes traumatisants de part et d'autre, c'est que nos frères séparés ont en plus très bonne mémoire, surtout celle du mal qu'on leur a fait. On le vit lors de la volée de bois vert qu'administra le patriarche d'Athènes à Jean-Paul II en 2002, l'illustre visiteur devant endurer une liste unilatérale et peu charitable de tous les maux réels ou supposés endurés par les orthodoxes depuis au moins la ivième croisade, sinon le Déluge... Par ailleurs, il n'est pas évident qu'après des siècles d'indépendance, les archevêques orthodoxes autocéphales --- comme la hiérarchie anglicane ou épiscopalienne d'ailleurs --- acceptent que les nominations dépendent de Rome ou du moins aient son aval théorique. Pour ces Églises de tous temps autocéphales, il est inadmissible que le souverain pontife, pape parce qu'évêque de Rome et non évêque de Rome parce que pape, puisse avoir le droit de nommer et révoquer l'évêque de Vladivostok comme celui de San Francisco ou de Lisbonne. Or comme le dernier concile de l'orthodoxie date du ixièmesiècle, non seulement il est impossible de négocier avec l'Église orientale dans son ensemble, mais loin du semper reformanda catholique, celle-ci apparaît assez largement figée, s'en tenant à la plus stricte tradition --- la seule réforme importante, au xviiième siècle, causa le schisme russe des Vieux-Croyants. Récemment encore début 2006, le patriarche de Moscou déclarait à La Croix son scepticisme quant à la possibilité de continuer à dialoguer avec le protestantisme et les Églises les plus avancées, tout en admettant qu'il pouvait encore y avoir quelque chose à faire avec le catholicisme --- mais dans le but de faire un front commun contre l'islam dynamique et contre la modernité libérale. On reste en droit d'espérer meilleur usage et finalité plus pure du dialogue entre chrétiens, et au-delà entre monothéistes sinon entre frères humains...

Réformes, "Contre-Réforme" et guerres de religion en Occident

Le problème de l'Orthodoxie aujourd'hui encore, note le grand historien des religions Odon Vallet, c'est celui de la tradition, tandis que celui du catholicisme est l'autorité, et enfin, celui du protestantisme : l'unité...

Rien de nouveau sous le soleil, et nous ne referons pas l'historique complexe des Réformes protestantes et catholique, ni des divergences doctrinales de fond. En posant le principe du libre accès du chrétien aux textes bibliques, et au-delà celui du libre examen faisant de chacun son propre pape, Luther a introduit dans la culture occidentale un incontestable ferment de liberté et de démocratie. Mais il a aussi rendu l'unité des chrétiens durablement problématique pour ne pas dire impossible, pour ne rien dire de celle même des réformés --- de même que chez Calvin, chaque église « dressée » est son propre Genève.






Luther

Nous nous contenterons ici d'une réflexion plus globale sur la violence entre chrétiens née de cette déchirure fondamentale de la « robe sans couture du Christ », et sur sa résolution.

Pendant une ou deux générations, nul n'a conscience qu'une déchirure irréversible est en train d'avoir lieu. À l'époque, en effet, l'exigence impérieuse d'une réforme profonde est universellement acceptée et proclamée. Reste à en savoir la forme, les modalités, jusqu'où elle devra aller, et enfin si elle doit se faire « par la tête ou par les membres », et enfin en communion ou non avec le pape de Rome, à vrai dire trop absorbé par le mécénat et la diplomatie pour n'être pas franchement trop lent à prendre les mesures spirituelles qui s'imposent... Comme l'écrira Ranke, fondateur allemand de la science historique au xixième siècle, « les protestants ne se séparèrent de l'Église que lentement et à regret ». Le même compare les réformes catholique et protestante à deux fleuves prenant leur source à proximité sur une même montagne, mais s'écoulant ensuite en sens contraire et sur des versants opposés. Luther lui même ne veut nullement rompre au départ avec Rome, mais juste avertir le pape des abus qu'il est urgent de réformer. Il ne se résout à la rupture qu'après trois ans, en 1520. Longtemps on peut tel Érasme prôner la messe et les chants en langue vulgaire, le mariage des prêtres, l'abolition des pèlerinages et le refus des intermédiaires sans cesser d'être bon catholique. Et célèbre est la première réunion du concile de Trente où les évêques se rendent compte qu'ils ne savent pas s'ils doivent juger hérétique la doctrine luthérienne du salut par la foi seule ! Comme l'avertissait Érasme l'humaniste, hanté par la guerre intestine, il ne faut surtout pas « déchirer la robe sans couture du Christ »7.






