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Compte-rendu de l'intervention du Cardinal Lustiger à l'École le 19 janvier 2006

Compte-rendu par Jérôme Moreau








Note de l'éditeur : ce compte-rendu est une reconstitution des propos tenus par le Cardinal Lustiger. Il se veut aussi fidèle que possible mais n'est pas littéral, et de plus n'a pas été relu par le principal intéressé : la teneur exacte des propos reproduits ici n'engage donc que moi.





On pourrait commencer directement par les questions : j'ai cependant envie de vous dire un certain nombre de choses. J'ai en effet des choses à dire et je ne peux pas les dire, car il n'y a pas d'endroit où l'on puisse m'entendre. J'en profite donc pour déverser le trop plein de mes réflexions sur un auditoire que je suppose bienveillant car je sais qu'il est critique. Il s'agit d'un bloc de questions, qui vont de l'identité chrétienne de l'Europe à la vague de débats autour la laïcité depuis deux ans, ainsi que les politiques successives des ministres de l'Intérieur depuis au moins 10 ans car c'est eux qui font la politique touchant l'immigration. Accessoirement, je parlerai aussi, pour traiter ce problème, de la politique religieuse napoléonienne de notre République en ce domaine.

L'identité chrétienne de l'Europe

Le compromis français autour du fait religieux est quelque chose d'exquis et de compréhensible des Français seulement. Étant assez âgé, j'ai connu la Sorbonne du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait à l'époque encore des cohabitations tout à fait savoureuses. Ainsi, il y avait un des vieux maîtres radicaux de la sociologie, profondément et courtoisement anti-clérical, et à côté de cela M. Cohen, professeur d'ancien français, qui enchantait un amphi entier avec le théâtre médiéval, en nous racontant dans des cours qui étaient de vrais sermons La Chanson de Roland, surtout, mais aussi toute la poésie médiévale et notamment religieuse. Dans la Sorbonne de ces années 1944-1948, il y avait encore un fond d'anticléricalisme mais aussi des gens assez libres. Il y avait par exemple des gens comme M. de Courcelles, professeur de philosophie, qui a fait le meilleur cours de théologie que j'aie jamais entendu de ma vie, même lorsque j'ai été, plus tard, élève de la Faculté de théologie catholique de Paris, sur la notion de néant chez Bérulle : un cours rigoureux, en connaisseur précis du xviiième qu'il était, mais en même temps plein de finesse chrétienne dans l'intelligence d'un auteur de ce genre. Et puis il y a eu la période extraordinaire qui a suivi, où je mettrais comme héros éponyme Henri-Irénée Marrou. L'on avait l'impression qu'une page était tournée, et la diversité et la liberté d'opinion réelle, admise et reconnue (il y avait quelques professeurs marxistes et d'autres ouvertement chrétiens, tout en respectant la règle du jeu de la scientificité du discours), faisaient que l'on respirait. On était sorti de l'obscurantisme positiviste qui avait littéralement étouffé la liberté d'expression chrétienne dans la Sorbonne d'avant-guerre ou même avant la Première Guerre mondiale. C'était vrai en philosophie, où il y avait des choses passionnantes, mais aussi dans la plupart des disciplines, y compris en sciences.

Je me rappelle une algarade amusante, vers 1959 ; un doyen de la Faculté des sciences, catholique pratiquant et homme de grand renom scientifique, était mort. Il avait exprimé le souhait de se voir enterrer dans la chapelle de la Sorbonne comme c'était son droit, et sa famille avait demandé que je célèbre ses obsèques. J'étais à l'époque aumônier des étudiants de la Sorbonne (lettres et sciences étaient réunis dans un même bâtiment). Il y avait tout un groupe d'étudiants qui aimaient vraiment ce professeur, le doyen Cabannes, et qui étaient venus pour chanter la messe. Nous avions fait une belle célébration. À la sortie je me suis fait accrocher par un autre professeur, qui m'a dit : « M. l'abbé, je regrette que vous n'ayez pas fait une messe laïque. » Je lui ai demandé pourquoi. Les chants étaient en français, et j'avais prêché. Mais une messe « laïque », c'est une messe où l'on écoute de la musique et où les croyants comme les non-croyants prennent un air compassé en attendant que cela se passe, pendant que le prêtre fait quelque chose de bizarre, là-bas, à l'autel, le dos tourné à l'assemblée, ce qui du coup n'est pas offensif ni agressif. Et surtout il ne prêche pas. J'avais fait l'inverse, c'était déjà une anticipation des messes que vous connaissez.

La pudeur universitaire voulait que l'on s'abstienne d'afficher des opinions dans la chaire que l'on occupait quand on était un professeur, même si elles pouvaient être connues par ailleurs. Chacun devait s'abstenir de faire tout acte de propagande ou de prosélytisme. Mais 1968 passé, cela a sauté : on était encore dans une ère de liberté excessive peut-être, mais accrue à coup sûr. La lutte à ce moment-là a changé de camp. Ce n'était plus l'anti-cléricalisme, mais les beaux jours de l'affrontement entre marxistes et talas. Je ne sais pas très bien ce qui s'est passé, puisque c'est à ce moment-là que j'ai quitté la rive gauche pour la rive droite, en changeant de ministère, mais, une fois 1968 passé, « le spectre qui planait sur l'Europe » s'est dissipé comme le brouillard devant le soleil levant sous les invectives de Cohn-Bendit, que j'ai encore dans les oreilles sur la place de la Sorbonne. Exit le marxisme. C'est alors une période vague, un peu incertaine, de déconstruction, mais la liberté règne encore et toujours. J'ai découvert avec un étonnement dont je ne reviens pas encore la renaissance d'un anti-cléricalisme dur --- non pas que je sois surpris qu'il existe, ça me paraît tout à fait normal --- mais surtout qu'il fasse régner une terreur qui à l'époque n'avait pour zélateurs que les militants les plus durs, qui faisaient par exemple régner la terreur dans les locaux de cette noble maison. Je ne sais pas si le père Armogathe a connu cette période ?

--- Oui, je suis entré ici en 1967 !

