Sept cents ans de gallicanisme, cinq cents ans
d'anglicanisme
Raphaël Spina
Il
n'y a pas seulement l'hérésie ou le schisme pur et simple : des
siècles durant, il y a aussi l'ambition des États de garder la main
haute sur l'Église de leurs pays respectifs, la volonté farouche de la
maintenir à l'écart de toute «ingérence » politique voire
disciplinaire du pape de Rome, perçu avant tout comme un souverain
étranger, et suspecté d'aspirer à un pouvoir trop absolu --- et rival, en
tout cas, de celui des rois ou de la République. Dans un monde où chacun
raisonne en termes de privilèges et de « libertés » traditionnelles,
hérités d'un passé plus ou moins immémorial, une forte majorité des
clergés locaux est elle-même très soucieuse de préserver les « libertés »
traditionnelles de son Église. C'est cela aussi qui peut mettre en
difficulté l'unité de tous les chrétiens.
Sans parler de leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs : alors même
que Jésus n'est pas venu servir de conseiller à Hérode ni ne s'est mêlé de
la politique du « renard », qu'il s'est refusé à la royauté terrestre et
même à faire oeuvre de législateur civil, et qu'il n'a guère été
question de soumettre à Tibère ou Pilate le choix ou l'investiture des
douze apôtres ! Et le péril est grand que ceux qui restent simplement
fidèles à Rome se voient accuser de manquer de loyauté envers leur État
respectif au profit d'une allégeance autant politique que spirituelle au
pape --- comme jadis le César romain reprochait aux chrétiens d'être
mauvais citoyens par leur refus de l'adorer. Mais nous nous en tiendrons
ici à la question de l'unité. Que la vie des Églises ne sorte plus guère
d'un cadre étroitement étatique ou national, que l'autorité effective du
pape soit réduite à celle d'une sorte de président honoraire des Églises
nationales, ou que celles-ci finissent par développer leur voie propre de
discipline ecclésiale voire de théologie, les conséquences peuvent en être
fréquemment négatives pour l'unité des chrétiens.
En Angleterre, cela a conduit au schisme, en 1534, d'une Église «
anglicane » pourtant directement fondée par Rome en 597, une de celles qui
entretenaient depuis le plus longtemps les liens les plus étroits avec la
papauté, une île même dont le roi se reconnut plusieurs siècles vassal du
souverain pontife. La haine passionnelle du «papisme » née du
schisme et des péripéties ultérieures s'est aujourd'hui assez atténuée,
les siècles de suspicions et de discriminations envers la minorité
catholique préjugée déloyale à son roi semblent à présent révolus. Mais
l'anglicanisme existe toujours, là où l'Église de France semble plus que
jamais en communion avec le pape, et parfaitement intégrée à la
centralisation construite aux xixième et xxième
siècles.
Or on l'a oublié : le « gallicanisme » a été une passion française
fondamentale, un credo national, un pilier essentiel de la vie de
la monarchie, des Empires et même des Républiques, au moins jusqu'à l'ère
de Jules Ferry incluse. Ce fut une politique de très longue durée,
élaborée dès l'affirmation de la dynastie capétienne, et à laquelle seule
vint mettre un terme la Séparation de l'Église et de l'État au début
du xxième siècle. Liquidation spectaculaire non seulement du
concordat napoléonien de 1801, mais plus encore du gallicanisme
multiséculaire, la loi du 2 décembre 1905 rendit à l'Église de France sa
liberté et au pape sa pleine autorité sur sa fille aînée.
À plusieurs reprises, il ne s'en était pourtant pas fallu de
beaucoup que la France n'empruntât une voie à l'anglaise. Les
prédispositions en ce sens étaient même beaucoup plus fortes qu'en Albion.
Le plus précoce des États-Nations européens, ayant proclamé très tôt
l'absolue souveraineté de son roi contre toute prétention de l'Empereur
germanique et du Pape, avait toutes chances d'être le premier à rompre les
amarres avec la barque de Saint Pierre, pour naviguer selon son propre
plan. Cela fut fort près de se réaliser pendant la guerre de Cent Ans
déjà, sous François Ier puis surtout lors des ultimes tentatives de 1561
pour éviter la guerre civile entre catholiques et réformés, enfin à
nouveau sous Louis XIV avec le quasi-schisme des Quatre Articles rédigés
par Bossuet (1682-1693), et last but not least, en 1790 puis sous
Napoléon. Car en promulguant, le 12 juillet 1790, la constitution civile
du clergé, la Constituante n'a jamais poursuivi on ne sait quel plan
diabolique ou judéo-maçonnique pour détruire la sainte religion. Il ne
s'agit guère de faire plus que l'Anglais Henry VIII en 1534, ni que de
franchir l'ultime étape que les rois de France n'avaient osé franchir :
constituer une Église gallicane comme jadis il en naquit une anglicane,
rendre définitivement une Église de France fonctionnarisée indépendante
du pape (domaine dogmatique exclu), et en profiter pour introduire les
réformes qui semblaient s'imposer au siècle des Lumières. Comme à la
Réforme Henry VIII dissout les monastères, prend leurs biens et introduit
le mariage des prêtres sans croire qu'il cesse par là d'être bon catholique, de
même la Constituante interdit-elle les voeux monastiques, vend comme
biens nationaux les richesses acquises par le clergé.
Sauf que là où le colosse anglais, appuyé sur un fort consensus
national, peut rompre sans trop d'opposition avec l'évêque de Rome, il
n'en va pas de même sous la Révolution. Et que cette fois, un schisme
grave éclate entre prêtres «jureurs » et prêtres «réfractaires
». Et que ceux-ci sont jetés, souvent malgré eux, dans les bras d'une
contre-révolution animée notamment par des nobles qu'on n'avait pas
coutume de voir à l'église avant la destruction de leurs privilèges. Et
c'est d'une quasi- guerre de religion que va se doubler la guerre civile
entre Révolution et Contre-Révolution (camps eux-mêmes divisés et
hétérogènes). La fracture entre les deux Églises ne se résorbe que sous
Napoléon, mais il faudra attendre l'Entre-deux-Guerres voire les
lendemains de Vichy pour que se résorbe à peu près la fracture morale et
idéologique entre les catholiques et la France nouvelle, voire entre ceux
d'entre eux qui ont accepté les changements et ceux qui les ont refusés. Du
malentendu dramatique, pour ne pas dire de la faute décisive de 1790,
découle une grosse part des luttes franco-françaises des générations
suivantes, et une bonne part du visage de la France contemporaine.