Érasme

Elle le sera. Mais les camps ne sont pas plus figés une fois pour toutes pendant ces décennies de troubles, ni leurs positions doctrinaires et politico-idéologiques, encore moins l'appartenance à l'un ou l'autre ! Dans toute l'Europe et en France, des évêques offrent par leur tolérance, leurs pratiques et leur propos un curieux syncrétisme8. Des prêtres, des moines sont tentés par l'hérésie et se retrouvent pasteurs, ou du moins évangéliques. Guillaume le Taciturne (1553-1584), prince d'Orange-Nassau, héros de la révolte des Pays-Bas contre l'Espagne, est élevé dans la foi catholique et sert d'abord fidèlement son roi. Puis il s'oppose à l'absolutisme et l'Inquisition, est jeté par l'intransigeance du Habsbourg dans le luthéranisme d'abord, le calvinisme ensuite. Il périt assassiné par un fanatique, comme son contemporain Henri IV de France. Qui serait meilleur symbole que ce dernier du diachronisme de l'appartenance religieuse ? Né et baptisé catholique en 1553, il est après ses six ans éduqué dans le calvinisme par sa mère convertie. A la cour royale il revient un temps au catholicisme, jusqu'à la mort de son père resté lui toujours catholique (1562). Redevenu alors huguenot, puis jeune chef du parti protestant, il s'échappe de la cour en 1576 après avoir renié sa conversion forcée au catholicisme arrachée la nuit même de la Saint-Barthélemy... cela en attendant son ultime abjuration du calvinisme, à point nommé, en 1593 !

Mais quel que soit le camp choisi, la violence entre chrétiens a rarement atteint de tels sommets. Tandis que dès 1520, on brûle et exile les nouveaux hérétiques et qu'ils peuvent se glorifier d'un martyrologe bien chargé longtemps avant de prendre les armes, le protestantisme aussi, dès ses premières années, a partie liée avec la répression la plus impitoyable : contre les paysans allemands révoltés et les Anabaptistes que Luther appelle à massacrer, plus tard contre la population genevoise soumise à la pression que l'on sait, contre M. Servet, S. Castellion et le pasteur Bolsec opposés à la dictature de Calvin. Pour s'en tenir à notre pays, jamais autant de Français n'avaient été dressés les uns contre les autres. Ni autant dévorés du désir de châtier, d'écraser, de purifier, de répondre à la présence jugée agressive en elle-même du tenant de la doctrine adverse --- d'apaiser la colère du ciel alors que la fin des temps approche. Chaque acteur de la violence est sincèrement convaincu d'agir pour le bien du roi et du pays, et pire, pour assurer le salut de ceux qu'il supplicie, fussent-ils des femmes, des enfants, des prêtres, des religieuses... À partir des années 1560, l'oeuvre de Calvin d'une part, celle du concile de Trente de l'autre ont rendu définitivement irréconciliables les diverses positions théologiques qu'aucun colloque ne peut plus accorder. Ce qui débouche sur une violence verbale inouïe, une frénésie pamphlétaire et calomnieuse. Elle précède le passage à l'acte. On censure et on brûle les livres avant de brûler les hommes. L'iconoclasme huguenot, avec sa grande vague de 1562-1563, ou de 1566 dans les Pays-Bas espagnol, est parfois accompagné de voies de fait contre la population monastique et les membres du clergé. On viole jusqu'aux tombes et aux châsses de saints. Puis viennent les meurtres collectifs bien connus de 1562, 1571, 1572 côté catholique --- la Saint-Barthélemy du 24 août 1572, « jour affreux, qui n'a pas existé » (Montaigne) --- ou la « michelade » protestante de Nîmes en 1569. Dès 1545 l'extermination des villages vaudois par les troupes de François I er avait ouvert une nouvelle ère : de celle des martyrs, on passe à celle des massacres. Chaque assassinat veut dire de sombres mises à mort rituelles et purificatoires (corps dénudés, châtrés et éviscérés, traînés avec des cordes et jetés à l'eau ou brûlés) suivies de pillages. On s'acharne sur l'ennemi mort pour anéantir jusqu'à sa trace sur terre9. C'est une guerre terroriste que l'on mène contre l'autre camp, avec des pratiques bien connues : arbres fruitiers coupés, récoltes brûlées sur pied, puits pollués de cadavres, villes réduites par la famine, et tout ce qu'on inflige systématiquement aux femmes... Les hommes d'armes locaux parsèment leur territoire d'atrocités inqualifiables : le baron des Adrets dans la vallée du Rhône, protestant qui retournera d'ailleurs sa veste, ou le catholique Montluc dans celle de la Garonne, et Tavannes en Bourgogne, et Montpensier en Val-de-Loire... Tout honneur disparaît dans la haine de l'autre --- les blessés sont achevés, on tue en traître des gens désarmés ou en train de se rendre. Puis avec le règne terroriste et révolutionnaire des Ligueurs ultracatholiques dans Paris (1588-1594) vient le temps des épurations, des proscriptions, de la surveillance et de la délation systématiques, des menaces, de l'embrigadement et de la propagande radicale dans la rue, aux prêches, etc. Les tièdes, les conciliateurs, les catholiques modérés ou simplement encore raisonnables sont les premiers dans le collimateur. Et pendant ce temps la vie des hommes est scandée par les duels, jusqu'au sein de la cour, les assassinats, les vendettas familio-religieuses (celle des Guise contre Coligny est la cause directe de la Saint-Barthélemy). Et pendant ce temps, catholiques ou protestants, tous continuent allègrement à brûler les sorcières !