--- Ce qui m'étonne, ce n'est pas l'anti-cléricalisme ou l'athéisme, qui fait partie de notre culture, mais c'est la terreur politique que fait régner cette résurgence anti-religieuse ou anti-cléricale qui a toutes sortes de motifs, et qui s'impose, semble-t-il, au monde politique français. Je m'étonne du manque de courage --- mais peut-être est-ce dû à la baisse de culture et au recrutement de cette population --- des acteurs de la vie politique. Le symptôme majeur s'est révélé au moment du débat sur la question européenne, non pas pour inscrire le nom de Dieu dans le prologue de la Constitution, mais au moins pour reconnaître la réalité de la nature de l'héritage européen. Qu'il soit marqué par le christianisme paraît une donnée certaine. J'ai entendu récemment des prises de position en ce sens, notamment dans Le Point. Or, je viens de lire la réponse qu'a fait le chef d'un parti français bien connu et catholique, qui se réclame du catholicisme, pour défendre la position de refoulement qui est une attitude pathologique de la France, qu'elle a réussi à imposer au reste de l'Europe. Cela me paraît stupide, tout simplement stupide : c'est se cacher les yeux. On ne peut nier, avec un peu de culture historique, que nous sommes dans un pays marqué par le christianisme. On ne peut pas nier non plus que le christianisme n'est pas seulement un élément archéologique de la culture française, même si nos sociologues étatiques ont seriné depuis vingt ans aux plus hautes personnalités de la vie politique française que le catholicisme allait mourir, et qu'il était mort.

Une parenthèse : la sociologie religieuse française

Je fais ici une parenthèse pour justifier le propos polémique que je viens de tenir touchant les sociologues. Vous savez que la sociologie française, surtout religieuse, a été marquée fortement par le concile de Trente. Il a notamment donné des consignes très précises pour la manière de gérer les paroisses et le ministère des prêtres. On a prévu que tous les prêtres devaient tenir des registres où étaient contenus tous les actes de baptêmes, confirmations, mariages et décès, mais aussi un comput des communions, des confessions, de la pratique dominicale, de façon à avoir des actes de chrétienté qui permettaient de voir exactement où l'on en était. Ce sont des documents très précieux pour faire une histoire des comportements. L'idée de la religion qui a prévalu dans beaucoup d'esprits, surtout chez les politiques, c'est que le clergé et l'Église contrôlaient la population, une sorte de contrôle social. Ce n'était pas faux, mais ce n'était pas le tout de la vie de l'Église, ce n'en était que l'un des aspects pendant cette période. Cela a abouti, trois siècles plus tard, à ce que vous pouvez lire dans Le Rouge et le noir ou d'autres romans de Stendhal, où l'on voit le préfet faire les élections en allant trouver l'évêque, car c'est l'évêque qui pouvait mobiliser les voix en faveur du candidat officiel. Mais vous avez aussi M. Thiers, qui doit aujourd'hui frémir de joie dans sa tombe : il pensait, malgré son athéisme ou son agnosticisme, que la religion pouvait contenir le peuple et aider au maintien de la paix sociale.

La sociologie religieuse en France est donc née grâce à un illustre juriste, le professeur Le Bras, et à l'abbé Boulard. À eux deux ils ont fait la sociologie religieuse française, en comptant ce qu'avaient fait les curés depuis trois siècles. Ils ont contrôlé la solidité de la pratique religieuse et sociale de la population sous l'influence de l'Église catholique, en essayant de chercher les causes qui au cours des siècles avaient pu introduire telle ou telle variation dans tel ou tel territoire. Et à Sciences-Po, et plus tard à l'ENA, on triomphait en superposant les cartes de la pratique religieuse et les cartes électorales. On pouvait superposer aussi les cartes du vin et de la bière, de la montagne et de la plaine, du blé et de l'avoine, en somme les différents facteurs économiques et sociologiques qui permettaient de comprendre la cohérence et la stabilité du phénomène français. La France était stable en ce temps-là, et les politiques savaient qu'il fallait compter avec l'Église catholique, même au milieu de la grande crise de 1905.

Ce qui s'est passé, c'est que l'ancienne France a basculé en 1965, lorsque la population française est devenue urbaine à 80 %. Henri Mendras l'a écrit dans La seconde Révolution française, qui mérite d'être lu (même si les analyses sont approximatives, la thèse principale me paraît juste et très intéressante). Avant 1965, la population française était encore rurale, liée au village, avec un clocher pour 845 habitants en moyenne nationale, et donc un prêtre pour 845 habitants (il y avait plus de prêtres en France, rapportés à la population, que dans tout autre pays d'Europe, même l'Italie et la Pologne) et il y avait parfois un prêtre pour 200 ou 300 habitants. C'est cette France profondément rurale et profondément chrétienne, évangélisée successivement au xviiième, au xviiiième et au xixième siècles, qui a été un réservoir de sainteté et d'héroïsme chrétiens --- en même temps que d'un conformisme social --- et qui a formé ces élites paysannes et ces élites spirituelles qui ont évangélisé le reste du monde. À la fin du xixième siècle et au début du xxième, la moitié des hommes et des femmes qui étaient partis dans ce qu'on appelle aujourd'hui le Tiers-Monde, en Afrique, en Asie --- et à ce moment-là on partait sans espoir de retour tellement le voyage était long --- étaient des Français. Allez vous promener dans les cimetières de Dakar, le cimetière des missionnaires, vous verrez les tombes des compagnons du père Libermann, qui sont morts au bout de deux ans, de maladie : il y en a eu d'autres qui sont partis derrière eux.

Cette France-là, cette France rurale, en 1965, elle a pratiquement cessé d'exister, ayant transhumé dans les nouvelles urbanisations, où il n'y avait pas d'équipement général ni un clocher pour 850 habitants. Donc le déracinement d'une culture purement traditionnelle ou sociale, du catholicisme de la France profonde, s'est opéré dans les années d'après-guerre avec cette transhumance. Celui qui l'a le mieux compris, c'est M. Segala, qui vient de prendre sa retraite. Spécialiste de la publicité, c'est lui qui a fait la campagne de l'élection de Mitterrand à la présidence de la République, avec notamment une affiche célèbre qui représentait Mitterrand avec un beau sourire et un slogan « La France tranquille », et en arrière-fond une église de village. C'était l'église de l'enfance de tous les nouveaux urbains. Étaient restés au village les parents et les grands-parents, qui avaient encore les souvenirs de cette période. Et Segala savait bien que ces images étaient motrices dans la conscience et les mémoires des Français. Nous en sommes maintenant à la troisième ou quatrième génération de déracinés de la culture chrétienne et de la culture française. Mais cela ne prouve pas que pour autant, même s'il n'y a plus de contrôle de la population comme à l'époque de la France rurale, la réalité symbolique du catholicisme ne continue pas d'habiter ce qui reste encore de la culture française : non seulement dans la mémoire des oeuvres du passé, devenue opaque pour ceux qui ne connaissent pas les données historiques, factuelles ou symboliques, qui permettent de les comprendre, mais dans le langage même, dans les structures même de la culture, touchant l'amour des pauvres, le respect de l'opprimé, bref dans ce qui constitue les structures mentales les plus fondamentales véhiculées par la langue elle-même et donc la partie la plus enracinée d'une mémoire collective. La trace du christianisme y est très puissante. Il n'y a qu'à comparer avec des univers totalement différents et isolés, comme la culture japonaise ou la culture chinoise, malgré le rouleau compresseur du marxisme, ou les cultures avancées mais qui n'ont pas du tout les mêmes références, il y a donc une présence latente du catholicisme, fragile, mais certaine. Je ferme la parenthèse.

