Des prêtresses dans l'Église ?
C. S. Lewis, présenté et traduit par Sébastien Ray
C'est, je l'avoue, non sans un certain agacement que j'ai lu la partie
médiane d'un article, par ailleurs instructif, sur les femmes, dans le
précédent numéro de la présente revue1, partie qui argumente en faveur de l'abolition de la
masculinité de l'ordre sacerdotal dans l'Église catholique. Le « débat »
est vieux et assez poussiéreux, mais il m'a tout de même semblé utile de
publier une mise au point. Ayant peu confiance en ma capacité de faire
une critique juste de l'auteur en question, dont je ne doute pas de la
bonne foi et avec lequel j'entretiens des relations amicales auxquelles
je tiens, j'ai renoncé à écrire un article polémique de réponse
explicite, et préféré traduire l'article suivant, qui n'est pas
précisément un contre-argumentaire mais une remise en perspective du
problème qui me semble faire écho à de nombreuses interrogations
soulevées par notre camarade. Je n'ai jamais été convaincu de la
nécessité d'une argumentation serrée sur ce point trop évident pour être
défendu efficacement par la dialectique ; qu'il me soit donc uniquement
permis, avant de présenter ce texte, de citer le seul argument qui m'ait
jamais réellement frappé, réponse d'une jeune éducatrice à qui un enfant
posait la question : « Le prêtre a le rôle de faire un sacrifice, et les
femmes sont faites pour donner la vie. »
Le débat anglican n'a pas commencé en 1993 : c'est dans sa toute
première phase que s'inscrit l'article ci-dessous. Le 25 janvier 1944,
R. O. Hall, évêque anglican de Hong Kong, présida une cérémonie se
donnant pour but de conférer l'ordination sacerdotale à une femme,
Florence Tim-Oi Li, malgré l'absence de toute décision de l'Église
anglicane de déclarer possibles de telles ordinations. Un mouvement
favorable à une telle décision se forma rapidement en Angleterre, et
Marjorie, Lady Nunburnholme (1880--1968) publia dans le numéro de
juillet 1948 du magasine Time and Tide un article présentant une
pétition en ce sens à la Conférence de Lambeth, instance suprême de
l'Église d'Angleterre. C'est ainsi que C. S. Lewis (1898--1963),
apologiste anglican de renom, eut connaissance du problème. Il demanda
d'abord à son amie écrivain Dorothy L. Sayers de publier une réponse,
qui lui aurait semblé plus efficace venant d'une femme, mais elle refusa
faute d'arguments convaincants, bien qu'elle reconnût volontiers qu'« il
serait dommage de défier toute l'Église apostolique ». Lewis se chargea
donc lui-même de la réponse, qui parut dans le numéro d'août 1948 de
Time and Tide.
S.R.
« J'aimerais infiniment mieux les bals », dit Caroline
Bingley, « s'ils étaient menés d'une façon différente... Il serait
sûrement bien plus rationnel que la conversation, plutôt que la danse,
soit à l'ordre du jour. » « Bien plus rationnel, sans nul doute, »
répliqua son frère, « mais cela n'aurait plus grand'chose d'un
bal. »2 Cette réponse, nous
dit-on, fit taire la demoiselle ; on pourrait pourtant affirmer que Jane
Austen n'a pas permis à Bingley de faire valoir toute la force de sa
position. Il aurait dû répondre par un distinguo. En un sens, la
conversation est plus rationnelle, car elle permet d'exercer la raison
seule, au contraire de la danse. Mais il n'y a rien d'irrationnel à
exercer d'autres facultés que notre raison. En certaines occasions et à
certaines fins ce sont en fait ceux qui refusent de le faire qui sont
irrationnels. Un homme qui essayerait de dresser un cheval, d'écrire un
poème ou d'engendrer un enfant par pur syllogisme serait un homme
irrationnel, et ce même si le syllogisme est en soi une activité plus
rationnelle que les activités nécessaires à ces buts. Il est rationnel
de ne pas raisonner, ou de ne pas se limiter à la raison, lorsque la
situation ne s'y prête pas, et plus un homme est rationnel, plus il en
est conscient.
