G. W. Bowersock : Rome et le martyre
Jean-Luc Irola
Titulaire
de la chaire d'Histoire ancienne de l'Institute for Advanced Studies de
Princeton, membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
docteur honoris causa de l'École Pratique des Hautes Études,
Glen Warren Bowersock publie en 1995 Martyrdom and Rome, oeuvre
parue en France en 2002 sous le titre Rome et le martyre, pour
explorer les sources d'un phénomène qui constitue une étape décisive de
l'histoire du christianisme. Il étudie pour cela la fabrique du martyre,
les traces écrites que l'on possède, le rôle civique des martyrs et le lien
entre le martyre et le suicide.
La fabrique du martyre
À partir d'une anecdote qui se veut révélatrice, Bowersock
souligne que nombreux sont les chrétiens qui se présentent volontairement
devant les autorités civiles et demandent à mourir au nom de leur Foi dans
l'Antiquité. Il s'agit là d'un phénomène qui, bien qu'il soit considéré
par beaucoup comme étonnant et irrationnel, est durable, comme en atteste
Eusèbe de Césarée, historien de l'Église, au point qu'en raison de ses
proportions alarmantes l'Église est amenée à distinguer le martyre
sollicité d'une forme plus traditionnelle qui est le fruit d'une
persécution. Mais l'enthousiasme n'est guère modéré. De fait, l'espoir
d'une récompense après la mort et le souci de la renommée poussent au
martyre volontaire, qui se présente ainsi comme une force puissante à la
croisée de la religion et de la politique.
Ce phénomène nouveau constaté aux iiième, iiiième
et ivième siècles n'a pas d'antécédents. On trouve certes dans
l'Antiquité des exemples d'hommes courageux qui résistent à l'autorité,
mais ce système conceptuel de reconnaissance posthume et d'espoir de
récompense n'existe pas. Le terme même de martyr est nouveau et se pose
donc le problème de sa fabrication. Il vient du grec martus, qui
désigne tout d'abord le «témoin» et appartient au vocabulaire
juridique, même s'il peut être employé pour toutes sortes d'observations
et d'attestations. Avant que martus ne signifie martyr, le désir de
s'offrir à la mort est déjà présent, comme on le voit au début du
iiième siècle dans les écrits d'Ignace d'Antioche, mais ce
dernier n'emploie jamais le terme. Cela n'a pas manqué de soulever un
débat érudit et théologique et Bowersock propose alors ses arguments, même
s'il a conscience que la controverse demeurera vive.
Le concept de martyre ne se réduit pas à un simple désir de mourir
et les exemples de Socrate et des Maccabées ne démontrent pas qu'il faille
associer l'idée de martyre à des sociétés plus anciennes. Il est étranger
aux Grecs et aux Juifs selon Bowersock. Socrate apparaît comme l'un des plus
grands martyrs de l'histoire occidentale, mais ce concept n'est utilisé
que rétrospectivement, et bien souvent pour montrer aux païens que
l'attitude des martyrs chrétiens n'est pas irrationnelle. Le terme
martus n'est jamais employé au sens actuel par Platon. Pour les
Maccabées, la perspective est différente, puisqu'il existe des raisons
textuelles et historiques de penser que ce sont des récits ajoutés
tardivement aux livres apocryphes. Il semble s'agir là aussi d'une
construction rétrospective : on trouve beaucoup de ressemblances entre la
mort d'Éléazar et celle des martyrs, mais nulle part ne paraît ce terme.
Il semble donc que ce soient des récits étroitement liés aux écrits des
premiers chrétiens, dans la deuxième moitié du i er siècle,
même si les termes de «martyr» et de «martyre» ne sont pas
encore présents. Ces derniers apparaissent pour la première fois dans le
récit que fait Ignace d'Antioche de la mort de Polycarpe en Asie Mineure
vers 150.
Le Nouveau Testament présente des occurrences de martus,
notamment dans les Évangiles, les Actes des Apôtres et l'Apocalypse,
mais il n'y a que deux cas où l'on peut essayer de trouver la nouvelle
acception de ce terme. Le martyre se présente donc comme un phénomène qui
a mis longtemps avant de recevoir un nom spécifique. Le concept prend
forme dans des contextes polythéiste et chrétien, mais aussi juif
palestinien au début du iiième siècle selon Bowersock. Le grand
nombre d'exemples de martyres en Asie Mineure pourrait inviter à y trouver
les racines du phénomène. Mais il ne faut pas oublier que c'est une
région avide de spectacles, au cours desquels les chrétiens doivent
souvent figurer des personnages mythologiques dans des mises en scène
macabres. Le terme s'est ensuite vite propagé, souvent repris dans
d'autres langues, en syriaque par exemple, où l'on passe de «témoin» à
«martyr». C'est la même chose en arabe avec le terme shahîd,
même si la structure du langage de l'islam rend son interprétation plus
complexe.