L'identité chrétienne de l'Europe (suite et fin)

Ce refus de l'identité française me paraît une faute politique grave, par rapport au patrimoine français. Je reviendrai sur le pluralisme, mais je dis tout de suite que le pluralisme, ce n'est pas : « Du passé faisons table rase », comme le dit un vers célèbre de « l'Internationale ». C'est absurde : vouloir faire le silence sur tout un passé, c'est priver un peuple de sa culture, de sa mémoire potentielle, sinon effective, si elle ne lui a pas été apprise. Cela peut avoir un contrecoup : selon un repère freudien, cela s'appelle du refoulement. Et nous savons tous que ces réalités spirituelles refoulées se manifestent par la violence. La laïcité actuelle me paraît devenir une sorte de quatrième personne de la Trinité républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité », à laquelle je souscris complètement, avec l'interprétation sur la voie de laquelle le pape Jean-Paul II nous a mis à plusieurs reprises. J'ai même à plusieurs reprises écrit des articles ou des livres sur le sens prégnant, au sens étymologique du mot, de ces trois mots : j'ai fait accoucher le contenu chrétien de cette Trinité républicaine, en montrant comment, sans cette lecture chrétienne, elle risquait de se vider de ses propres forces, même s'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour y souscrire ; bien au contraire peut-être, s'il n'y a pas le poids de l'histoire. Ce qui me paraît absurde, dans la position de la France depuis une vingtaine d'années, c'est le refoulement frileux, systématique, qui tendrait à nous rendre libertaires ou anarchistes, de ce qu'il est légitime d'affirmer. Encore une fois, ce n'est pas parce qu'on s'affirme avec la réalité nourrie par les faits et les éléments de la culture, qu'on s'oppose à ceux qui pensent le contraire. Mais précisément, il peut y avoir une discussion si l'on peut s'exprimer librement. Si tout le monde se tait, s'il n'est plus permis de dire quoi que ce soit.

Je trouve donc stupide cette manière française d'imposer notre mauvaise foi au reste de l'Europe. Prenez tous les pays, que je connais un peu, de l'ancienne Europe centrale (qui n'est pas l'Europe de l'Est, invention du Rideau de fer : l'Europe centrale c'est l'Europe la plus européenne, cela va de l'Autriche-Hongrie à la Baltique, en passant par la Pologne, la Roumanie, l'ensemble des pays qui vont jusqu'aux limites de la Russie) : aucun de ces pays ne comprend ce que nous disons, y compris l'Allemagne. Nous sommes vraiment seuls sur ce plan, il a fallu une espèce de chantage pour imposer ce refoulement. C'est à mon avis ce qui fait l'impuissance où nous sommes pour gérer le problème de l'intégration de la Turquie.

La politique de l'immigration en France

J'aborde mon dernier point, ce que j'ai appelé la politique de l'immigration, la politique de l'islam. L'immigration est selon moi un thème refoulé depuis plus de quinze ans. Vous savez, j'imagine --- c'est quelque chose qui est relativement admis --- qu'il y a un gros déficit démographique, pas seulement en France mais aussi dans les autres pays d'Europe et en Russie et qu'il y a une surpression démographique doublée de pauvreté au Sud et à l'Est, en Asie (la situation en Asie est un peu différente étant donné le cours nouveau et rapide que prennent les grandes nations-continents que sont la Chine et l'Inde). En fait, d'après les observations des démographes, il semble que l'immigration soit irrépressible. La question n'est pas de savoir s'il y aura ou non immigration dans les pays sous-peuplés d'Europe occidentale, mais comment, et à quel prix. La question qui va donc se poser ce n'est pas : « Voulons-nous ou ne voulons-nous pas immigration ? », ou « Y aura-t-il ou pas immigration ? » --- il y aura immigration --- mais de savoir si elle sera choisie ou non. Cela repose sur une manière de gérer les flux, mais gérer les flux ne résout pas la question de gérer l'identité et la résultante d'une immigration importante sur le temps d'une ou deux générations --- et cela peut s'accélérer. Or s'il y a quelque chose de capital d'inscrit dans notre héritage, c'est aussi une culture et une civilisation. Je crois que l'erreur pratique a été une erreur de facilité qui a été de créer une colonisation --- je veux dire une implantation sur le territoire --- de communautés maghrébines. C'est ce qui s'est fait dans la région parisienne avec les grands ensembles comme Sarcelles, bâtis autour des années 1960, qui étaient destinés d'abord aux provinciaux, puis plus tard aux rapatriés d'Afrique du Nord, puis plus tard aux immigrés arabes. Il y a eu des colonies juives qui se sont installées à Sarcelles également. On peut dire qu'il y a eu dans tous ces grands ensembles une espèce de localisation géographique de communautés ethniques, alors que dans le Paris que j'ai connu, le Paris d'avant-guerre, le Paris du gamin que j'ai été, qui allait à l'école communale, sur la butte Montmartre et dans le quartier Montparnasse, les enfants d'immigrés n'étaient pas rares dans les écoles publiques, les collèges et les lycées : mais il y avait des classes de Français au milieu desquels se trouvaient des fils d'immigrés, pas forcément tous des catholiques, ni des catholiques romains. Que se passait-il ? Même s'il fallait supporter parfois lazzis, moqueries et mises en boîte (il y avait « Rital », « Macaroni », « Polack », il y avait toutes sortes de minorités qui avaient droit à ces injures), il y avait un accent parisien, on apprenait le français de Paris. Et s'il y avait un argot, les instituteurs nous le défaisaient de la bouche. Il n'y a pas eu de « culture ritale » ou de « culture juive », comme il y a la « culture beur ». Il y a eu des monographies très intéressantes sur cette immigration entre les deux guerres mondiales, dans plusieurs domaines : j'en ai lu un certain nombre, et toutes vérifient ce que je viens de vous dire, même si la première génération, très naturellement, cherche à se regrouper pour survivre et fait jouer des amicales, les associations, les syndicats, etc. Mais le creuset français, intégrateur, était celui d'une culture française où celui qui arrivait épousait une culture qui devenait sienne et était suffisamment fidèle à ce qu'elle prétendait être : porteuse de libertés, amoureuse de respect, pour que l'originalité et la spécificité de l'arrivant ne soit pas blessée ou refoulée, mais respectée. Cela allait de soi. Nos maîtres nous apprenaient à respecter nos différences, et cela faisait partie de l'idéal de raison de la culture française.