Ces remarques ne visent pas à contribuer à la critique d'Orgueil
et Préjugé. Elles me sont venues à l'esprit lorsqu'on m'a dit qu'on
recommandait à l'Église d'Angleterre de déclarer les femmes capables de
recevoir l'ordination sacerdotale. On m'informe par ailleurs que cette
proposition a bien peu de chances d'être prise au sérieux par les
autorités. Prendre une mesure aussi révolutionnaire dans les
circonstances actuelles, nous couper du passé du christianisme et
élargir les divisions avec les autres Églises en établissant un ordre de
prêtresses dans la nôtre, tout cela serait d'une imprudence presque
vicieuse. Sans compter que l'Église d'Angleterre serait elle-même
déchirée en lambeaux dans l'opération. Je m'inquiète de cette
proposition pour des raisons plus théoriques. La question met en jeu
quelque chose d'encore plus profond qu'une révolution de l'ordre établi.
J'ai le plus grand respect pour ceux qui désirent que les femmes
puissent être prêtresses. Je pense que ce sont des gens sincères, pieux
et de bon sens. Ils ont même d'une certaine façon trop de bon sens, et
c'est là que mon désaccord avec eux ressemble à celui de Bingley avec sa
soeur. Je suis tenté de dire que l'arrangement proposé ferait de nous
quelque chose de bien plus rationnel mais qui « n'aurait plus
grand'chose d'une Église ».
À première vue, en effet, la rationalité, au sens de Caroline Bingley,
est du côté des innovateurs. Nous manquons de prêtres. Nous avons
découvert dans toutes les professions, les unes après les autres, que
les femmes pouvaient très bien faire toutes sortes de choses que nous
pensions autrefois être du seul ressort des hommes. Personne, parmi ceux
à qui la proposition en question déplaît, ne prétend que les femmes sont
moins capables que les hommes de piété, de zèle, de connaissance ni
n'aucune autre chose qui semble nécessaire au ministère pastoral. Si ce
n'est un préjugé engendré par la tradition, qu'est-ce donc qui nous
empêche de faire appel aux immenses réserves qui pourraient se déverser
dans la prêtrise si les femmes, comme dans tant d'autres professions, y
étaient mises sur le même pied que les hommes ? À ce déluge de bon
sens, les opposants, parmi lesquelles figurent de nombreuses femmes, ne
peuvent d'abord rien opposer qu'une répugnance indistincte, une
impression de malaise qu'eux-mêmes trouvent difficile à analyser.
Cette réaction ne provient aucunement d'un mépris des femmes, je pense
que cela est clairement prouvé par l'histoire. Le Moyen-Âge avait un tel
respect pour une Femme particulière qu'on pourrait l'accuser de façon
convaincante de faire de la Sainte Vierge presque une « quatrième
Personne de la Trinité »3. Mais pendant
toute cette époque, jamais, autant que je sache, rien qui ressemblât
vaguement à un ministère sacerdotal ne lui a été attribué. L'ensemble du
salut dépend de la décision qu'elle prit dans les mots Ecce
ancilla ; elle est unie pendant neuf mois d'intimité inconcevable avec
le Verbe éternel ; elle se tient au pied de la croix. Mais elle est
absente tant au Dernier Repas qu'à la descente de l'Esprit à la
Pentecôte4. Tel est le
témoignage de l'Écriture, et on ne peut le mettre de côté en disant que
les conditions du temps et du lieu condamnaient les femmes au silence et
à la vie privée. Il y avait des femmes qui prêchaient. Un homme avait
quatre filles qui « prophétisaient » toutes, c'est-à-dire qui
prêchaient5. Il y avait des prophétesses même
aux temps de l'Ancien Testament. Des prophétesses, et non des
prêtresses.
Arrivé là, le réformateur moyen de bon sens sera porté à demander
pourquoi, si les femmes peuvent prêcher, elles ne peuvent pas faire tout
le reste du travail d'un prêtre. Cette question augmente le malaise de
mon camp. Nous commençons à sentir que ce qui nous distingue vraiment de
nos opposants est la différence entre les sens que nous donnons
respectivement au mot « prêtre ». Plus ils parlent, avec raison, des
compétences des femmes dans l'administration, de leur tact et de leur
sympathie comme conseillères, de leur talent national pour la
« visite », plus nous sentons qu'ils laissent de côté le plus important.