Suivons de plus près l'évolution comparée de ces frères ennemis et
jumeaux paradoxaux, la France et l'Angleterre, bonne illustration du
problème de l'unité des chrétiens autour du pape de Rome --- mais aussi du
problème de la conciliation entre unité et liberté des chrétiens. Car
jusqu'à ce qu'ils inventent leur voie vers le pluralisme religieux, les
deux pays avaient au moins pour point commun le même postulat : un pays ne
peut avoir d'unité politique s'il n'a pas d'unité religieuse. Aussi
doivent-ils être uns, mais par la force et la négation de la liberté de
culte comme du droit à être reconnu bons citoyens de leur patrie sans
avoir la même foi que le prince.
Au Moyen-Âge : naissance de deux traditions contrastées
C'est en remarquant des esclaves anglais sur le Campo dei Fiori que
le célèbre pape Grégoire le Grand aurait eu la vocation d'envoyer des
missionnaires rechristianiser l'île1. En 597, le moine St Augustin, accompagné d'une solide
équipe, baptise à Canterbury le roi païen du Kent, Ethelbert, époux de la
chrétienne franque Bertha. Il y fonde l'archevêché, doté du primat sur
tous les sièges épiscopaux fondés ultérieurement. Pendant les siècles
suivants, la Grande-Bretagne rechristianisée est de loin la plus fidèle à
Rome, adoptant son comput pascal et sa liturgie. L'invasion normande de
1066 n'y change rien, au contraire : en lui envoyant une oriflamme
symbolique, le pape a béni l'expédition de Guillaume le Conquérant,
reconnu juste héritier du royaume, et il donne à l'épisode une allure de
croisade avant l'heure : ne s'agit-il pas aussi de soumettre enfin à la
réforme grégorienne l'Église d'une île qui s'y refuse pour l'instant ?
Le pape donnera de même son accord, au siècle suivant, à la conquête d'une
Irlande à l'Église trop particulariste, où les grands monastères gèrent
le peuple chrétien à la place d'évêques quasi-inexistants, et où se
pratique encore le mariage des prêtres et autres coutumes : ironie
tragique, lorsque l'on sait les siècles de souffrances et d'humiliations
qu'endureront jusqu'à aujourd'hui les catholiques irlandais, sous la
férule d'une Grande-Bretagne entre-temps passée à la Réforme.
Sur le continent, les liens sont plus distendus entre la fille aînée
de l'Église et Rome. Certes Pépin le Bref et son fils Charlemagne, au
viiiième siècle, fondent et protègent les États pontificaux,
mais le nouvel empereur d'Occident (800) entend cantonner le pape aux prières
pour le succès de ses entreprises militaires, et se permet de gérer et
réformer lui-même l'Église et le monachisme de son vaste Empire, quand
il ne s'autorise pas à légiférer en matière dogmatique (l'adjonction du
Filioque au credo de Nicée, encore refusé deux cents ans par
Rome, mais qui coûte à la chrétienté occidentale mille ans de rupture avec
l'orthodoxie orientale). Après 987, les Capétiens appelés à construire la
France jusqu'en 1792 fondent sur d'autres bases leur indépendance
vis-à-vis du souverain pontife. Doté de l'immense prestige du sacre de
Reims, réputé thaumaturge (comme d'ailleurs son collègue anglais), le roi
de France s'appuie surtout sur une théorie déjà moderne de la
souveraineté, issue du droit romain : « le roy de France est empereur en
son royaume » et sa souveraineté « ne se divise pas plus que le point en
géométrie ». Hors de question de partager son pouvoir avec qui que ce soit
à l'intérieur, pas même sa femme, et encore moins d'admettre la tutelle et
la supériorité fût-ce théorique de l'empereur ou surtout du souverain
pontife...
Sacre de Charlemagne
Alors que Philippe-Auguste, précurseur de l'absolutisme, n'hésite
pas à tenir tête à Innocent III et à braver ses excommunications et
interdits, son rival anglais Jean Sans Terre échoue désastreusement et ne
sauve son royaume qu'en se reconnaissant comme vassal du Saint-Siège d'une
part, et qu'en concédant d'autre part à l'archevêque de Canterbury, chef
de la révolte, la très célèbre Grande Charte (1215) à l'origine de la
tradition parlementaire et libérale du pays. Humiliation dont il faudra
solder les comptes. De l'autre côté de la Manche, même le grand saint
Louis est loin de toujours laisser le pape affirmer son autorité sur
l'Église du royaume. Mais c'est incomparablement pire sous son petit-fils
Philippe IV le Bel (1293-1314) : le bourreau des Templiers, précurseur
retors et très intelligent de l'État moderne, s'appuie sur des lettrés
férus de redécouverte du droit romain, les fameux Légistes. Pour
contrer les doctrines de Boniface VIII proclamant la supériorité du
spirituel sur le temporel, le roi réunit à Notre-Dame, en 1302, les tout
premiers États- Généraux de l'histoire de France : c'est sur l'appui
des trois ordres réunissant la société qu'il peut compter dans son bras de
fer avec Rome. L'an suivant, ses envoyés pourront même capturer et
souffleter le vieux pontife à Agnani. Le sentiment national émergeant a
incontestablement toléré la stratégie brutale du roi. Peu après, en 1307,
il peut fixer à Avignon le nouveau pape Clément VII, Français mais
Bordelais, donc sujet du roi d'Angleterre qui est également duc
d'Aquitaine : souvent détenue par un ressortissant du royaume des fleurs
de Lys, la papauté va rester jusqu'en 1378 dans le Comtat Venaissin, sous la
surveillance plus ou moins vigilante de la royauté française.
Philippe IV le Bel aux états généraux de 1302
Cela pose un problème, alors qu'Anglais et Français vont se déchirer
sans fin pour la couronne de France, au cours de la terrifiante guerre de
Cent Ans (1336-1453). De part et d'autre de la Manche, se forge par le
conflit un sentiment national peu compatible avec la soumission à une
autorité perçue comme étrangère, a fortiori avec la vassalité.
Déjà l'Angleterre ne paye plus le tribut symbolique au pape. Encore ne
serait-ce rien s'il n'y avait la sensation fondée d'un parti-pris flagrant
du dernier en faveur du belligérant français ! Les premiers cris
populaires rancuniers sinon haineux contre le « papisme » (popery)
datent de ce temps. Évidemment, en 1378, le roi de France opte pour le
pape d'Avignon et son rival pour celui de Rome. Mais à noter ceci :
lorsque s'éternise le Grand Schisme d'Occident (1378-1421), une assemblée
du clergé réunie à Paris n'hésite plus à voter la soustraction de
l'obédience avignonnaise, sans rejoindre pour autant le pape de Rome. De
fait, de 1396 à 1403, pour la seule fois de son histoire, l'Église de
France ne reconnaît au-dessus d'elle aucun souverain pontife ! Ce bref
épisode d'indépendance est oublié. Mais on peut se demander ce qu'aurait
été cette Église gallicane si la situation s'était reproduite et
prolongée.
