Compte-rendu de l'intervention du Cardinal Lustiger à l'École le 19
janvier 2006
Compte-rendu par Jérôme Moreau
Note de l'éditeur : ce compte-rendu est une reconstitution des
propos tenus par le Cardinal Lustiger. Il se veut aussi fidèle que
possible mais n'est pas littéral, et de plus n'a pas été relu par le
principal intéressé : la teneur exacte des propos reproduits ici n'engage
donc que moi.
On pourrait commencer
directement par les questions : j'ai cependant envie de vous dire un
certain nombre de choses. J'ai en effet des choses à dire et je ne peux
pas les dire, car il n'y a pas d'endroit où l'on puisse m'entendre. J'en
profite donc pour déverser le trop plein de mes réflexions sur un
auditoire que je suppose bienveillant car je sais qu'il est critique. Il
s'agit d'un bloc de questions, qui vont de l'identité chrétienne de
l'Europe à la vague de débats autour la laïcité depuis deux ans, ainsi que
les politiques successives des ministres de l'Intérieur depuis au moins 10
ans car c'est eux qui font la politique touchant l'immigration.
Accessoirement, je parlerai aussi, pour traiter ce problème, de la
politique religieuse napoléonienne de notre République en ce domaine.
L'identité chrétienne de l'Europe
Le compromis français autour du fait religieux est quelque chose d'exquis
et de compréhensible des Français seulement. Étant assez âgé, j'ai connu
la Sorbonne du lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il y avait à
l'époque encore des cohabitations tout à fait savoureuses. Ainsi, il y
avait un des vieux maîtres radicaux de la sociologie, profondément et
courtoisement anti-clérical, et à côté de cela M. Cohen, professeur
d'ancien français, qui enchantait un amphi entier avec le théâtre
médiéval, en nous racontant dans des cours qui étaient de vrais sermons
La Chanson de Roland, surtout, mais aussi toute la poésie médiévale
et notamment religieuse. Dans la Sorbonne de ces années 1944-1948, il y
avait encore un fond d'anticléricalisme mais aussi des gens assez libres.
Il y avait par exemple des gens comme M. de Courcelles, professeur de
philosophie, qui a fait le meilleur cours de théologie que j'aie jamais
entendu de ma vie, même lorsque j'ai été, plus tard, élève de la Faculté
de théologie catholique de Paris, sur la notion de néant chez Bérulle : un
cours rigoureux, en connaisseur précis du xviiième qu'il était,
mais en même temps plein de finesse chrétienne dans l'intelligence d'un
auteur de ce genre. Et puis il y a eu la période extraordinaire qui a
suivi, où je mettrais comme héros éponyme Henri-Irénée Marrou. L'on avait
l'impression qu'une page était tournée, et la diversité et la liberté
d'opinion réelle, admise et reconnue (il y avait quelques professeurs
marxistes et d'autres ouvertement chrétiens, tout en respectant la règle
du jeu de la scientificité du discours), faisaient que l'on respirait. On
était sorti de l'obscurantisme positiviste qui avait littéralement étouffé
la liberté d'expression chrétienne dans la Sorbonne d'avant-guerre ou même
avant la Première Guerre mondiale. C'était vrai en philosophie, où il y
avait des choses passionnantes, mais aussi dans la plupart des
disciplines, y compris en sciences.
Je me rappelle une algarade amusante, vers 1959 ; un doyen de la Faculté
des sciences, catholique pratiquant et homme de grand renom scientifique,
était mort. Il avait exprimé le souhait de se voir enterrer dans la
chapelle de la Sorbonne comme c'était son droit, et sa famille avait
demandé que je célèbre ses obsèques. J'étais à l'époque aumônier des
étudiants de la Sorbonne (lettres et sciences étaient réunis dans un même
bâtiment). Il y avait tout un groupe d'étudiants qui aimaient vraiment ce
professeur, le doyen Cabannes, et qui étaient venus pour chanter la messe.
Nous avions fait une belle célébration. À la sortie je me suis fait
accrocher par un autre professeur, qui m'a dit : « M. l'abbé, je regrette
que vous n'ayez pas fait une messe laïque. » Je lui ai demandé pourquoi.
Les chants étaient en français, et j'avais prêché. Mais une messe « laïque
», c'est une messe où l'on écoute de la musique et où les croyants comme
les non-croyants prennent un air compassé en attendant que cela se passe,
pendant que le prêtre fait quelque chose de bizarre, là-bas, à l'autel, le
dos tourné à l'assemblée, ce qui du coup n'est pas offensif ni agressif.
Et surtout il ne prêche pas. J'avais fait l'inverse, c'était déjà une
anticipation des messes que vous connaissez.