La France des guerres de religion est une France qui se désintègre. Jamais le protestantisme n'y a le même statut d'un lieu à l'autre : au fil des édits de tolérance, c'est fonction de la ville et de la campagne, du chef-lieu, de la proximité de Paris et de la cour, de la religion du seigneur, mais aussi de la volonté des autorités locales de bien appliquer les textes. L'intolérance règne. Jamais le culte protestant ne sera autorisé à Paris. Il n'est pas davantage question de tolérer la messe à La Rochelle, dans le Béarn ou dans les places de sûretés concédées aux huguenots et échappant de fait au pouvoir royal. Dans les années 1570-1580, aux dépens du roi jugé trop modéré dans la répression de l'hérésie, les Ligueurs intransigeants se font un fief de la Bourgogne, de la Champagne, de la Picardie, de la Bretagne et, plus grave encore, de Paris. La Provence est carrément livrée aux bandes rivales. Plus original sinon précurseur, après la Saint-Barthélemy, en février 1573, les protestants se constituent en « Provinces-Unies du Midi », État dans l'État à base fédérale : ils proclament ouvertement leurs assemblées dépositaires de l'autorité publique sur leurs territoires, confiés à des protecteurs militaires élus. Elles prélèvent leurs impôts, confisquent les biens du clergé et rendent la justice en toute indépendance. Puisque rien n'est plus possible à Paris et que personne ne peut plus espérer gagner la cour ni l'influencer, mieux vaut se replier sur des bastions bien organisés. Mais aussi, à Toulouse, pour éviter tout nouveau massacre, protestants et catholiques modérés s'unissent. Ils mettent en oeuvre une cogestion de fait et une cohabitation religieuse modèle : mais ainsi le Languedoc se met à vivre en semi-indépendance, tout comme le Dauphiné, entré dans la mouvance de l'Union protestante !

La dernière guerre de religion, déclenchée pour empêcher Henri de Navarre de devenir roi, met le royaume au bord de la désintégration, tout en le rendant vulnérable aux appétits étrangers. Paris vit dans la révolte et la terreur des extrémistes, et de la rue Saint-Jacques un moine part perpétrer le premier régicide de l'histoire de France --- Henri III est assassiné en 1589. Le nouveau roi Henri IV, protestant, est surtout le roi des huguenots du sud-ouest, le nord est largement hispano-ligueur comme il fut anglo-bourguignon et anti-cathare... La plupart des provinces périphériques ou à peu près tous les ports sont peu fiables. La Rochelle et St-Malo sont de véritables républiques indépendantes ! Paris n'est reconquis qu'en 1594, la Bourgogne en 1595, la Bretagne en mars 1598, quelques semaines avant la signature, à Nantes précisément, de l'Édit de pacification --- que les parlements mettent des mois à enregistrer en 1599-1600, celui de Rouen résistant jusqu'en 1609...