Henry V d'Angleterre, vainqueur d'Azincourt (1415) et brillant
conquérant du trône de France, joue un rôle actif et décisif dans la
résolution du schisme au concile de Constance2. Mais c'est ainsi, entre autres, qu'est encouragée l'idée, au
xvième siècle, que les laïcs peuvent jouer un rôle salvateur
dans l'Église universelle en détresse. Certains s'en souviendront au
début du xviième siècle. De même en France, la cléricature ne
sort pas spécialement grandie d'avoir en 1429 méconnu puis brûlé Jeanne
d'Arc, une laïque, et femme avec ça, qui contre les sages et les savants
s'autorise de ses « voix ». Trop loin et absorbé par l'ultime schisme né
du concile de Bâle, le pape n'a pu faire connaître sa position. Il
n'apprécie pas, par contre, la Pragmatique Sanction de Bourges (1438) par
laquelle le roi Charles VII exploite ses démêlés avec le mouvement
conciliaire3 pour appuyer ce dernier, et
limiter au profit du pouvoir royal les droits de Rome en matière de
nomination aux évêchés et aux abbayes, de perception des revenus
ecclésiastiques, d'appels, d'excommunications ou d'interdits. Et il n'a
encore rien vu.
Au temps des Réformes : deux pays hésitants à la croisée
des chemins
1515, Marignan : à connaître cette date canonique sans rien savoir
mettre derrière, on ne se doute pas que c'est peut-être à cette victoire
dans les guerres d'Italie que la France doit d'être restée catholique
romaine sans avoir connu un « schisme gallican » ! Contraint à la
conciliation par cette défaite, le pape Léon X conclut avec François Ier
le Concordat de Bologne (1516) : le roi a le droit de nommer qui il veut
aux bénéfices ecclésiastiques, abbayes ou évêchés, le pape se contente de
ratifier et donne l'investiture canonique. Déjà maître de l'Église de
France, le roi n'a donc aucun intérêt à faire schisme un jour pour le
devenir. Cela tombe bien : le 30 octobre 1517, Martin Luther affiche ses
95 thèses à la porte du château de Wittenberg, secouant la chrétienté du
plus grand séisme de son histoire.
Pas luthérien pour deux sols, François a néanmoins de fortes
sympathies pour les idées de réforme, et plus encore sa soeur,
l'écrivain Marguerite de Navarre, protectrice des divers cercles
réformateurs. Et politique oblige, n'est-il pas allié avec les Turcs et
les Protestants d'Allemagne contre le très catholique Charles Quint,
l'empereur dont les possessions cernent dangereusement son royaume ? Il
faut attendre 1534 pour qu'une provocation d'extrémistes protestants,
l'Affaire des Placards, fasse craindre à François Ier une menace contre
son autorité --- à tort : les protestants français feront assaut du
loyalisme le plus fervent envers le Prince au moins jusqu'à la
Saint-Barthélemy, puis à nouveau d'Henri IV à Louis XIV inclus, restant
désespérément fidèles au persécuteur dont ils veulent croire qu'il est
juste mal conseillé, sinon qu'il va annoncer son hypothétique conversion.
Se multiplient mesures policières, exils, censure et premiers bûchers
individuels. En 1545 dans le Lubéron, le règne du bâtisseur des châteaux
de la Loire s'achève sur un triste crépuscule, quand une vingtaine de
villages vaudois sont passés au fil de l'épée sans distinction d'âge et de
sexe.
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Henry VIII par Holbein. |
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Thomas More, humaniste et martyr. |
C'est la même année 1534 que son collègue et vieux complice Henry
VIII suit un parcours dissemblable. Le très brillant et très redoutable
despote a pris la plume en personne pour réfuter Luther et défendre les
sept sacrements (1521) : le pape le remercie du titre de « défenseur de la
foi », Defensor Fidei, dignité décernée à titre personnel, mais
que le monarque même devenu schismatique se croira le droit de transmettre
à tous ses successeurs jusqu'à nos jours ! Comme chacun sait, la question
du divorce du roi, sans héritier mâle, va être la cause directe de la
rupture avec Rome --- pas avec le catholicisme, Henry continuant à
persécuter consciencieusement luthériens et calvinistes jusqu'à sa mort.
Clément VII ne pouvant concéder l'annulation du mariage pour des raisons
diplomatiques, le roi se fait proclamer « chef suprême » de l'Église
anglicane par Th. Cranmer, archevêque de Canterbury, appuyé sur une
assemblée des évêques, et plus encore, sur le large vote d'un Act of
Parliament par les deux chambres de Westminster : de ce fait, les
catholiques refusant la dissidence sont non seulement traîtres au roi,
mais à la nation entière assemblée dans son Parlement. Car en Angleterre
il ne faut même pas concevoir un Parlement qui contrebalance le roi et son
gouvernement : dans la pensée politique anglaise, le roi agit au travers
du Parlement et du gouvernement, un peu si l'on veut comme le Père agit au
travers du Fils. Tout foncièrement loyaux qu'ils soient au roi, les
opposants, peu nombreux, sont dès lors décapités après d'iniques procès
pour «haute trahison », à commencer par l'humaniste et ancien
chancelier Thomas More (1535). Le roi a les mains libres pour introduire
des réformes attendues : liturgie en anglais, mariage des prêtres, arrêt
des pèlerinages, destruction des châsses. L'an 1538, tous les monastères
du royaume sont simultanément dissous, les moines reconvertis, leurs biens
saisis, les bâtiments détruits : il ne reste aujourd'hui plus aucun
monastère pré-Reformation intact dans toute l'Angleterre --- ce qui
n'empêche pas les Anglais de traiter jusqu'à aujourd'hui les Français de
vandales à cause des destructions de la Révolution, inférieures et non
planifiées !