Pour nous, un prêtre est avant tout un représentant, un double
représentant, qui nous représente devant Dieu et représente Dieu devant
nous. Nos yeux mêmes nous l'apprennent à l'église. Tantôt le prêtre nous
tourne le dos et fait face à l'est, parlant à Dieu de notre part, tantôt
il nous fait face et nous parle de la part de Dieu. Nous n'avons aucune
objection à ce qu'une femme fasse la première partie : toute la
difficulté est dans la seconde. Mais pourquoi ? Pourquoi un femme ne
pourrait-elle pas représenter Dieu en ce sens ? Certainement pas parce
qu'elle est nécessairement, ni même probablement, moins sainte, moins
charitable ou plus stupide qu'un homme. En ce sens elle peut être aussi
semblable à Dieu qu'un homme, et une femme donnée peut l'être bien plus
qu'un homme donné. Le sens en lequel elle ne peut représenter Dieu sera
peut-être plus évident si nous considérons les choses de l'autre côté.
Supposons que le réformateur cesse de dire qu'une femme exemplaire peut
être semblable à Dieu et commence à dire que Dieu est comme une femme
exemplaire. Supposons qu'il dise que nous pourrions tout aussi bien
prier « Notre Mère qui es aux cieux » que « Notre Père ». Supposons
qu'il suggère que l'Incarnation aurait tout aussi bien pu prendre une
forme féminine que masculine, et que la Seconde Personne de la Trinité
pourrait aussi bien être appelée la Fille que le Fils. Supposons, pour
finir, que le mariage mystique soit renversé, que l'Église soit l'Époux
et le Christ l'Épouse. Tout cela, il me semble, est sous-entendu lorsque
l'on prétend qu'une femme peut représenter Dieu comme le fait un prêtre.
Or il est certain que si toutes ces suppositions étaient mises en
pratiques nous serions embarqués dans une religion différente. Des
déesses, bien sûr, ont été adorées : de nombreuses religions ont eu des
prêtresses. Mais ce sont des religions de nature très différente du
christianisme. Le bon sens, passant outre le malaise, ou même le dégoût,
que l'idée de mettre tout notre langage théologique au féminin suscite
pour la plupart des chrétiens, demandera : « Pourquoi pas ? Puisqu'en
fait Dieu n'est pas un être biologique et n'a pas de sexe, quelle
importance cela a-t-il que nous disions Il ou Elle,
Père ou Mère, Fils ou Fille ? »
Mais les chrétiens croient que c'est Dieu Lui-même qui nous a appris
comment parler de Lui. Si l'on dit que cela n'a pas d'importance, on dit
soit que les images masculines ne sont pas inspirées et sont d'origine
simplement humaine, soit que, bien qu'inspirées, elle sont somme toute
arbitraires et non essentielles. Et cette proposition est sans conteste
inacceptable : si elle est acceptable, c'est un argument, non pas en
faveur de prêtresses chrétiennes, mais contre le christianisme. Elle est
aussi basée sur une vision superficielle de ce qu'est une image.
Sans aller chercher dans la religion, nous pouvons apprendre de notre
expérience de la poésie que l'image est bien plus proche de la
compréhension que le sens commun n'est prêt à le croire, et qu'un enfant
à qui on aurait appris à prier une Mère dans le Ciel aurait une vie
religieuse radicalement différente de celle d'un enfant chrétien. Et,
tout comme l'image et la compréhension, le corps humain et l'âme humaine
forment, pour un chrétien, une unité organique.
Les innovateurs sous-entendent en réalité que le sexe est un caractère
superficiel qui n'est pas pertinent pour la vie spirituelle. Si l'on dit
que les hommes et le femmes sont tout aussi qualifiés pour une
profession donnée, on dit que pour ce qui concerne cette profession,
leur sexe n'est pas pertinent. Dans ce contexte, nous traitons les deux
sexes comme neutres. À mesure que l'État se transforme en quelque chose
ressemblant de plus en plus à une ruche ou une fourmilière, il a besoin
de plus en plus de travailleurs qui puissent être traités comme neutres.
Cela est peut-être inévitable pour notre vie séculière, mais dans notre
vie chrétienne nous devons revenir à la réalité. Là, nous ne sommes pas
des unités homogènes, mais des organes différents et complémentaires
d'un corps mystique. Lady Nunburnholme prétend que l'égalité des hommes
et des femmes est un principe chrétien. Je ne me rappelle pas le texte
dans les Écritures, dans les Pères, ni dans Hooker6, ni dans le Prayer Book7, où ce
principe est établi, mais là n'est pas mon propos. L'important est qu'à
moins qu'« égaux » signifie « interchangeables », l'égalité n'a rien
d'un argument en faveur de la prêtrise des femmes. Et la sorte d'égalité
qui implique que les égaux sont interchangeables (comme des jetons ou
des machines identiques) n'est, pour les humains, qu'une fiction légale.