Henri IV signant l'Édit de Nantes

En dépit de la violence endémique, on n'a jamais cessé de négocier, de correspondre abondamment, de se rencontrer, de se promettre, de promulguer des amnisties et des édits de paix. Certes ils sont plus ou moins mal appliqués, servent à mieux temporiser ou à jouer un jeu de bascule incertain. Mais pour établie que soit sa responsabilité conjoncturelle et dramatique à la Saint-Barthélemy, la Reine-Mère Catherine de Médicis s'est toujours refusée à des mesures radicales à l'italienne ou à l'espagnole. Il n'y aura ni expulsion forcée des pasteurs, ni destitution de tous les serviteurs réformés de la couronne, ni Inquisition, ni confiscation des biens des rebelles protestants10. La royauté ne cessera de louvoyer, tentant de ne fermer aucune perspective, du colloque de Poissy en 1560 à la formation ultérieure du « Parti des Politiques », héritier de cette tentative de paix, de tolérance et de compromis. Henri de Navarre a toujours fait savoir qu'il pouvait se convertir au catholicisme pour peu qu'il le fasse de son propre mouvement et en position de force. Déjà à sa cour de Nérac, il fait se côtoyer et discuter ensemble catholiques et protestants. Au retour à la paix, disputes et controverses publiques entre théologiens des deux camps connaîtront un net renouveau, au détriment de l'explication à main armée.

Il importe aussi de le souligner : dans ces tragiques guerres des xviième - xviiième siècles, il existe des havres de paix et de tolérance --- pas seulement des moments de compromis fragiles comme en France ou dans les Allemagnes11. La Pologne est ainsi le pays le plus tolérant d'Europe à la Renaissance. La majorité catholique est en paix avec la forte minorité juive, protestante ou socinienne : élu roi de Pologne en 1573, le futur Henri III de France doit abandonner en échange persécutions et opérations militaires qui suivent la Saint-Barthélemy, et décréter la tolérance chez lui ! Les Pays-Bas, affranchis de la tutelle espagnole, connaissent au xviiième siècle un stupéfiant âge d'or commercial, artistique et philosophique, en même temps qu'une remarquable coexistence des diverses confessions : il y est interdit de censurer et de persécuter, ne serait-ce que parce que les calvinistes, maîtres de la religion officielle, n'y sont qu'une majorité relative, et qu'on ne saurait compromettre stupidement la prospérité par des divisions spirituelles inopportunes... Il n'est certes interdit à nul chrétien d'être pragmatique ! Mais même là, était-ce réaliser la prière ultime de la Cène ?

Seul l'avènement de la liberté de penser à l'ère contemporaine, puis celui de l'oecuménisme au
textscxxième siècle pourront faire comprendre aux chrétiens qu'il faut accepter la différence de l'autre et agir par le dialogue et la compréhension plus que par le mépris ou les armes --- en attendant une (plus ou moins) lointaine réunification dont l'heure appartient au Seigneur seul. Dans l'intervalle, il reste à ses disciples beaucoup de travail à accomplir pour qu'ils soient un...

Le souverain pontife et le problème du magistère romain

Aucun parti pris théologique ou spirituel n'autorise à céder à une vue purement téléologique de l'évolution du christianisme en général, et du catholicisme et de l'autorité pontificale en particulier. La réalité historique y trouverait moins son compte que la foi. Or celle-ci ne gagne rien à ne pas partir clairement de la réalité des faits, pour mieux la penser. Au cours des siècles, au sein même du monde catholique, l'évolution de l'autorité pontificale fut rien moins que linéaire, et le triomphe du siège de Rome tout à fait incertain, sa pérennité à peine moins.