Faire schisme pour mieux réformer mais sans sombrer dans l'hérésie :
n'est-ce pas là une troisième voie satisfaisante pour beaucoup ? Ainsi se
comprend qu'en 1561, au colloque de Poissy, la royauté française
ait été jusqu'à envisager la soustraction d'obédience pour éviter la
guerre civile de religion. L'aggravation impitoyable de la répression sous
Henri II (1547-1559) n'empêche pas le protestantisme de compter 10 % des
Français à sa mort, ni la révolte de gronder et la guerre civile de
menacer. La régente Catherine de Médicis, soucieuse de l'éviter, s'appuie
sur son chancelier Michel de l'Hospital pour rédiger l'édit de tolérance
d'Amboise : le 8 mars 1560 marque une date historique, en ce sens que pour
la première fois, on dissocie citoyenneté et religion en France, admettant
qu'il peut coexister deux fois et deux cultes sous un même prince. En
décembre le chancelier a le discours fameux : « Si sédition est guerre
civile, pire que celle du dehors, comment advient-il qu'elle soit causée
et produite de la religion, même chrétienne et évangélique, qui nous
commande surtout la paix et amitié entre les hommes ? Ôtons ces noms
diaboliques, noms de partis, factions ou séditions, luthériens, huguenots
ou papistes. Ne changeons pas le nom de chrétien. » Le chancelier n'en
reconnaît pas moins que « c'est folie d'espérer paix, repos et amitié
entre les personnes qui sont de diverses religions (...). Considérons que
la dissolution de notre Église a été cause de la naissance des hérésies,
et la réforme pourra être cause de les éteindre. » Le but reste bien de
réunifier les croyants français sur une même base de compromis. La
délégation française au concile de Trente a pour consigne de demander la
reconnaissance du mariage des prêtres, de la messe en vernaculaire, tandis
qu'est organisé le colloque de Poissy où catholiques et calvinistes
conduits par Théodore de Bèze tentent d'élaborer un compromis, fût-ce au
prix pour certains d'une rupture avec Rome. Triste situation : pour que
le royaume reste un, pour que les chrétiens français restent un, il
fallait ouvrir une brèche dans l'universalité de l'Église !
Colloque de Poissy, 1560.
Cette solution était-elle viable ? Nul ne sait, puisque comme celle
de Troie la guerre civile aura lieu. La conclusion de cette
entrevue de la dernière chance, à vrai dire, augurait mal de la suite : le
colloque est un échec, tant les positions théologiques sont
irréconciliables, et en plus, provocation pour les protestants, il
autorise l'ordre des Jésuites ultramontains, et c'est son général qui
clôture la réunion ! Pendant ce temps, certes, leurs troupes n'ont mieux à
faire qu'à profiter de l'édit de tolérance pour se lancer dans une vague
de prosélytisme et d'iconoclasme effrénée. Tandis que les catholiques
intransigeants affûtent leurs armes : le 1er mars 1562, en massacrant 300
protestants désarmés dans une grange à Wassy, le duc de Guise déclenche la
première de huit guerres de religion. Il faudra 36 années pour parvenir à
l'Édit de Nantes.
Il n'est pas question de renvoyer paresseusement dos à dos toutes
les horreurs criminelles alors commises. En toutes circonstances, et sans
excuser rien, il reste une minorité jadis ou présentement persécutée, et
une majorité hégémonique. Mais ce qui unit les deux, c'est la même
communion dans le rejet de l'idée non seulement de tolérance mais de
pluralisme religieux. À un catholique lui exposant que le but, c'est
qu'il n'y ait qu'une seule religion en France, un protestant répond : le
nôtre aussi, simplement il faut que ce soit la nôtre.
Les guerres de religion sont un conflit international où tous les
pays voisins et lointains se sont un instant mêlés directement des
affaires de la France, de l'Espagne à la Pologne en passant par les
princes allemands, le Saint-Siège ou l'Angleterre. Sous Elizabeth Tudor,
l'anglicanisme s'est stabilisé, passée une radicalisation dans un sens
protestant d'abord, puis une violente réaction catholique sous le règne de
Mary Tudor (1554-1559). Cette dernière, épouse de Philippe II d'Espagne, a
habitué les Anglais à associer le catholicisme à la pire image : la
domination étrangère des papistes espagnols, les plus intolérants d'Europe
avec ça, et le règne possible de la Spanish Inquisition sur les
bords de la Tamise. Or en 1571 le pape Pie V, d'abord hésitant,
excommunie Elizabeth : les catholiques risquent le billot dans ce monde
s'ils se révoltent, et l'enfer dans l'autre s'ils ne le font pas. Et de
fait un catholique qui tuerait sa reine ne serait pas en état de péché. La
tragédie se referme plus que jamais sur de nombreux prêtres, jésuites ou
simples fidèles qui tentent juste de vivre en secret leur foi sans la
moindre intention de sortir du loyalisme envers leur pays. Plus que jamais
les martyres catholiques sont traqués, torturés, suppliciés.
Sans doute l'ex-reine d'Ecosse mais aussi de France, Marie Stuart,
comploteuse catholique impénitente, est-elle moins innocente lorsque sa
cousine anglaise la fait décapiter en 1587 après une interminable
hésitation. Mais dans Paris l'ultra-catholique, l'exécution horrifie :
et pour beaucoup, elle préfigurerait les persécutions à venir si Henri de
Navarre, héritier protestant du trône, devenait roi. Philippe II de Madrid
tire les ficelles de la Sainte Ligue, mouvement catholique intransigeant,
à la fois populaire et aristocratique, qui va plonger l'Ancien Régime
français dans la pire tourmente révolutionnaire qu'il ait éprouvé avant
1789 --- la seule fois en mille ans, où deux rois vont être assassinés,
coup sur coup et par des catholiques. Le roi d'Espagne prépare la
reconquête de l'Angleterre et a besoin pour cela de sécurité en France sur
ses arrières : le 13 mai 1588, le roi Henri III, jugé insuffisamment
répressif envers les protestants, est chassé de Paris par les insurgés au
cours de la « journée des barricades ». Mais en octobre, l'Invincible
Armada lancée à la conquête de l'Angleterre échoue lamentablement ---
préfigurant les fiascos de Louis XIV, Napoléon, Guillaume II, Hitler. À
Blois, Henri III se ressaisit et fait assassiner le 23 décembre le duc de
Guise, chef de la Ligue. C'est l'effondrement : la Sorbonne relève ses
sujets du devoir d'obéissance, jésuites, curés et prêcheurs populaires
développent ouvertement la doctrine du tyrannicide, une part du royaume se
soulève, les princes voisins se précipitent pour la curée, les plus
fanatiques songent à destituer la dynastie au profit d'une princesse
espagnole, au mépris de toutes les lois fondamentales du royaume. Le 1er
août 1589, Henri III est assassiné à St-Cloud par le dominicain Jacques
Clément, venu de son couvent de la rue St-Jacques. Pour vaincre la Ligue
le protestant Henri IV devra batailler, ruser, composer, abjurer enfin.