Traces écrites
Le poète latin chrétien Prudence regrette la disparition de nombreux
documents sur les martyrs, histoires qui se sont développées tout au long
de la période impériale romaine et de l'époque byzantine. À l'aube du
ivième siècle, l'âge d'or des Actes des Martyrs est révolu.
Ceux-ci n'en ont pas moins inspiré d'autres martyrs ainsi que les hagiographes :
la martyrologie et l'hagiographie sont des rejetons littéraires jumeaux du
christianisme primitif selon Bowersock. Cette littérature nouvelle a pris
son essor à l'heure du déclin de la fiction historique sous l'Empire
romain. Les premiers Actes des Martyrs sont potentiellement riches en
renseignements sur les goûts et la nature du christianisme à l'époque
impériale, où refuser de sacrifier à l'empereur était passible d'une peine
très lourde ; les martyrs étaient unis dans leur refus de l'épreuve du
sacrifice et leur persistance à confesser ouvertement leur christianisme.
Les Actes des Martyrs mêlent l'élaboration relevant de la fiction et la
substance historique, fruit de la société gréco-romaine d'Asie Mineure, de
Grèce et d'Afrique du Nord. Les traits purement littéraires de la
première martyrologie chrétienne sont en revanche sans valeur pour
l'historien, estime Bowersock. Le noyau est la documentation authentique
des audiences judiciaires.
Les renseignements apportés par les documents permettent d'intégrer
les martyrs à la trame plus vaste de la société et de l'administration
sous l'Empire romain : le christianisme dut ses martyrs aux mores
et à la structure de l'Empire, non pas au caractère indigène du
Proche-Orient sémitique où il est né. En d'autres termes, le martyre est
étroitement lié au monde gréco-romain, à ses traditions, sa langue et
ses goûts culturels. C'est ainsi qu'il est possible de trouver dans le
récit du martyre de Pionios des allusions à des apostats chrétiens prêts à
sacrifier à l'empereur. Ce récit montre aussi plus d'une trace d'un
antisémitisme attesté : il est fermement enraciné dans la tradition
littéraire antijuive de l'Église chrétienne, selon Bowersock. Ces
éléments ancrent sans doute possible le discours de Pionios dans la
société smyrniote des iiième et iiiième siècles.
Trois formes de documents nous sont parvenues : les prétendus écrits
des martyrs eux-mêmes, des transcriptions apparemment officielles de
l'interrogatoire du martyr par un magistrat romain, les récits des témoins
oculaires dont le but est de compléter les témoignages documentaires des
martyrs eux-mêmes ou de la bureaucratie romaine. Certains martyres
ré-unissent ces trois formes, comme ceux de Pionios et de Perpétue. La
langue et la terminologie sont autant de précieux recours pour les
différencier. On peut ainsi distinguer dans le récit du martyre de
Perpétue le style simple de cette dernière et l'habileté rhétorique d'un
rédacteur extérieur, probablement Tertullien. Pour chaque type de
témoignage, Bowersock s'attache à mettre en lumière des éléments
spécifiques, en s'appuyant principalement sur les martyres de Perpétue et
de Pionios. Dans le cas de ce dernier, l'enchaînement des questions fait
par exemple penser à un protocole de la bureaucratie romaine. Les
interrogatoires et protocoles dont le déroulement est bien connu
permettent de marquer la spécificité du martyre chrétien.
Dernières prières des martyrs chrétiens,
peinture de J.L. Gérôme
Le rôle civique des martyrs
Jusqu'à Constantin, le martyre est un phénomène essentiellement
urbain, plus particulièrement dans les grandes cités de l'Empire romain
d'Orient. Du point de vue chrétien, le martyre urbain est celui qui offre
le plus de visibilité au sens où les témoins sont plus nombreux, comme
dans le cas de Cyprien à Carthage au iiiième siècle. La
présence d'une foule immense à sa mort vient souligner le rôle important
des martyrs exemplaires comme éducateurs et chefs des communautés
chrétiennes dans les provinces romaines. Ce sont les équivalents chrétiens
des maîtres et sophistes, avance Bowersock, et il en veut pour preuve le
vocabulaire employé pour les désigner ainsi que la formation d'une sorte
de famille spirituelle. Les chrétiens se considèrent de fait comme les
condisciples ou summathêtai de leur maître et du maître ultime,
Jésus-Christ. Frères dans le Christ, ils sont des frères dans cette
communauté plus restreinte des disciples, comme le montre le récit du
martyre de Papylos à Pergame. Le rôle de maître du martyr désigné est
illustré dans les deux discours de Pionios conservés dans le récit de sa
mort, dont le rôle intellectuel à Smyrne est avéré.
L'homme des douleurs, lithographie
La renommée des martyrs est grande et c'est pourquoi le moment des
interrogatoires et des exécutions est mûrement réfléchi ; ils se déroulent
principalement lors des grandes fêtes. La foule est grande, agressive et
cruelle, ou au contraire capable de compassion. Si les martyrs ont dans la
vie un renom guère différent de celui des sophistes, la gloire acquise
dans leur façon de mourir est plus proche de celle des athlètes ou des
gladiateurs, l'exécution prenant souvent la forme d'un spectacle dans
l'amphithéâtre. Cela permet notamment aux magistrats romains d'offrir un
divertissement à la foule. Le martyre s'inscrit donc dans un ordre social
préexistant, de même que le rôle de maître et de sophiste du martyr.