Aujourd'hui ils sont regroupés, et il y a une nouvelle immigration dans des classes où il n'y a quasiment plus de français de naissance : avec qui voulez-vous que ces jeunes apprennent le français ? Ils ont fabriqué leur propre dialecte, leur propre culture. Nous avons recréé sur le territoire français une situation qui est celle des ghettos noirs-américains. Vingt-cinq ans après, c'est irréparable. Il y a une génération fichue. Et l'on oublie ceux qui ont eu assez d'énergie pour s'en tirer et entrer dans la culture française en en adoptant les faiblesses peut-être mais aussi les valeurs. Pendant ce temps, la culture française elle-même baisse quant à sa séduction possible et à son identité. Je fais partie de la génération qui a entendu de la bouche de ses parents un amour irrépressible, sans limite, pour la France, parce que c'est le pays de la liberté et des droits de l'homme. Et donc devenir Français était un bonheur, quelque chose de désirable. Les mêmes immigrants qui venaient d'Europe centrale, du sud, pouvaient très bien choisir les États-Unis : s'ils s'arrêtaient en France, c'était par hasard pour certains, mais par choix pour beaucoup. Pourquoi préférer la France aux États-Unis ? J'ai entendu des jeunes de la deuxième génération, aujourd'hui, dire qu'ils se foutaient de la France. Au fond de moi-même je ne suis pas nationaliste, mais je trouve qu'il y avait quelque chose de biaisé dans le système, quelque chose qui ne va pas. Cela veut dire que la manière dont nous, Français, nous vivons notre identité, n'est plus désirable, et donc n'est plus partageable. Et il y a donc là un grave problème de fond, d'identité et de conscience d'une nation. J'ai essayé de le dire à plusieurs présidents de la République, dans mes fonctions d'archevêque de Paris. J'ai toujours été écouté avec bienveillance et respect, mais je crois qu'aucun n'a compris ou voulu comprendre. Il est vrai qu'ils sont pris par l'urgence de l'immédiat, le court terme.

Comment rattraper le bébé ? On a ressorti le principe de M. Thiers : on va prendre des imams, on va prendre la religion. C'est ne rien comprendre à ce qu'est le phénomène social, culturel, religieux et indissolublement linguistique des mondes de l'islam. C'est se figurer qu'il suffit de prendre un décret pour que brusquement une mosquée se transforme en église, un imam en curé, et le vendredi en dimanche. C'est assimiler une vérité religieuse qui n'est pas actuellement de niveau à la réalité française, avec le schéma qui est singulier aux Français depuis que Napoléon a mis au carré les protestants, les juifs et les catholiques. La loi de séparation a été faite pour les religions reconnues qui ont été mises au pas par l'empereur et la Révolution française. En réalité, il y avait donc une double erreur : vouloir se servir de la religion islamique pour gérer l'immigration, et confondre l'intelligence et la compréhension de la réalité humaine, sociale et culturelle des générations d'origine islamique avec le cursus d'une population d'origine italienne ou polonaise. Le chemin à parcourir n'est pas le même : il faut du temps, il faut se servir des outils de la République que sont l'éducation, les droits de l'homme, le respect, le travail, la citoyenneté, le respect de la loi et la liberté ; et faire confiance à la France, à la culture que l'on a à proposer, que ceux qui arrivent devront s'approprier, dans laquelle ils devront choisir eux-mêmes ce qu'ils retiennent et font leur. C'est à eux de s'expliquer sur leur identité de Français et de trouver les solutions, de dire comment ils peuvent être Français et fidèles à la France, à la fois celle de Voltaire et celle de Pascal, celle des Lumières et celle de la tradition mystique des siècles chrétiens, celle d'une histoire nationale parfois exacerbée depuis les grandes conquêtes, de Louis XIV à Napoléon. Cette France-là, cette France de la liberté avec sa prétention à l'universel c'est celle-là qui devient leur patrie et c'est à eux de voir comment ils y naissent, comme citoyens français, avec ce qu'ils sont. On ne leur demande pas un reniement mais une renaissance.

La politique religieuse des ministres de l'Intérieur depuis quinze ans a été de se fixer sur l'islam, avec l'illusion qu'ils arriveraient à maîtriser l'islam en se fabriquant des imams à leur image et en payant les mosquées. C'est d'une naïveté enfantine, et c'est méconnaître l'importance et la gravité des vrais problèmes. Qu'il y ait eu une langue beur parlée est tragique d'une certaine façon, parce que cela veut dire que leur manière de réagir c'est de créer leur propre langue à l'intérieur de l'espace francophone. Et comme retour de bâton, pour empêcher cette peur de l'islam, il fallait atténuer totalement le catholicisme. Le thème de « l'islam : deuxième religion de France » est une manière élégante de le faire, comme je l'ai dit à l'un des premiers ministres, qui l'a compris : « n'oubliez pas la première religion de France ». Parce que c'est eux qui ont l'électorat le plus nombreux.

Questions et réponses

--- Je vais poser une première question. C'est quelque chose que j'ai essayé de faire passer, mais j'aimerais avoir votre avis : à propos des « origines chrétiennes » de l'Europe, beaucoup ici m'ont entendu dire qu'il eût mieux valu parler des « origines bibliques » de l'Europe. Il était clair que l'Église catholique proposerait des « origines chrétiennes », mais des personnalités laïques auraient dû proposer des « origines bibliques » car c'est quand même faire peu de cas de la composante juive. Que serait en effet l'Europe sans Rachi ou Mendelssohn ?