Mais il aura des atouts : notamment la lassitude du Parlement de Paris,
gardien traditionnel du gallicanisme, révolté de voir le Pape faire
ingérence et se permettre de déchoir Henri de ses droits au trône, et las
de la domination espagnole. La conversion du roi ouvre la voie à la paix
et à l'Édit de Nantes, mais redevenu bon catholique, il lui arrivera de
brandir devant les intransigeants le souvenir de Henry VIII d'Angleterre.
Il y a quelque ignorance ou hypocrisie pour certains à reprocher
encore à l'heure actuelle aux protestants de La Rochelle assiégée d'avoir
escompté, en 1629, sur l'aide de l'Angleterre de Charles Ier : c'était
dans la simple lignée de ces interventions étrangères incessantes depuis
deux générations, et au nom de quel masochisme suicidaire auraient-ils dû
refuser leur unique appui et chance de survie ? Quoi qu'il en soit, en
confirmant la liberté de culte des protestants mais en reprenant toutes
leurs places fortes concédées, Richelieu construit l'État moderne
unifié, mais les rend vulnérables face à la tentation croissante de
restaurer par la force l'unité de foi dans le royaume. Certes, la
coexistence dure des décennies. On voit même ça et là des mariages mixtes
se produire --- mais à une condition tacite et durable : que les garçons à
naître de l'union soient élevés dans la foi catholique pour les garçons,
dans la foi protestante pour les filles. On pratique dans maints édifices
le régime du simultaneum : ainsi en 1681, quand Louis XIV s'empare
de Strasbourg avec peu d'arguties juridiques et beaucoup de soldats, il
rend la cathédrale au culte catholique et institue ailleurs le partage
obligatoire des édifices entre catholiques (choeur) et protestants
(nef). Ils coexistent encore, mais ils n'ont jamais été si peu un !
À partir de 1681, les Dragonnades se déchaînent dans le royaume. Il
devient légal pour un enfant de changer de religion à 7 ans sans accord
des parents : c'est l'incitation de fait au kidnapping. À la naissance,
au mariage, à leur mort, les protestants sont brimés, traqués, surveillés.
L'éducation de leurs enfants sort de leur contrôle. Presque tous les
temples détruits. L'Alsace, région-frontière récemment annexée, devra à
son seul statut particulier d'être épargnée. Enfin vient la désastreuse
Révocation de l'Édit de Nantes (1685), qui enrichit Berlin, Amsterdam,
Londres, Dublin, Le Cap et Charleston de centaines de milliers de réfugiés
huguenots hautement qualifiés, appauvrissant d'autant le royaume, et y
laisse subsister l'Église du Désert persécutée ou mille abjurations
dépourvues de sincérité. Seule la Révolution pourra mettre un point final
à des siècles de querelle.
La précoce tolérance protestante des Britanniques
antipapistes
La Grande-Bretagne commence à faire l'expérience de la tolérance
religieuse au moment même où celle-ci atteint en France son sommet
historique. Certes les préjugés anticatholiques et les lois
discriminatoires y sont encore des plus forts, et tenus par l'opinion tout
autant respectables que le sera un jour l'antisémitisme par exemple. Guy
Fawkes à vrai dire n'a rien arrangé quand, avec une poignée de comploteurs
catholiques liés à l'Espagne, il a tenté en vain, le 5 novembre 1605, de
faire sauter le Parlement de Londres avec le roi, les évêques anglicans et
tous les députés dedans ! On ne saurait mieux agir pour assimiler
définitivement le catholicisme à un complot contre toute la nation
anglaise. Et l'évènement, commémoré jusqu'aujourd'hui, permettra des
années durant de voir à cette date un homme en blanc, au vague air de
famille avec le Saint-Père, brûlé en effigie dans les rues de Merry Old
England. Et en parlant de feu, rien d'étonnant à ce que la haine
antipapiste ait été jusqu'à accuser les catholiques d'être responsable du
Grand Incendie de Londres en 1666 !
Pourtant le pluralisme s'annonce. Les révolutions anglaises du
xviiième siècle (1642-1660, puis 1688) ont fait échec à la
prétention des Stuarts d'établir une monarchie absolue by divine
right inconnue des traditions britanniques, et de rétablir le
catholicisme (les deux étant liés). Les masses irlandaises, pour avoir
soutenu la dynastie vaincue et s'être ainsi retrouvées du mauvais côté de
l'Histoire, voient s'abattre sur elles une répression inimaginable qui les
met littéralement hors-la-loi pour tous actes de vie courante. Mais en
revanche, tous les protestants restés en-dehors de l'anglicanisme, jugé
encore trop proche du catholicisme, voient s'arrêter les persécutions
contre eux : à partir de la fin du xviiième siècle,
calvinistes, luthériens, baptistes, quakers, méthodistes, et on en oublie,
se voient garantir la liberté de culte. Voltaire peut s'extasier, lors de
son séjour anglais forcé de 1726 : « C'est ici le pays des sectes. Un
Anglais va au ciel par le chemin qui lui plaît. S'il n'y avait qu'une
religion, le despotisme serait à craindre. S'il y en avait deux, elles se
trancheraient la gorge. Mais il y en a trente, et elles vivent heureuses,
en paix. » Sans doute le philosophe ne se pose-t-il pas le problème de
l'émiettement de ces cultes, encore moins celui de l'unité entre
confessions si fragmentées --- mais la volonté d'oecuménisme, même chez
les chrétiens, était alors fort vague ! Et on peut comprendre que dans
une Europe encore infectée d'intolérances et de cultes officiels
exclusifs, cette division religieuse poussée lui soit apparue comme une
bénédiction.
Il n'en reste pas moins, d'un point de vue chrétien, la cruauté de
ce paradoxe : que dans ce contexte donné, la paix entre chrétiens n'ait pu
se faire qu'au prix d'une accentuation de leur division
numérique4. Sans doute
n'est-il interdit à nul chrétien d'être pragmatique. Mais était-ce là la
meilleure manière de réaliser la prière ultime de la Cène ? Il fallait
sans doute que la tolérance entre chrétiens passe d'une résignation
pragmatique au fait de la division à une acceptation convaincue du droit à
la pluralité des voies vers le Christ --- en attendant que la deuxième
partie du xxième siècle lance enfin le dialogue et le
rapprochement entre les religions. Les Anglais y réussirent après avoir
déjà fait leur révolution au xviiième siècle. Les Français
eurent besoin de faire la leur à la fin du siècle suivant.