La pudeur universitaire voulait que l'on s'abstienne d'afficher des
opinions dans la chaire que l'on occupait quand on était un professeur,
même si elles pouvaient être connues par ailleurs. Chacun devait
s'abstenir de faire tout acte de propagande ou de prosélytisme. Mais 1968
passé, cela a sauté : on était encore dans une ère de liberté excessive
peut-être, mais accrue à coup sûr. La lutte à ce moment-là a changé de
camp. Ce n'était plus l'anti-cléricalisme, mais les beaux jours de
l'affrontement entre marxistes et talas. Je ne sais pas très bien ce qui
s'est passé, puisque c'est à ce moment-là que j'ai quitté la rive gauche
pour la rive droite, en changeant de ministère, mais, une fois 1968 passé,
« le spectre qui planait sur l'Europe » s'est dissipé comme le brouillard
devant le soleil levant sous les invectives de Cohn-Bendit, que j'ai
encore dans les oreilles sur la place de la Sorbonne. Exit le
marxisme. C'est alors une période vague, un peu incertaine, de
déconstruction, mais la liberté règne encore et toujours. J'ai découvert
avec un étonnement dont je ne reviens pas encore la renaissance d'un
anti-cléricalisme dur --- non pas que je sois surpris qu'il existe, ça me
paraît tout à fait normal --- mais surtout qu'il fasse régner une terreur
qui à l'époque n'avait pour zélateurs que les militants les plus durs, qui
faisaient par exemple régner la terreur dans les locaux de cette noble
maison. Je ne sais pas si le père Armogathe a connu cette période ?
--- Oui, je suis entré ici en 1967 !
--- Ce qui m'étonne, ce n'est pas l'anti-cléricalisme ou l'athéisme, qui
fait partie de notre culture, mais c'est la terreur politique que fait
régner cette résurgence anti-religieuse ou anti-cléricale qui a toutes
sortes de motifs, et qui s'impose, semble-t-il, au monde politique
français. Je m'étonne du manque de courage --- mais peut-être est-ce dû à
la baisse de culture et au recrutement de cette population --- des acteurs
de la vie politique. Le symptôme majeur s'est révélé au moment du débat
sur la question européenne, non pas pour inscrire le nom de Dieu dans le
prologue de la Constitution, mais au moins pour reconnaître la réalité de
la nature de l'héritage européen. Qu'il soit marqué par le christianisme
paraît une donnée certaine. J'ai entendu récemment des prises de position
en ce sens, notamment dans Le Point. Or, je viens de lire la
réponse qu'a fait le chef d'un parti français bien connu et catholique,
qui se réclame du catholicisme, pour défendre la position de refoulement
qui est une attitude pathologique de la France, qu'elle a réussi à imposer
au reste de l'Europe. Cela me paraît stupide, tout simplement stupide :
c'est se cacher les yeux. On ne peut nier, avec un peu de culture
historique, que nous sommes dans un pays marqué par le christianisme. On
ne peut pas nier non plus que le christianisme n'est pas seulement un
élément archéologique de la culture française, même si nos sociologues
étatiques ont seriné depuis vingt ans aux plus hautes personnalités de la
vie politique française que le catholicisme allait mourir, et qu'il était
mort.
Une parenthèse : la sociologie religieuse française
Je fais ici une parenthèse pour justifier le propos polémique que je viens
de tenir touchant les sociologues. Vous savez que la sociologie française,
surtout religieuse, a été marquée fortement par le concile de Trente. Il a
notamment donné des consignes très précises pour la manière de gérer les
paroisses et le ministère des prêtres. On a prévu que tous les prêtres
devaient tenir des registres où étaient contenus tous les actes de
baptêmes, confirmations, mariages et décès, mais aussi un comput
des communions, des confessions, de la pratique dominicale, de façon à
avoir des actes de chrétienté qui permettaient de voir exactement où l'on
en était. Ce sont des documents très précieux pour faire une histoire des
comportements. L'idée de la religion qui a prévalu dans beaucoup
d'esprits, surtout chez les politiques, c'est que le clergé et l'Église
contrôlaient la population, une sorte de contrôle social. Ce n'était pas
faux, mais ce n'était pas le tout de la vie de l'Église, ce n'en était que
l'un des aspects pendant cette période. Cela a abouti, trois siècles plus
tard, à ce que vous pouvez lire dans Le Rouge et le noir ou
d'autres romans de Stendhal, où l'on voit le préfet faire les élections en
allant trouver l'évêque, car c'est l'évêque qui pouvait mobiliser les voix
en faveur du candidat officiel. Mais vous avez aussi M. Thiers, qui doit
aujourd'hui frémir de joie dans sa tombe : il pensait, malgré son athéisme
ou son agnosticisme, que la religion pouvait contenir le peuple et aider
au maintien de la paix sociale.