--- Oui, mais je vais aller plus loin que vous. Cette composante biblique, elle a été véhiculée majoritairement par le christianisme.

--- Il y a quand même eu une unité du Tage à la Vistule que représente le judaïsme.

--- Oui, il est antérieur au christianisme dans les pays de l'Empire romain, et même au-delà. Mais ce qu'il a été comme élément réactif, c'est une autre histoire, c'est une autre page. Certainement --- je ne vais pas soulever cette question-là ici --- la présence juive dans la culture occidentale est antérieure au christianisme. Ne serait-ce que du côté de l'hellénisme, vous connaissez bien la traduction en grec deux siècles avant notre ère de toute la Bible, la Bible des Septante, vous connaissez aussi l'oeuvre de gens comme Philon d'Alexandrie1, et quelques autres auteurs de ce genre. Quant à la présence juive... Je n'évoquerai pas le cas Bérénice : l'Empire romain a failli être un Empire juif ! Si Titus...



--- Sur cette question des origines chrétiennes : au départ, dans le débat qui remonte déjà à plusieurs années, il était question non pas de « racines » mais de « valeurs » chrétiennes, et il y a eu ensuite un déplacement des « valeurs », un problème plus subjectif, aux « racines », qui sont un fait historique, reconnaissable par tous. Et évidemment on peut comprendre qu'il y ait eu au départ une certaine peur quand il a été question de valeurs chrétiennes, puisque à ce moment-là on peut imaginer à peu près tout, c'est-à-dire que chacun, au nom de l'interprétation qu'il donne à ces valeurs, peut, si ces valeurs sont reconnues par une constitution, faire interdire telle ou telle chose, et nous retombons dans une situation pré-laïque, médiévale, où l'on juge au nom d'une religion qui n'est pas, évidemment, celle de tous. Est-ce que vous pensez que le fait qu'on n'ait pas parlé tout de suite de « racines » chrétiennes qui auraient peut-être plus rassuré les gens, n'a pas quelque part entraîné le fait qu'on se soit finalement contenté d'une référence assez généraliste aux héritages spirituels, philosophiques, etc., et est-ce que l'erreur n'a pas été de commencer d'abord à parler de « valeurs » ?

--- Je n'en sais rien. La seule chose que l'on peut relever c'est la traduction de valeurs spirituelles en allemand. « Geistlich » signifie « fantômatique », « ectoplasme », alors les Allemands ont traduit « geistlich-religiös » pour traduire « spirituel ». Donc il suffit de lire le texte en allemand pour comprendre qu'il s'agit de valeurs religieuses...



--- Vous avez vous-même dit que les notions de « Liberté, Égalité, Fraternité » pouvaient certes être acceptées par tous, mais qu'à partir du moment où elles perdaient le contact avec leur source chrétienne, elles pouvaient être interprétées n'importe comment, comme c'est le cas maintenant. Dans quelle mesure pensez-vous que les personnes d'origine musulmane peuvent être attirées par ces valeurs qu'on leur propose, ces valeurs laïques, ces valeurs des droits de l'homme, dont il est acquis dans le discours médiatique, officiel, qu'elles n'ont surtout rien à voir avec les valeurs chrétiennes, et qu'au contraire elles agissent contre (je ne vous cite pas tous les problèmes éthiques dans lesquels on cite ces valeurs qui ont leur origine dans le christianisme contre le christianisme lui-même) ? Dans quelle mesure ces valeurs opposées à toute valeur spirituelle, qui n'offrent guère de perspectives spirituelles, vont contre leur propre religion à eux, qui a quand même une certaine profondeur, même s'ils ne l'ont qu'en termes de nostalgie (vous savez la puissance de la nostalgie) ? Dans quelle mesure cela peut-il être attrayant, pour eux ?

--- C'est évidemment un problème.

--- ... sachant que la laïcité n'a pas de sens pour eux ?

--- C'est une notion juridique obscure, alors que « Liberté, Égalité, Fraternité » cela peut avoir un sens --- j'espère que je ne vais blesser personne en disant ce que je vais dire. Vous vous souvenez de la révolte des Minguettes et de la marche des beurs, il y a 20 ou 25 ans ? C'était une cité lyonnaise qui s'était révoltée et qui réclamait son intégration dans la France du travail, de l'identité, etc. C'était une marche vers Paris : je me suis retrouvé à une cinquantaine de kilomètres de Paris, j'ai marché pendant deux ou trois heures avec eux et j'ai discuté avec les principaux responsables. Ce qui m'a frappé, c'est que leur langage était déjà un langage de notre culture. Ce n'était pas une revendication typiquement islamique. C'était au contraire inscrit dans leur coutume. Ils voulaient être reconnus pour ce qu'ils sont, en se définissant eux-mêmes à l'image de ce que nous sommes. Je me souviens de deux personnes. L'un est celui qui est actuellement vice-président du Parti Socialiste, qui a été président de SOS Racisme et qui était très remarquablement intelligent. L'autre, qui a disparu corps et biens, était un grand gaillard, au visage disgracié (je ne sais pas ce qui lui était arrivé comme accident physique). Il ne parlait pas très bien le français. Il m'a expliqué que son père, qui était l'aîné de huit ou neuf enfants, avait fait toutes les guerres (Afrique du Nord, Indochine...) et avait été sous-officier de l'armée française. Lui, ne voulait qu'une chose : il était coiffeur, il voulait devenir citoyen français. Il me l'a dit avec une ferveur naïve qui m'a bouleversé, parce que j'ai pensé : « il va en recevoir plein la figure, il va se faire rejeter ». Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Son langage, pardonnez-moi de vous dire ce que je vais vous dire maintenant, son langage était implicitement chrétien, du moins dans son jeu de valeurs. Et il était donc démocratique, si j'ose dire.



--- Il me semble que l'homme est par essence spirituel et religieux : ne pensez-vous pas qu'à vouloir à tout prix imposer la laïcité, à terme on en arrivera à un besoin des gens de retrouver des valeurs religieuses ? Par exemple dans le cadre du succès du Da Vinci Code, on a beaucoup entendu dire que les gens avaient besoin de retrouver du religieux. Est-ce que vous pensez qu'on en arrivera là ?