C'est peut-être une fiction légale utile, mais dans l'Église nous
abandonnons les fictions. L'une des raisons pour lesquelles le sexe fut
créé était de symboliser pour nous les choses cachées de Dieu. L'une des
fonctions du mariage humain est d'exprimer la nature de l'union entre le
Christ et l'Église. Nous ne disposons pas de l'autorité nécessaire pour
disposer des figures vivantes et signifiantes que Dieu a peintes sur la
toile de notre nature, et les échanger n'importe comment comme s'il
s'agissait de simples figures géométriques.
Le bon sens appellera tout cela de la « mystique ». Exactement. L'Église
a la prétention d'être porteuse d'une révélation. Si cette prétention
est fausse, alors nous ne voulons plus faire des prêtresses mais abolir
les prêtres. Si elle est vraie, alors nous devrions nous attendre à
trouver dans l'Église un élément que les non-croyants qualifieront
d'irrationnel et les croyants de supra-rationnel. Il est normal qu'il y
ait en elle quelque chose d'opaque à notre raison, bien que non opposé à
elle --- tout comme, au niveau naturel, le sexe et le bon sens sont deux
faits opaques l'un à l'autre. C'est là le véritable problème : l'Église
d'Angleterre ne peut rester une Église que si elle conserve cet élément
opaque. Si nous l'abandonnons pour ne retenir que ce qui peut être
justifié par des arguments de prudence et de commodité au tribunal du
bon sens éclairé, alors nous remplaçons la révélation par ce vieux
fantôme de Religion Naturelle.
Il est pénible, pour moi qui suis un homme, d'être obligé de réaffirmer
le privilège, ou le fardeau, dont le christianisme charge mon propre
sexe. Je suis douloureusement conscient que la plupart d'entre nous,
passés et présents, sommes incapables de remplir la place qui nous est
préparée. Mais un vieil adage de l'armée dit que l'on salue l'uniforme
et non celui qui le porte. Seul un homme portant l'uniforme masculin
peut (provisoirement, jusqu'à la Parousie) représenter le Seigneur
devant l'Église, car nous sommes tous, collectivement et
individuellement, féminins pour Lui. Nous autres hommes faisons souvent
de très mauvais prêtres. C'est parce que nous ne sommes pas assez
masculins. Ce n'est pas un remède que de faire appel à celles qui ne
sont pas masculines du tout. Un homme donné peut faire un très mauvais
mari ; on ne peut arranger les choses en tentant d'inverser les rôles.
Il peut faire un mauvais partenaire dans une danse. Le remède à ce
problème est que les hommes suivent plus assidûment les cours de danse,
pas que le bal se mette à ignorer la distinction de sexe et à traiter
tous les danseurs comme neutres. Cela serait, bien sûr, éminemment
sensé, civilisé et éclairé, mais, encore une fois, « cela n'aurait plus
grand'chose d'un bal ».
Ce parallèle entre l'Église et le bal n'est pas aussi extravagant que
l'on pourrait penser : l'Église devrait ressembler à un bal plus qu'à
une usine ou à un parti politique. Ou, pour être plus précis, l'usine et
le parti sont à la périphérie, l'Église au centre et le bal entre les
deux. L'usine et le parti sont des créations artificielles --- « un
souffle peut les faire comme un souffle les fit »8. Dans
ce cadre nous ne traitons pas d'êtres humains dans leur intégrité
concrète, mais de « bras » ou d'électeurs. Je ne donne bien sûr aucune
connotation négative au mot « artificiel » : de tels artifices sont
nécessaires, mais comme ce sont nos artifices nous pouvons les mélanger,
les abandonner ou faire des expériences avec à notre guise. Mais le bal
existe pour styliser quelque chose de naturel qui concerne les êtres
humains dans leur intégrité, à savoir l'amour. Nous ne pouvons plus
autant mélanger ni altérer. Avec l'Église, nous arrivons plus loin, car
il s'agit de la masculinité et de la féminité non seulement en tant que
phénomènes naturels, mais en tant qu'ombres vivantes et terribles de
réalités qui échappent complètement à notre contrôle et, dans une large
mesure, à notre compréhension. Pour être plus précis, ces concepts ne
dépendent pas de nous, mais, comme nous l'apprendrons bientôt si nous y
touchons, nous dépendons d'eux.
C.S.L.