Sans même parler des schismes, ruptures, contestations et hérésies en tous genres, on ne passera pas sous silence la puissance des autonomies multiséculaires revendiquées et défendues par les Églises nationales, avec l'appui des États avides de les contrôler seuls au profit du Prince et prêts à toiser de haut l'autorité disciplinaire du pape comme celle d'un souverain étranger (gallicanisme français, anglicanisme, "joséphisme" austro-hongrois, Kulturkampfdans l'Allemagne bismarckienne...). Il faudrait évoquer aussi l'intense mouvement conciliaire du xvième siècle, encore repris par Bossuet sous Louis XIV en 1682, et posant que l'autorité suprême de l'Église appartient au concile oecuménique régulièrement assemblé, infaillible et supérieur au pape seul.

Du vivant même de Pierre, nous l'avons vu, sa suprématie de droit fut à une époque donnée ébréchée par une suprématie de fait de Jacques, avant d'être sans doute rétablie dans sa plénitude après le martyre du frère du Seigneur. La papauté de Rome verra son primat reconnu à partir de la fin du iiième siècle et avec la conversion de l'empire romain, mais des périodes de discrétion profonde ou de profond discrédit alternent avec des moments de réaffirmation brillante et de succès incontestables. C'est ainsi qu'au Haut Moyen-Age, selon la formule d'A. Vauchez, « le pape, c'est le frère aîné, ce n'est pas le patron » : de fait la vie religieuse sort rarement du cadre national, et en Gaule franque ou surtout dans l'Espagne wisigothique, des conciles locaux réguliers rythment la vie de l'Église sans que Rome n'y joue de rôle particulier. À la brillante période qui suit la mort de Charlemagne et l'émancipation politique de la Papauté, succède la nuit du xième siècle où la « pornocratie » manque de mettre en danger jusqu'à la régularité même de la succession apostolique. L'apogée des croisades et d'Innocent III, la victoire contre l'Empereur germanique après deux siècles de luttes contre ses tentatives d'asservir la Papauté et d'en réduire le titulaire à un fonctionnaire nommable et révocable à merci, précèdent l'abaissement du xivième siècle quand le pape se laisse installer à Avignon sous la tutelle du roi de France, avant que n'éclate en 1378 le Grand Schisme d'Occident : jusqu'en 1421 la papauté compte deux titulaires qui se disputent l'allégeance de tous les pays européens, mais aussi en certains no man's land, tous les évêchés, et jusqu'aux cures et aux abbayes ! Le scandale n'est pas pour peu dans l'affirmation du mouvement conciliaire d'abord, puis dans la Réforme protestante ensuite. Et qu'on ne nous demande pas qui avait raison : aujourd'hui encore la liste officielle des papes pour cette période mentionne à la fois ceux de Rome, d'Avignon et de Pise... À peine la papauté a-t-elle conquis son indépendance de haute lutte et vaincu le César germanique que c'est l'affirmation des États-Nations, à partir du xiiième - xiiiième siècles, qui prend le relais. Dans cette nouvelle donne, le pape est critiqué comme un souverain étranger et les catholiques « ultramontains », Jésuites en tête, sont critiqués comme étant plus fidèles à ce dernier qu'à leur roi légitime. Et les clergés nationaux font bloc avec le Prince contre tout ce qui pourrait paraître comme des empiètements non seulement politiques, mais aussi disciplinaires de Rome --- cantonnée à une présidence symbolique de l'Église et à la matière dogmatique, et encore, sous la tutelle d'un concile ! Au xviiième s., Louis XIV et Bossuet sont à deux doigts de franchir le Rubicon de proclamer l'indépendance de l'Église de France face à Rome. Le xviiiième siècle, ère de renforcement des États-Nations et des « despotismes éclairés », accentue le mouvement. Ainsi l'Autriche de Joseph II, en 1780, émancipe brusquement l'Église de la tutelle romaine, et en profite par exemple pour dissoudre des monastères jugés décadents et parasitaires : en vain le pape Pie VI fait-il spectaculairement le voyage à Vienne pour obtenir le retrait des mesures --- aucun successeur de Pierre n'était sorti de ses États depuis des siècles. En 1790, la constitution civile du clergé, sans laquelle la Révolution française se serait épargné les trois quarts de ses ennuis et opposants, n'est compréhensible que dans ce contexte d'affirmation des Églises nationales. L'autorité du pape est discutée jusqu'en Italie même : en 1787, le synode de Pistoia, inspiré des idées de l'évêque Justin Febronius, affirme hautement l'autonomie de l'Église d'Italie face à celui qui est quand même l'évêque de la ville de Rome ! Il se comprend dans ces conditions que l'enlèvement du pape Pie VI par les armées françaises en 1799, tout comme en 1809 l'annexion de Rome par Napoléon et le transfert forcé de Pie VII à Savone puis Fontainebleau, n'aient suscité dans le monde catholique européen qu'une émotion assez limitée. Après la chute de l'Aigle, et le retour triomphal du pape dans ses États qui ouvre une nouvelle ère, il ne pourra plus jamais en être autrement.