Du Roi Très-Gallican au pluralisme républicain : la
passerelle janséniste
Pour comprendre la Grande Révolution, il n'est pas inutile
d'ailleurs de faire un bref retour sur la crise janséniste qui
empoisonnera la vie du royaume de France pendant cent cinquante ans. Il
n'y a pas lieu ici de réexposer la doctrine ni l'histoire brillante et
difficile de Port-Royal-des-Champs et Port-Royal-de-Paris. Convaincu comme
d'habitude qu'on ne saurait penser autrement que lui sans être un foyer
d'opposition politique en puissance, Louis XIV passe son règne à
multiplier les tracasseries et les persécutions contre les tenants de
Jansénius. Le monastère doit périr de mort lente : il n'a plus droit
d'accueillir de nouvelles vocations. Enfin exaspéré, en 1711, Louis XIV
fait arrêter et disperser les soeurs comme des malfaiteurs, puis raser
le monastère et en détruire jusqu'au cimetière. Manière radicale de
détruire une hérésie --- un jour la méthode inspirera à pire échelle et
plus lourd prix humains les destructions de la Vendée et le châtiment
sévère des villes girondines révoltées. Et manière stupide de croire en
avoir fini avec une idée en détruisant son berceau et son incarnation
matérielle. Car le jansénisme se survit.
Dispersion des religieuses de Port Royal
Le Roi Très-Gallican parallèlement lutte sur plusieurs fronts. Ses
rapports avec les papes ont toujours été exécrables, et le 19 mars 1682,
il fait adopter par les évêques de France la Déclaration des
Quatre-Articles rédigée par Bossuet, qui ce jour-là perdit toute chance
d'être canonisé ou docteur de l'Église ! Supériorité du concile sur le
pape, indépendance radicale de l'Église de France envers Rome, limitation
de son autorité à la matière dogmatique et encore, c'est peu dire que
jusqu'à sa réconciliation très politique avec le pape en 1693, le
Très-Chrétien a tout simplement campé au bord du schisme.
Ce temps semble dépassé quand en 1713 le vieux roi impose comme loi
du royaume la fameuse bulle papale Unigenitus, excommuniant de fait
les jansénistes non repentis. Pour la première fois depuis mille ans, un
pape et un roi de France tombent d'accord pour y rétablir ensemble l'unité
de foi ! Même les plus fervents de ses hagiographes n'ont jamais prétendu
que ce fût une décision heureuse. En tout cas, l'union du jansénisme et de
la tradition gallicane est scellée : l'archevêque de Paris lui-même se
révolte contre la Bulle, le Parlement fait bloc en vain. Le remplacement
systématique des titulaires éteint le jansénisme épiscopal dans les années
1740, mais qu'à cela ne tienne. Si le concile de Trente a fait de l'évêque
la clé de voûte de la pastorale, le jansénisme insiste lui sur le rôle du
curé : ce n'est pas étranger à sa popularité chez les desservants
d'églises parisiennes ou provinciales. Le quartier de l'Université est
particulièrement touché, un véritable secteur janséniste se constitue à la
jonction de Port-Royal de Paris et du quartier Latin. L'église de
St-Jacques-du-Haut-Pas, la si sobre, la si janséniste, sert de sépulture à
l'abbé de Saint-Cyran. Non loin, à Saint-Étienne-du-Mont, reposent
désormais Pascal et Racine.
Mais pire pour le monarque, le jansénisme prend une forme politique
inédite : il trouve refuge au sein du Parlement de Paris, traditionnel
défenseur des libertés gallicanes, et soucieux de limiter le pouvoir
absolu du roi. Pendant des décennies au xviiiièmesiècle,
inconsciemment sans doute, le jansénisme contribue à saper le caractère
sacré de la monarchie de droit divin, en refusant d'abdiquer la liberté de
conscience devant le souverain, et en mettant en question, avec son
pessimisme foncier, le roi pécheur qui s'égare dans la persécution. Et si
Louis XV pour tout aggraver, est enfoncé dans la débauche personnelle au
point de renoncer à communier, est-il encore en état de grâce, est-il
toujours l'élu du ciel ? À ce titre, Dale Van Key n'a pas tort
d'évoquer, en un livre déjà classique, ce paradoxe purement apparent que
sont Les Origines religieuses de la Révolution Française.
Des discordes aux ralliements : la France
post-révolutionnaire, du compromis concordataire au « pacte laïc »
Seul de tous les pays européens, la Grande-Bretagne insulaire ne
connaîtra aucun bouleversement entre 1789 et 1815. C'est très tardivement
mais du moins sans troubles graves --- même en Irlande --- que la
Grande-Bretagne émancipe les catholiques en 1829, les Juifs en 1859. À
la grande joie des catholique et des Dissents protestants las de lui payer
même la dîme, l'Église anglicane est « désétablie » en 1869 en
Irlande,
en 1872 en Écosse, au pays de Galles en 1914. Un seul des quatre
composants de la Grande-Bretagne reste à l'Église « établie » :
son
foyer,
l'Angleterre.
Autre chose est le destin de la France, où comme nous l'avons exposé en
introduction, le projet initial d'établir une Église gallicane ne
fonctionne pas sans une vaste opposition. De là les poursuites puis la
persécution contre les prêtres réfractaires, puis dans la tourmente des
invasions et insurrections de l'an II, le soulèvement criminellement
écrasé de la Vendée, l'extension de la répression à l'Église
constitutionnelle elle-même, et la brève mais violente et traumatisante
phase de déchristianisation fin 1793 --- pas sur tout le territoire
cependant, et qui ne fait jamais l'unanimité au sein de la Convention ni
même des organisateurs de la Terreur, il importe de le souligner5. Puis,
après la décrue de la violence, la décision en 1795 de séparer pour la
première fois l'Église et l'État. L'expérience sera brève. En 1801,
Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII scellent la pacification religieuse
par le Concordat : c'est la restauration d'un puissant gallicanisme. Si
l'ensemble des évêques est renouvelé, jureurs comme réfractaires, les
prêtres et évêques restent salariés par l'État, la perte des biens du
clergé est entérinée, les nominations sont désormais du ressort de
l'État qui confine le pape aux investitures canoniques. Des « articles
organiques » unilatéraux interdisent au pape de correspondre avec
l'Église française, de lancer un synode ou de convoquer un prélat à
Rome. Et la déclaration des Quatre-Articles reste enseignée dans les
séminaires par ordre de Napoléon, qui sans l'accord de Rome se fait
rédiger par l'épiscopat français un Catéchisme Impérial sur mesure. Il ne
manque que l'arrestation du pape dans ses États en 1809 pour que
l'Église de France soit indépendante de Rome, mais rien moins que libre!
Pourtant le compromis concordataire survivra un siècle.