--- Pardonnez-moi de me citer moi-même mais je suis un des rares qui, il y a une dizaine d'années, protestaient contre l'idée de la sécularisation intégrale et l'idée de la mort de Dieu, comme on l'entendait en sociologie. En réalité, je souscris tout à fait à votre affirmation. Pour dire les choses de manière imagée, il y a dans l'homme une capacité d'infini. Le croyant saura reconnaître en elle l'image et la ressemblance de Dieu, la trace de Dieu dans cet animal étrange qu'est l'homme, et sa capacité de n'exister vraiment en plénitude que s'il peut atteindre Celui dont il tire son existence, s'il peut reconnaître Dieu, qui est la source de sa vie et la source de sa conduite, du bien qu'il peut rechercher. Quand il abandonne ou méconnaît ce désir de Dieu, de plus grand que lui-même, il le satisfait de quelque façon que ce soit. Il se choisit des dieux, autrement dit l'objet de son désir. Je pense que les civilisations réputées athées sont inexorablement des civilisations religieuses, et la bonne lecture sociologique ou anthropologique consiste à voir quels sont les dieux de cette civilisation. Ils peuvent être la volonté de puissance, l'argent, le corps, le sexe, l'orgueil, la haine, la guerre : toutes les idoles sont possibles. Mais au point où en est arrivé l'humanité aujourd'hui, compte tenu du chemin que l'espèce humaine a parcouru, « le grand Pan est mort », tous les dieux splendides de l'humanité païenne sont morts, nous ne croyons plus à Vénus, à Hermès, ni à aucun des dieux de l'Antiquité que l'on peut aller visiter au Louvre. Nos dieux sont plus grossiers et abstraits : cela peut être le cours de la Bourse, l'Internet, la drogue, l'ivresse orgiaque recherchée pour elle-même, cela peut aller jusqu'au crime. En fait, ces religions-là sont des religions --- je prends le mot au sens très générique --- de l'en-bas infernal. Elles absolutisent l'objet du désir de l'homme, alors que l'homme doit apprendre non pas à se méfier de l'objet de son désir, mais à le purifier de façon à ce que ce qui en lui est désir du bien, du beau, de Dieu, puisse atteindre quelque chose du reflet du Seigneur. Donc je pense que l'idée d'une civilisation athée n'a pas beaucoup de sens, car l'athéisme est une manière d'affirmer Dieu en le niant.

Dans mon expérience de ces civilisations, j'ai un exemple qui m'a beaucoup frappé. J'ai fait mon service militaire comme aspirant et sous-lieutenant dans Berlin divisé en cinq zones. Comme officier, j'avais la liberté de me mettre en civil et de pénétrer dans la zone russe, à l'Est. Il y avait là une grande allée, une longue promenade, avec à droite et à gauche d'immenses cubes de pierre, sur le socle de chacun desquels étaient inscrites les victoires de l'Armée rouge. Au fond, vous aviez une chapelle byzantine, avec à l'intérieur des mosaïques, où trônait, comme à la place du Pantocrator, le petit père Staline. Je me souviens le dimanche à midi d'une foule de Berlinois qui venaient en famille et qui emplissaient complètement l'allée centrale avant d'arriver jusqu'au mausolée. Je me suis mis dans la file, pour observer, et j'ai vu des braves dames se signer en entrant dans la mausolée. Staline en Père éternel... Je vous signale que si vous retrouvez en cinémathèque des films de propagande russe des années 43-44 qui font un récit de la victoire des armées soviétiques, et que vous fassiez une analyse du rôle de Staline, vous avez pratiquement le Père éternel, avec sa Providence, qui décide de toutes choses avec sagesse, vous avez tous les personnages divins qui sont là. Et Dieu, c'est Staline. On n'y va pas par quatre chemins.

Le peu que j'ai connu de l'Allemagne nazie me donnait la même impression, bien que je l'aie connue avec mes yeux de dix ans. Cela m'avait beaucoup surpris en 6ième quand j'avais appris que César se faisait dieu. Je n'arrivais pas comprendre comment c'était pensable que des gens soient assez idiots pour penser que César puisse être dieu. Mais j'étais trop tributaire de la Bible pour réagir comme cela. J'ai un ami qui revient du fond de l'Ukraine orientale, de la campagne. Il en revient effaré de la déshumanisation que plus de 70 ans de régime soviétique ont opérée dans l'humanité de ces pauvres gens, de ces pauvres paysans. Ils n'ont plus rien. On les a privés de leur mémoire, de leur culture, de tout. On appelle ça le totalitarisme. Mais il y a un totalitarisme dans la société française, celui du conformisme social, et je crois qu'à cet égard le courage de la prière, le courage de la foi, est un acte de liberté grâce auquel le croyant brise ce couvercle, cette chape de plomb. Il le fait peut-être à grand prix pour lui-même, parce qu'il sait que là est la liberté.

Vous faites partie de ceux qui ont la chance d'avoir la liberté d'esprit, d'intelligence, avec l'esprit critique. C'est un privilège, et vous en savez le prix ascétique aussi. Je pense que cette liberté est une harmonique de la liberté spirituelle, qui n'est pas simplement faite de discipline ascétique, comme celle par laquelle vous avez réussi vos concours, mais est plus profonde, puisqu'elle va à l'intime de l'âme, à l'intime du secret de chacun, pour lui donner son vrai développement intérieur, dans la grâce de se recevoir et de se donner. C'est cette liberté-là qui est finalement la fine pointe humaine à laquelle nous pouvons prétendre parvenir dans le peu d'années que chacun de nous vivra sur terre. À quelle humanité pouvons-nous prétendre ? C'est cela qui réunit des hommes et des femmes si divers, de tant de civilisations et de tant de siècles, au point de se reconnaître comme frères et soeurs dans tant de diversité, dans la beauté et la richesse que Dieu donne à chacun. Même moqué ou minoré, je pense que ce travail des croyants est quelque chose d'indispensable à la vie --- je ne dis pas à la survie --- de l'humanité, parce qu'elle trace un chemin. En disant cela, je ne prétends pas être lié à un quelconque monopole, car la tentation et la crise de l'humanité font partie du chemin du croyant. C'est le combat de Jacob : on ne peut nier le vrai Dieu que si on connaît le vrai Dieu. Sinon, on détruit une idole, et beaucoup de révoltes qui se croient athées ne sont que des révoltes contre l'idole inconsciente dont ce type de croyance s'est fait le serviteur.