Il se comprend aussi qu'au rebours des idées reçues, les catholiques du Vieux Continent n'aient eu nulle position univoque face au formidable bouleversement apporté par 1789, puis par les guerres de la Révolution et de l'Empire. Les catholiques espagnols et ceux des îles britanniques sont ultramontains au point de regarder avec forte suspicion les prêtres réfugiés chez eux, suspectés d'être trop gallicans. Et on réagit plus en termes de sentiment national que d'appartenance religieuse. Les curés d'Espagne, à la tête de la terrible guérilla qui épuise la Grande Armée et inflige à Napoléon sa première grave défaite, voient l'envahisseur comme l'Antéchrist, et exposent que ce n'est pas pécher de tuer les Français, définis hâtivement comme « d'anciens chrétiens devenus hérétiques ». Ils n'ont pas la moindre hésitation à renseigner et aider l'armée protestante et anglicane du duc de Wellington, venue chasser l'occupant de la péninsule ibérique. Mais les jacobins italiens ont toujours respecté et conservé le catholicisme comme religion d'État dans les éphémères républiques qui sont à l'origine lointaine de leur renaissance nationale. Et l'Irlande et la Pologne ont célébré sans état d'âme la Révolution dans leurs églises. Leur peuple comme leur Église y ont salué de Te Deum fervents toute victoire des armées de la République antireligieuse et anticléricale. Ces contrées catholiques s'il en est ont nourri un fort jacobinisme puis soutenu l'Empereur : car pour elles le seul espoir contre l'Anglais ou le Russe oppresseurs, c'est la France nouvelle, proclamatrice du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Dans ces conditions, le rêve unificateur caressé un temps par le constructeur du Grand Empire paraît plus déphasé que visionnaire : à son apogée en effet, Napoléon avait caressé le rêve de réunifier catholiques et protestants sous son autorité, en prenant la confession d'Augsbourg pour base...

L'immense capital de prestige acquis par le pape à cause de ses démêlés avec le despote français --- mais après coup plus que sur le moment --- favorise un puissant mouvement spontané de rassemblement et de centralisation autour de l'évêque de Rome. C'est une lame de fond puissante, qui culmine sous Pie IX (1846-1878) avec la réunion du concile Vatican I qui proclame l'infaillibilité pontificale en matière de dogme, malgré l'hostilité des Églises séparées, et la prudence ou l'opposition de certains prélats français comme Mgr Dupanloup à Orléans, ou de l'archevêque de Paris Mgr Darboy, pour ne rien dire du schisme qui se forme en Allemagne autour de Mgr Döllinger. Au moment où il perd ses États, le pape confirme son prestige et son autorité spirituelle sans précédent, et jamais les chrétiens n'ont été autant concrètement rassemblés sous son égide.

Pourtant l'autorité et la centralité acquise par le Saint-Père n'étaient pas tout à fait à l'abri des épreuves du xxième siècle. Cela se vérifie au cours des deux conflits mondiaux.