Bowersock retrace les étapes du drame, de la prison au tribunal et enfin à
l'amphithéâtre. Tous les chrétiens ne résistent pas à cette épreuve :
les Actes des Martyrs en présentent certains qui finissent par sacrifier
à l'empereur ou qui s'enfuient de la ville pour échapper à la mort. Pour
ceux qui persistent à revendiquer leur Foi, le châtiment est sûr, même si
sa cruauté peut parfois révulser les spectateurs, notamment lorsque des
femmes sont exposées nues.
Le martyre est solidement ancré dans la vie civique du monde gréco-
romain de l'Empire, par ses éléments tant sophistiques qu'agonistiques.
Cela explique que le cadre urbain soit si fondamental. Quand apparaissent
les soldats martyrs, le contexte militaire offre un analogue approprié au
cadre civique : l'armée apporte la communauté nécessaire et la discipline
militaire l'organisation rituelle requise. S'il ne peut y avoir de martyre
sans persécution, la plupart des chrétiens concernés voient en Dieu
l'agent véritable de ces célébrations sanglantes ; cette idée est aussi
celle de Tertullien, même si elle ne s'accorde pas avec la théologie du
martyre exposée par Clément d'Alexandrie. Bowersock conclut en disant que
la forme des premiers martyres aurait été inconcevable sans les
institutions païennes traditionnelles de la vie urbaine gréco-romaine.
Martyre et suicide
L'enthousiasme de nombreux chrétiens pour le martyre constitue un
point remarquable de l'histoire des persécutions romaines. Il trouve un
écho dans les fréquentes mentions de joie rayonnante, de sourires et de
rires à l'approche de la mort. Cela ne manque pas d'étonner ou
d'embarrasser les païens et surtout les gouverneurs. Bowersock cite
plusieurs exemples de martyrs pour conclure que dans la majorité des cas
cette soif ardente de mourir ressemble fort à un désir de suicide, et cet
aspect nourrit un grand débat parmi les théologiens chrétiens de l'époque
pré-augustinienne. La relation entre ces deux formes de destruction est
explicite chez Tertullien, pour qui les chrétiens sont victorieux dans les
persécutions : la souffrance est une façon d'anticiper un plus grand bien,
ce qui constitue une reprise de la langue et de la pensée de Cicéron ou de
Sénèque, une attitude typiquement romaine. Il n'est dès lors guère
surprenant que l'aspect suicidaire du martyre demeure souvent au premier
plan. Cette position n'est toutefois pas commune à tous : les auteurs
chrétiens les plus clairement inspirés par Platon comme Clément
d'Alexandrie et Origène s'opposent fortement au suicide. De même, Cyprien
condamne avec fermeté le martyre volontaire. La question du suicide dans
la pratique et l'acceptation du martyre est donc un point tout d'abord
discuté. Mais avec la confusion des catégories, saint Augustin et d'autres
théologiens dénoncent dans le suicide une attitude incompatible avec le
martyre.
La réflexion de Clément à l'aube du iiiième siècle est
capitale à propos de ce phénomène qu'il faut bien considérer comme la
manifestation de loin la plus visible du christianisme dans le monde
romain païen selon Bowersock. Clément revient au sens originel du terme :
confession (homologia) de Foi en Dieu, le martyre (marturia)
n'implique pas nécessairement la mort mais exprime plutôt l'attachement au
Dieu chrétien. Pour autant, Clément n'entend pas tenir la même position
que les hérétiques, taxés de couardise. Les chrétiens qui provoquent leur
mort ne font que se suicider, dit-il. Il entend donc revenir au sens
premier de martyre comme témoignage, grâce au rapprochement des termes
marturia et homologia. Certains peuvent faire une
apologia pour conforter les autres, mais le martyre violent ne doit
venir en aucun cas d'une initiative du chrétien, car le martyr volontaire
se rend coupable de faire pécher les persécuteurs. Clément rejette donc
sans détour la glorification romaine du suicide qu'illustre Tertullien et
récuse la valeur de la mort violente, sauf quand elle est imposée à un
chrétien qui ne l'a pas recherchée.
Sans la glorification du suicide dans la tradition romaine, le
développement du martyre aux iiième et iiiième
siècles eût été impensable. Les traditions tant grecque que juive s'y
opposaient. Sans Rome, le martus serait resté un simple témoin.
Mais la promotion du suicide héroïque des héros légendaires et des
philosophes stoïciens en voulut autrement. Il fallut attendre saint
Augustin pour voir apparaître une injonction claire, vigoureuse et
définitive de l'Église contre le suicide. Sa dénonciation vibrante du
suicide aligna résolument le christianisme sur l'éthique de la philosophie
gréco-judaïque.
J.-L. I.