Méditer sur la passion du Christ mène beaucoup plus loin, quand l'on reconnaît en cette humanité le Fils de Dieu, fait homme. À ce moment-là, parler de la mort de Dieu --- ce qui est une étrange formule, paradoxale, comme l'est le mystère chrétien tel qu'il se formule lui-même --- c'est très différent de ce qu'ont entendu les sociologues de la fin du xixième et de la première partie du xxième, pour parler d'un phénomène social. Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut lire saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila, ou même maître Eckhart. Là-dessus, je crois qu'il ne faut pas se laisser trop impressionner par les péripéties de l'histoire. Le temps est déjà assez court pour qu'on ne perde pas son temps à d'inutiles détours.



--- C'est peut-être une question qu'il faudrait poser à votre successeur... Vous nous avez beaucoup parlé du passé en général, et du passé de l'Église : j'aimerais connaître la manière dont vous imaginez l'avenir : qu'y a-t-il à rêver, à espérer ?

--- Écoutez, je n'ai fait que ça pendant toute ma vie, j'ai toujours mené mon action en essayant d'avoir 10 ans ou 20 ans d'avance, c'est-à-dire de fixer des objectifs à long terme. Sinon, on ne regarde que le bout de ses pieds. Il me semble que la situation actuelle, que j'ai évoquée dans ma parenthèse sur la France qui a basculé dans les années 65, j'en ai eu comme le pressentiment quand j'avais votre âge et que je hantais les couloirs et les rues du Quartier Latin, au sortir de la guerre. Je ne l'ai pas inventé tout seul : il y a eu un ouvrage, très célèbre à son époque, des abbés Henri Godin et Yvan Daniel, dont le titre provocant était France, pays de mission ? Cette intuition qui était paradoxale, compte tenu de mon expérience personnelle, j'y souscrivais tout à fait, étant donné le type d'hommes et de femmes que j'avais pu fréquenter et croiser au cours de mon existence, dans ces années-là.

Je reviens maintenant à votre question, sur ce à quoi nous assistons en France. La France a été à la fois un pays de mystique forte, et elle le demeure, et un pays de conformisme social très fort. Or, ce qui s'effondre, c'est le catholicisme comme religion sociale des Français. J'ai été dire à François Mitterrand, puisque c'est lui qui a été le plus long président pendant ces 25 ans où j'ai été archevêque de Paris, que ce qui m'inquiétait ce n'était pas l'avenir de l'Église, mais l'avenir de la France. Concernant l'avenir de l'Église, il suffirait d'un saint ignoré au fond du dernier village gaulois pour que l'avenir du christianisme en France soit assuré --- enfin, je n'ai pas dit cela tout à fait comme ça... --- tandis que cette moralité sociale, cette culture d'inspiration chrétienne qui a formé les moeurs de la population française et contre laquelle cette même population s'est révoltée à un moment donné (ce qui est tout à fait compréhensible et normal) s'est effondrée quasiment d'un coup. Qu'est-ce qui reste ? Il reste une certaine minorité de chrétiens qui le sont parce qu'ils choisissent de l'être et qu'ils le veulent. Je trouve que les pratiquants d'aujourd'hui sont les militants de ma jeunesse. Dans ma jeunesse, en effet, il y avait, sur une classe d'une école quelconque en France, catéchisme pour pratiquement tous les enfants du primaire. Dans une classe de lycée, en 6ième, 5ième, 4ième, dans les années 1935-36, la plupart des gamins allaient à l'aumônerie du lycée : on n'est plus en 1830 ou en 1840, au lendemain de la Révolution et de l'anticléricalisme triomphant dans les classes bourgeoises, on est dans l'après Première Guerre mondiale. Ce doit être les classes de nos grands-parents, ce doit être la religion de nos grands-parents et de nos arrières grands-parents peut-être. Et comme il y avait ce conformisme, la plupart des Français se faisaient baptiser, faisaient leur première communion, se mariaient à l'église et étaient enterrés à l'église. Là-dessus, il y en avait certains qui allaient à la messe une fois par an. Et quelques uns qui allaient à la messe pour les grandes fêtes. Et d'autres encore, moins nombreux, qui allaient à la messe tous les dimanches. Vous voyez cette gradation d'une pratique religieuse sur une population où les gestes cultuels et les fêtes avaient une grande importance. De ce point de vue là nous sommes assez différents de l'Italie, par exemple, ou de la Pologne, pour prendre un pays plus à l'Est, ou même de l'Allemagne, pour les pays catholiques. Ce qui s'est effondré, c'est tous ces catholicismes saisonniers, qui sont portés par la pratique sociale. Cela s'est fait d'un seul coup, très vite, en l'espace de quasiment une génération, en 20 ou 25 ans, c'est un vrai glissement de terrain. En revanche, ce qui était autrefois numériquement les pratiquants, dont le niveau d'instruction religieuse était différent que celui que nous connaissons aujourd'hui, c'est actuellement un catholicisme volontaire, ardent, parfois extrêmement solitaire. Cela dépend un peu des régions de France, j'en juge par ce que j'ai connu à Paris. J'ai une grande espérance car quand je vois ce qui se passe chez les jeunes générations, depuis les jeunes gens qui choisissent de consacrer toute leur vie au service du Christ et de l'Église, jusqu'à des couples et des laïcs qui s'engagent de différentes façons, il y a une espèce d'intensité de vie religieuse qui est encore commençante.

Je ne sais pas ce qui va se passer dans les vingt ans qui viennent. Nous aurons peut-être de grandes épreuves ou de grands malheurs, car vous voyez bien dans quel monde nous sommes. C'est donc très difficile de faire des pronostics. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que votre génération, avec celles qui vous ont précédés immédiatement, disons 10 ou 15 ans avant vous, quand a commencé ce mouvement, fera quelque chose, j'en suis sûr. Vous faites quelque chose, je reste indéterminé dans mes pronostics, parce que je ne voudrais pas dire de bêtises, mais je suis sûr que vous annoncerez le Christ à cette civilisation. Et c'est une civilisation nouvelle, elle est vraiment nouvelle, par son étrangeté, ses duretés, ses violences envers la condition humaine, ses ambitions prométhéennes en même temps que son savoir. Il n'y a jamais eu un tel écart entre richesse et pauvreté que dans le monde d'aujourd'hui, c'est effrayant. Et il n'y a pas seulement cela, les choses vont vite. Il peut y avoir des dissolutions de moeurs qui sont tragiques : cela existe, des sociétés qui meurent. Mais elles ne meurent jamais totalement, il y a toujours des petits restes, des gens qui vivent et qui conduisent quelque chose un peu plus loin, les historiens connaissent ça. Je suis très optimiste sur l'avenir.