Benoît XV

Élu cinq semaines après le début de la Grande Guerre, Benoît XV multiplie tôt les appels à arrêter « le suicide de l'Europe civilisée », « cette boucherie qui déshonore » le Vieux Continent. Le 15 août 1917, il rend même public un plan de paix sérieux reposant sur le retour au statu quo. Mais chez chaque belligérant les appels à l'union dite précisément « sacrée » ont plus de poids que sa voix. Tandis que Clemenceau parle du «pape boche »et Hindenburg du «pape français », personne n'est prêt chez les catholiques allemands ou français à risquer de nouvelles accusations de double allégeance et de déloyauté envers la patrie menacée : la réintégration dans la communauté nationale a été acquise au prix d'assez de sang versé. Pour les catholiques français il faut bien faire la guerre à la Prusse luthérienne, pour les catholiques allemands protéger le pays de la barbarie des Russes orthodoxes et de leurs alliés contre-nature, les Français anticléricaux. Les Uniates d'Autriche-Hongrie n'en pensent sans doute pas moins, qui lors de brefs épisodes d'occupation russe, ont vu le tsar n'avoir rien de plus pressé que d'envoyer par wagons entiers des popes pour les reconvertir. Catholiques et protestants d'Irlande, encore prêt à la guerre civile une semaine avant le fatidique août 1914, se battent ensemble dans les tranchées de Flandres. Les catholiques de Dublin conspuent dans les rues leurs frères nationalistes vaincus, qui au soulèvement des Pâques sanglantes (1916), n'ont pas hésité à s'allier avec l'Allemagne. Il n'y a qu'en Italie que Benoît XV rencontre quelque écho. L'entrée en guerre plus tardive en mai 1915 a été imposée par le roi, son gouvernement et une minorité d'agitateurs (dont Mussolini) à l'écrasante majorité de l'opinion et du Parlement, et contre l'avis de l'Église. Celle-ci se retrouve donc objectivement alliée dans la péninsule aux socialistes et aux libéraux voltairiens pour condamner le massacre inutile. On verra même les curés siciliens aider jusqu'à 20 000 conscrits à déserter. Au terme, en 1918, le Vatican apparaît comme un des vaincus de cette guerre totale où l'idée même de neutralité et de compromis n'est plus pensable. A la demande de l'Italie le Saint-Siège est exclu de la conférence de paix de Versailles. Il condamnera le traité conclu, ne participera pas à la SDN, et orientera sa diplomatie vers un fort soutien aux vaincus, Allemagne et Autriche.

C'est sans doute ce souvenir cuisant qui a convaincu Pie XII, en 1939, de ne pas se départir d'une stricte ligne de neutralité, pour pouvoir rester un intermédiaire en cas de négociations finales entre l'Axe et les Alliés. Alors que l'humanité s'enfonce dans la pire épreuve qu'elle ait jamais connue, il ne donne aucune directive d'ensemble aux diverses Églises nationales et laisse chacune juger en fonction de sa situation particulière. Il n'est pas de notre propos de rouvrir en quelques lignes le dossier infiniment complexe de l'attitude du souverain pontife en ces années noires, bien plus grise que noire ou blanche. Il est hors de doute cependant que ce diplomate dans l'âme et grand connaisseur de l'Église allemande s'est laissé paralyser à l'excès par la peur d'attirer des représailles sur les catholiques du Reich --- alors qu'au-delà des tracasseries, inférieures à celles subies sous le Kulturkampfde Bismarck, les catholiques allemands n'auront hélas jamais l'honneur d'une authentique persécution par le nazisme maléfique. Cela justifiait-il de sacrifier l'Église polonaise, systématiquement dépouillée, étouffée et exterminée, à moins de considérer que certains catholiques ont plus de valeur que d'autres... ? De même laisse-t-il se produire sans réagir, en ces années, des déchirements entre chrétiens qui pèseront lourds dans l'avenir de leurs relations : ainsi Pie XII, parfaitement averti, reste d'une passivité à la limite de la complicité lorsque le régime des fascistes croates, les Oustachis, entreprend de massacrer par centaines de milliers les Juifs, les Tziganes et les Serbes orthodoxes avec une sauvagerie dégoûtant parfois jusqu'à leurs alliés allemands eux-mêmes. Or des hommes d'Église, des Franciscains participent à ces crimes armes au poing et jusqu'à la tête du sinistre camp de concentration de Jasenovac. Un demi-siècle plus tard des Serbes avides de revanche et de purification ethnique en solderont tristement les comptes... Pourtant à travers l'Europe captive, c'est aussi souvent dans la lutte et la souffrance communes que se forgent en ces années noires un premier oecuménisme entre catholiques, protestants et orthodoxes, un rapprochement avec les Juifs menacés d'anéantissement, et une réconciliation nouvelle du christianisme avec les héritiers des Lumières, puisque le nazisme vise à détruire l'un comme l'autre.