Signature du Concordat
La IIIe République fondée en 1870 n'a pas initialement l'intention
de séparer l'Église et l'État, même si en réaction aux années d'«
ordre moral » autoritaire, Jules Ferry fonde l'école laïque et multiplie
les mesures anticléricales. Comme tout bon gallican, il expulse les
Jésuites ultramontains en Belgique, et il se garde bien de toucher au
concordat, en lequel il voit un moyen de contrôle ou de pression, et un
rempart contre l'ultramontanisme réactionnaire. Le pape Léon XIII lui sait
gré de ce maintien, tout comme il apprécie que la République soutienne à
bout de bras les missionnaires français outre-mer. Cet enjeu est le plus
grand pour la chrétienté universelle, et le pape est conscient du péril
que courent les catholiques français à garder partie liée avec un
royalisme moribond et anachronique. En 1890-1891, le premier Ralliement
permet la reconnaissance de la République par Rome et l'affirmation d'un
premier courant démocrate-chrétien animé par les « abbés démocrates » ou
des chrétiens sociaux, malgré les réticences d'autres catholiques. De fait
la lutte anticléricale est nettement mise en veilleuse et déjà un certain
nombre de libéraux --- républicains et laïcs mais socialement
conservateurs et partisans du juste milieu --- commencent à ranger
l'anticléricalisme au rang des « doctrines de haine » au même titre que
l'antiprotestantisme, l'antisémitisme ou les haines de classes.
Tout aurait pu s'apaiser durablement s'il n'y avait eu l'Affaire
Dreyfus. Si en 1906, voici donc cent ans, l'Osservatore Romano
s'honorera de conclure cet épisode en félicitant chaudement Alfred Dreyfus
de sa réhabilitation, c'est peu dire que le pénible épisode prendra en
tort la majorité des catholiques, qui attireront ainsi des ennuis à bien
des membres de leur communauté. A l'époque La Croix se proclame
fièrement « le journal le plus antisémite de France » et répand à longueur
de colonnes une propagande judéophobe nauséabonde, comme toutes les
publications des Assomptionnistes --- logiquement les premiers expulsés à
la victoire électorale du bloc dreyfusard, laquelle clôt l'expérience née
du Ralliement. Les représailles sont inévitables. La dynamique
anticléricale farouche qui culmine sous le « petit père » E. Combes, un
ex-séminariste spiritualiste, s'en prend vite indistinctement à
l'essentiel des congrégations religieuses6.
Paradoxalement, cette ultime grande flambée d'anticléricalisme
va libérer l'Église et lui rendre une unité et une union avec le
Magistère romain jamais atteinte auparavant. Lassée des excès de Combes et
suspectant dans l'anticléricalisme une façon commode de laisser de côté
les vraies questions économiques et sociales, la Chambre des Députés le
renverse et, pour tourner la page, vote le 2 décembre 1905 la Séparation
de l'Église et de l'État. Rédigée notamment par Jean Jaurès et
Aristide Briand, elle se veut un texte de paix, évitant les brimades
inutiles et fondant « l'Église libre dans un État libre ». S'il craint
très longtemps que les associations diocésaines prévues se forment en
unités schismatiques potentielles, le pape est tacitement satisfait de
reprendre la main sur nominations, liaisons et discipline interne de
l'Église de France. Le gallicanisme n'est plus.
Séparation de l'Église et de l'État, 1905
Le second ralliement vient en 1914. Dans l'union sacrée, il n'est
plus de catholiques, de Juifs, de protestants ou de libres-penseurs.
Barrès célèbre le rabbin Bloch, tué au moment où il présente à un soldat
mourant le crucifix d'un aumônier tué. En 1920, l'ambassade du Vatican
est rétablie, des ministres français présents à la canonisation de Jeanne
d'Arc. Quand en 1924 le radical Herriot, pour détourner l'attention de son
incapacité à résoudre les problèmes nés de la guerre, entreprend une politique anticléricale anachronique --- notamment
en abolissant le Concordat dans l'Alsace-Moselle retrouvée ---, il se
heurte à une vigoureuse réaction catholique tandis que ses troupes et ses
alliés traînent franchement les pieds. La vieille recette ne servira plus
jamais.
Plus décisif encore, un troisième ralliement se dessine : en avril
1926, Pie XI condamne fermement la doctrine maurassienne et interdit la
lecture de l'Action Française. Sans doute dans les années suivantes les
divisions ne feront que croître entre catholiques réactionnaires,
conservateurs, démocrates-chrétiens ou progressistes, alors que la France
vit une guerre civile larvée qui prédispose à celle de l'Occupation. Mais
l'acquis de ces années, c'est le renouvellement de 70 % des évêques, qui
permet la promotion d'une nouvelle génération de pasteurs hostiles à
l'antisémitisme, à l'antiprotestantisme et à la xénophobie, et prêts à la
réconciliation avec la démocratie. Le cardinal Verdier à Paris ose
jusqu'au rapprochement avec le Front Populaire. La revue Esprit, F.
Mauriac, J. Maritain, G. Bernanos, Mgr Saliège ou les dominicains
soutiennent en 1936 les républicains espagnols, en mettant notamment en
avant la persécution des catholiques basques par le franquisme allié à
Hitler et Mussolini. De vieux routiers du radicalisme anticlérical rendent
hommage au pape Pie XI, qui condamne en 1937 les totalitarismes nazi et
stalinien et prend ses distances croissantes avec le fascisme. Enfin
pendant la Drôle de Guerre l'Église appuie fermement le combat contre le
paganisme nazi raciste, avec d'autant plus de ferveur qu'il est désormais
allié avec l'autre totalitarisme.
Sans être un accident, le calamiteux épisode vichyste est donc plus
une régression circonstancielle qu'inscrit en la logique longue de
l'évolution de l'Église. Nous n'évoquerons pas les déchirements civils
des catholiques français, ni les déceptions et drames de conscience de
ceux qui attendaient mieux que des condamnations continues et sans
équivoques de la désobéissance au régime pétainiste par la forte majorité
de leurs évêques. Il s'agit plutôt d'avancer ici une clé d'explication :
un repli sans précédent de l'Église de France sur l'Hexagone, voire le
retour inconscient à une forme de gallicanisme7. Discours, lettres et journaux intimes des
évêques le montrent assez : atteints de l'esprit de clocher, ils ont la
même vision hexagonale que le régime de Pétain, et comme lui dénoncent
continûment « la vaine attente d'évènements extérieurs », i.e. d'une
libération alliée. Jusqu'au bout, aucune conscience chez eux du caractère
mondial de la guerre, ni de ses enjeux idéologiques, moraux et spirituels.