--- Excusez-moi de prendre l'assemblée à rebrousse-poil, mais vous avez parlé de la laïcité, et à un moment des totalitarismes athées. Mais il y a eu longtemps, et il ne faut pas l'oublier, un totalitarisme religieux. Et pour moi, cette idée de laïcité, c'était de ne pas faire de prosélytisme : on peut affirmer ses valeurs chrétiennes par l'action et la discussion, mais afficher sa chrétienté... On voit resurgir en ce moment des gens qui disent : « je suis chrétien », pour moi ce n'est pas la meilleure manière d'être chrétien. Pour moi il vaut mieux être un chrétien caché qui, dans la vie de tous les jours, dans les contacts avec ses proches, donne le message du Christ, que cette nouvelle tendance au prosélytisme.

--- Il y a plusieurs choses dans ce que tu dis. Prosélytisme, cela signifie qu'on utilise plusieurs sortes de moyens, comme disons ceux de la propagande, de la publicité ou du conditionnement, pour entamer la liberté d'autrui. La tentation existe toujours, il faut s'en garder. L'autre aspect qui est un aspect de contraintes --- il est vrai qu'il y en a eu dans les siècles passés, et peut-être dans certains pays encore, mais pas en France en tout cas, depuis pas mal de temps --- c'est une emprise quasi politique sur la société de la part d'une religion, ou l'inverse, c'est-à-dire l'utilisation d'une religion par le pouvoir politique pour faire régner l'ordre. C'est ce que tu évoquais à plusieurs reprises. Car toute l'histoire de l'Europe, l'histoire chrétienne de l'Europe, est marquée par ce trait-là. Vous savez bien que le compromis qui a mis fin à la guerre de Trente ans, cujus regio, ejus religio, ce qui veut dire « selon le roi auquel on appartient on a telle religion » (regio n'est pas la région, il ne faut pas traduire cela géographiquement, mais ce qui est sous l'autorité d'un rex), la religion du roi est la religion de son peuple. C'est ainsi qu'a été faite la carte de l'Allemagne : c'est un partage politique qui a donné la forme des pays réformés et des pays catholiques. Et les grandes persécutions contre les minorités religieuses, je pense en particulier aux expulsions des juifs, aux massacres parfois, ont été faites au nom de ce principe. L'histoire de la Reconquista en Espagne, contre les musulmans et contre les juifs, avec la violence faite notamment aux juifs, relève de cela. Cela tient à la volonté du pouvoir politique de s'assurer de bonne foi ou de mauvaise foi le soutien de la religion : cela va de M. Thiers au souverain catholique d'Espagne qui était très sincère, du moins on le pense, il y a toutes sortes de gradations. La force, du coup, utilise la religion comme un outil pour sa propre promotion ou bien prétend promouvoir la religion par la force. C'est une grande erreur répudiée par l'Église. Mais il faut bien tenir compte que les erreurs de ce genre s'expliquent quand on voit le monde, les civilisations et leur évolution. C'est une infortune et c'est inacceptable.

Il faut donc écarter le prosélytisme, la violence faite pour adopter une religion et les moyens de ce genre. Mais la liberté de s'afficher et de dire ce qu'on croit, est une liberté naturelle : pourquoi la refuser ? Pour ce qui est du comportement religieux de chacun à l'égard d'une société multiple, c'est à chacun d'être assez délicat, sensible, respectueux d'autrui, pour savoir ce qu'il convient de dire ou de ne pas dire. Et cela on l'apprend, avec la vie. Il est peut-être naïf, et on n'est pas forcé de le faire, de se comporter à l'américaine comme le font certains groupements dits évangélistes. Nous sommes dans une société particulière, qui a ses pudeurs, ses préjugés, ses limites, il faut aussi en tenir compte. Et pour autant il faut avoir assez de liberté pour être soi-même. Tu vois un peu le point de vue que je prends ?



--- Vous avez dit que d'une certaine manière les valeurs républicaines étaient issues des valeurs de l'Église...

--- ... chrétiennes.

--- ... oui, chrétiennes. Donc si tel est le cas, quand on essaie, et c'est légitime, de vouloir imposer les valeurs républicaines, par ce biais on imposera les valeurs de l'Église ?

--- Je crois que ces valeurs sont les valeurs d'une civilisation, donc elles ne s'imposent pas par des règles, il n'y a pas une loi sur la liberté, une loi sur la fraternité, ni une loi sur l'égalité. Les lois s'inspirent d'un certain nombre de valeurs, d'une vision de l'homme : ces règles fondent donc un humanisme qui a sa source très largement dans le christianisme, mais qui n'a pas besoin du christianisme pour être affirmé et adopté. Il est vrai que cette vision de l'homme, y compris pour la vie sociale et politique, est très différente de ce que peut penser une société de type bouddhiste ou de type shintoïste. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes réflexes. De même, il n'est pas sûr qu'une société islamique accepte la multiplicité et la diversité des croyances, à égalité, que la devise républicaine promeut : dans une civilisation islamique classique, tout le monde doit être musulman, et ceux qui ne le sont pas sont, ou bien exterminés, ou bien tolérés, à des conditions précises. De même qu'à un certain moment, dans une société chrétienne, ceux qui n'étaient pas catholiques étaient soumis à une situation inférieure au point de vue civique ; pas de la même façon, peut-être pas avec la même rigueur, mais il y avait un peu cela aussi. Par exemple, les princes accordaient aux protestants des franchises, ou bien il y avait des garanties ; il y avait les rois de Pologne qui ont accordé des franchises aux juifs, il les ont fait respecter depuis l'origine, quand ils ont quitté l'Espagne et les pays de l'Occident pour aller jusque dans les pays de l'Est. Mais ce n'est pas défini par les canons religieux, cela : ce sont des lois civiles.
J. M.



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