Après la guerre, rien ne semble remettre en cause l'unité des catholiques autour du trône de saint Pierre. La papauté acquiert même un nouveau prestige mondial avec le pontificat marquant de Jean XXIII (1958-1963), seul évêque de Rome que les anticléricaux n'aient jamais attaqué, puis avec les voyages dans le monde entier de Paul VI et Jean-Paul II (depuis le xviième siècle les catholiques ne voyaient jamais leur pape sauf à se rendre à Rome), l'engagement du dialogue oecuménique, la réconciliation avec les Juifs scandée par certains gestes spectaculaires de Jean-Paul II, le rapprochement avec les autres monothéismes et jusqu'avec les sagesses asiatiques. Les JMJ depuis 1984 valent démonstration d'unité du monde catholique autour du pape, seul chrétien susceptible de susciter pareil rassemblement. L'oecuménisme est aussi recherché par des initiatives telle celle de frère Roger de Taizé.

Dans ce contexte, les derniers schismes n'ont jamais une ampleur susceptible d'inquiéter la papauté. Nous savons depuis Tocqueville que le moment le plus délicat pour un régime ou une institution est celui où elle commence à se réformer, certains voulant aller plus loin, moins loin, revenir en arrière, s'en tenir à la réforme ou encore l'orienter dans un sens différent... De fait les mêmes phénomènes se sont produits après Vatican II (1962-1965), les évènements de mai 1968 contribuant à précipiter toutes crispations ou radicalisations dans un sens ou un autre. On ne peut reprocher à la Papauté d'avoir tout tenté pour empêcher la rupture avec Mgr Lefèvre, ni manqué d'esprit de conciliation envers les sectateurs obstinés du « prophète de malheur » (Jean XXIII). Quoiqu'en pensent encore certains, il importe de rappeler la nature de la « Fraternité Saint Pie X ». Bien au-delà d'une simple nostalgie toujours compréhensible pour la messe en latin ou les rites d'autrefois, c'est un mouvement intégriste, dont les liens étroits avec l'extrême-droite ne sont pas à démontrer, développant un discours de haine et d'intolérance d'un autre temps envers les autres chrétiens tout comme les Musulmans et les Juifs, et prêchant un rejet radical de tous les acquis de la modernité démocratique et sociétale. En dépit des efforts de conciliation de Jean-Paul II, la conviction bornée sinon fanatique d'être les seuls dans la vérité pendant que Rome et le concile plongeaient tout entiers dans l'erreur (!) conduit en 1987 Mgr Lefèvre à ordonner des évêques de sa seule autorité : autant dire qu'il s'est excommunié lui-même... On peut regretter que les termes de la bulle d'excommunication aient surtout insisté sur la gravité de la désobéissance au successeur de Pierre, et assez peu sur la doctrine diffusée, comme s'il était moins grave de prêcher la haine de l'autre que de se soustraire à l'autorité de Rome... Il est vrai que puisqu'il faut bien se réconcilier avec son frère, un processus de rapprochement s'est manifesté depuis le décès de Jean-Paul II. Reste à savoir s'il effacera toutes divergences de fond, et quel genre de concessions mutuelles en seraient le prix éventuel...

En-dehors de ces épisodes ultimes, nous avons la chance historique de vivre à un moment où notamment grâce à l'énergie et au volontarisme de Jean-Paul II, jamais certaines avancées de l'oecuménisme ni les possibilités de rapprochement entre chrétiens n'ont été plus grandes. Le passé est lourd, ce texte a tenté de le montrer. Mais même aux heures sombres, on l'a vu, il a toujours existé des partisans du dialogue et de l'entente, et les espérances d'unité n'ont jamais disparu. Il s'agit d'arriver à démentir un jour radicalement la remarque désabusée du penseur : « Nous avons assez de religion pour nous haïr, pas assez pour nous aimer ». Le travail qu'il reste à accomplir sera long, et peut-être l'affaire de plusieurs siècles. Mais avec l'aide de l'Esprit, cela peut aboutir, si l'on garde en mémoire qu'aujourd'hui comme aux premiers temps, « le Seigneur Jésus travaillait avec eux, et confirmait la Bonne Nouvelle par les signes qu'ils accomplissaient... »
R. S.

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