Repliés sur les seules affaires de l'Église de France, ils se
désengagent de la situation mondiale, comme des combats antérieurs
contre les totalitarismes. Ils ignorent que le conflit continue, et nul
signe de leur intérêt ni de leur solidarité avec les autres pays et leurs
Églises nationales, pas même avec les catholiques d'Alsace-Moselle
annexée, pourtant soumise par les nazis à une politique terrifiante de
déchristianisation forcée8. Ils
n'ont que peu de liens avec le Vatican, ne cherchent pas à joindre à Rome
le cardinal Tisserant, patriote dont les conseils eussent pu éviter bien
des erreurs. Enfin, alors que dans le bouillonnement de la Résistance
spirituelle s'élabore un oecuménisme novateur9, les évêques reprochent à Témoignage Chrétien de citer
Radio-Vatican et les proclamations des autres épiscopats contre le racisme
et le travail forcé (y celles compris des Églises protestantes). Comme
si le clergé français était nostalgique du gallicanisme, ou qu'il
n'admettait guère la leçon indirecte ! Le normalien et ex-prince tala
André Mandouze réplique dans TC : « On m'a fait remarquer que les
déclarations des évêques belges ou hollandais ne peuvent engager la
conscience de catholiques français [...]. Si l'on se plaignait de ce que
des Français catholiques entendent les enseignements d'évêques
"étrangers", nous répondrions qu'une telle susceptibilité n'a jamais été
admise dans l'Église catholique. Voudrait-on susciter quelque nouvelle
forme de gallicanisme ? »
Témoignage chrétien, 1941
Mais le gallicanisme ne passera pas, et à la Libération l'épiscopat
le découvrira à son avantage. Tandis que le jour de la délivrance de Paris
le catholique F.L. Closon interdit à l'archevêque d'aller célébrer le
Te Deum à Notre-Dame, le catholique Charles de Gaulle ne fait
aucune objection à ce que le catholique Georges Bidault, successeur de
Jean Moulin à la tête de la Résistance intérieure, dresse la liste des
évêques pétainistes à épurer et remplacer par des prêtres et prélats plus
résistants. Ce n'est pas moins du tiers de l'épiscopat qui se retrouve
sur la sellette, et encore dans la hâte en a-t-on oublié deux ou trois des
plus compromis. Mais on ne peut plus changer les titulaires de sièges
aussi facilement que sous le concordat, et il n'y aura pas de second 1801.
Pie XII y tient et nomme à Paris le débonnaire Mgr Roncalli, futur Jean
XXIII, pour négocier : l'habile nouveau nonce fait si bien que seulement
deux ou trois évêques seront sanctionnés. Grâce à l'engagement intense de
nombreux fidèles et prêtres dans la Résistance, et au courage de quelques
évêques en rupture, il n'y a eu aucune vague d'anticléricalisme à la chute
de Vichy et personne ne s'oppose à ce que l'Église de France soit une
des institutions les moins épurées. L'essentiel des compromis poursuivra
sa carrière, et certains récidiveront même dans l'antijudaïsme avec
l'affaire Finaly, ou pendant la guerre d'Algérie où ils s'emploieront à
minimiser, nier ou justifier la torture. Bien d'autres tourneront plus
vite la page de la régression vichyste qui n'aurait jamais dû être écrite,
et participeront activement aux prodromes et aux sessions de Vatican
II. Plus jamais en tout cas, après ces terribles divisions, les
catholiques français ne pourront se satisfaire de la pastorale encore
héritée du concile de Trente et prescrivant au troupeau docile des fidèles
de suivre sans discuter l'élite de bergers chargée seule de le guider. La
redéfinition conciliaire de l'Église comme « peuple de Dieu » s'annonce.
Dans l'immédiat, à la Libération, le gallicanisme n'est pas mort
chez tout le monde : ainsi fin 1944-début 1945, l'Église de France fait
une vive campagne pour la conservation des subventions scolaires allouées
par Vichy --- n'y avait-il rien de plus préoccupant --- et a l'idée de
mandater le nonce pour qu'il plaide cette cause après du premier
catholique pratiquant à diriger le gouvernement depuis plusieurs
décennies. Quand Mgr Roncalli lui présente une carte de l'Hexagone
montrant les écoles en difficulté, de Gaulle coupe court, et le met
presque à la porte : cette carte, c'est une carte de France, n'est-ce pas
? Alors ces questions ne regardent pas un « souverain étranger ». «
Souverain étranger », le pauvre nonce sort choqué et outré de cette
manière de parler du pape dans la bouche d'un croyant. Tant il est vrai
que Charles de Gaulle, héritier des générations de serviteurs de l'État
souverain, porta toujours à sa patrie « la même intransigeance qu'il
mettait à sa foi religieuse »10!
« Cette fichue Manche sera toujours aussi large. » (De
Gaulle)
Aujourd'hui l'Église de France, qui a su méditer les erreurs du
passé, est pleinement réconciliée avec la République et la « juste et
saine laïcité », selon les termes du pape. Affranchie du pouvoir politique
sans être privée du droit d'intervenir dans le débat public pour dispenser
son message sur les problèmes de moeurs et de société, ou encore contre
l'injustice et la haine d'autrui, l'Église française a sans doute
atteint un équilibre historique longuement cherché. L'Église anglicane
est quant à elle toujours établie, et certains de ses privilèges officiels
semblent des survivances. Mais dans les faits la reine britannique ne se
mêle plus directement de sa vie interne. L'anticatholicisme résiduel est
impuissant face aux acquis du dialogue entre Rome et Canterbury, engagé
dans les années 1960 : les Anglicans reconnaissent désormais au pape son
rôle de « prélat universel », et la validité de leur succession
apostolique rend possible quelque réunification. Le différend fort
délicat soulevé par l'ordination de femmes n'est pas forcément
insurmontable, et reste subordonné à une évolution toujours possible de
l'Église catholique sur cette question susceptible d'être un enjeu-clé du
xxiième siècle11.
L'ironie de l'Histoire est à nulle autre pareille, et en tout cas
elle a le sens des retournements. La plus solide des monarchies
catholiques absolues de droit divin est devenue la République laïque par
excellence, patrie de la démocratie et des droits de l'Homme. Tandis que
la Grande-Bretagne maintes fois régicide, et où l'anglicanisme n'a jamais
réuni une majorité écrasante des chrétiens, conserve son Église d'État
et sa sympathique monarchie désuète toujours créditée de la « défense de
la foi ». Séparant les deux vieux pays tous deux chrétiens, il y aura
toujours plus que la largeur de 40 km d'eau salée.
R.S.