La sociologie religieuse en France est donc née grâce à un illustre
juriste, le professeur Le Bras, et à l'abbé Boulard. À eux deux ils ont
fait la sociologie religieuse française, en comptant ce qu'avaient fait
les curés depuis trois siècles. Ils ont contrôlé la solidité de la
pratique religieuse et sociale de la population sous l'influence de
l'Église catholique, en essayant de chercher les causes qui au cours des
siècles avaient pu introduire telle ou telle variation dans tel ou tel
territoire. Et à Sciences-Po, et plus tard à l'ENA, on triomphait en
superposant les cartes de la pratique religieuse et les cartes
électorales. On pouvait superposer aussi les cartes du vin et de la bière,
de la montagne et de la plaine, du blé et de l'avoine, en somme les
différents facteurs économiques et sociologiques qui permettaient de
comprendre la cohérence et la stabilité du phénomène français. La France
était stable en ce temps-là, et les politiques savaient qu'il fallait
compter avec l'Église catholique, même au milieu de la grande crise de
1905.
Ce qui s'est passé, c'est que l'ancienne France a basculé en 1965, lorsque
la population française est devenue urbaine à 80 %. Henri Mendras l'a
écrit dans La seconde Révolution française, qui mérite d'être lu (même si
les analyses sont approximatives, la thèse principale me paraît juste et
très intéressante). Avant 1965, la population française était encore
rurale, liée au village, avec un clocher pour 845 habitants en moyenne
nationale, et donc un prêtre pour 845 habitants (il y avait plus de
prêtres en France, rapportés à la population, que dans tout autre pays
d'Europe, même l'Italie et la Pologne) et il y avait parfois un prêtre
pour 200 ou 300 habitants. C'est cette France profondément rurale et
profondément chrétienne, évangélisée successivement au xviiième,
au xviiiième et au xixième siècles, qui a été un
réservoir de sainteté et d'héroïsme chrétiens --- en même temps que d'un
conformisme social --- et qui a formé ces élites paysannes et ces élites
spirituelles qui ont évangélisé le reste du monde. À la fin du
xixième siècle et au début du xxième, la moitié des
hommes et des femmes qui étaient partis dans ce qu'on appelle aujourd'hui
le Tiers-Monde, en Afrique, en Asie --- et à ce moment-là on partait sans
espoir de retour tellement le voyage était long --- étaient des Français.
Allez vous promener dans les cimetières de Dakar, le cimetière des
missionnaires, vous verrez les tombes des compagnons du père Libermann,
qui sont morts au bout de deux ans, de maladie : il y en a eu d'autres qui
sont partis derrière eux.
Cette France-là, cette France rurale, en 1965, elle a pratiquement cessé
d'exister, ayant transhumé dans les nouvelles urbanisations, où il n'y
avait pas d'équipement général ni un clocher pour 850 habitants. Donc le
déracinement d'une culture purement traditionnelle ou sociale, du
catholicisme de la France profonde, s'est opéré dans les années
d'après-guerre avec cette transhumance. Celui qui l'a le mieux compris,
c'est M. Segala, qui vient de prendre sa retraite. Spécialiste de la
publicité, c'est lui qui a fait la campagne de l'élection de Mitterrand à
la présidence de la République, avec notamment une affiche célèbre qui
représentait Mitterrand avec un beau sourire et un slogan « La France
tranquille », et en arrière-fond une église de village. C'était l'église
de l'enfance de tous les nouveaux urbains. Étaient restés au village les
parents et les grands-parents, qui avaient encore les souvenirs de cette
période. Et Segala savait bien que ces images étaient motrices dans la
conscience et les mémoires des Français. Nous en sommes maintenant à la
troisième ou quatrième génération de déracinés de la culture chrétienne et
de la culture française. Mais cela ne prouve pas que pour autant, même
s'il n'y a plus de contrôle de la population comme à l'époque de la France
rurale, la réalité symbolique du catholicisme ne continue pas d'habiter ce
qui reste encore de la culture française : non seulement dans la mémoire
des oeuvres du passé, devenue opaque pour ceux qui ne connaissent pas
les données historiques, factuelles ou symboliques, qui permettent de les
comprendre, mais dans le langage même, dans les structures même de la
culture, touchant l'amour des pauvres, le respect de l'opprimé, bref dans
ce qui constitue les structures mentales les plus fondamentales véhiculées
par la langue elle-même et donc la partie la plus enracinée d'une mémoire
collective. La trace du christianisme y est très puissante. Il n'y a qu'à
comparer avec des univers totalement différents et isolés, comme la
culture japonaise ou la culture chinoise, malgré le rouleau compresseur du
marxisme, ou les cultures avancées mais qui n'ont pas du tout les mêmes
références, il y a donc une présence latente du catholicisme, fragile,
mais certaine. Je ferme la parenthèse.
L'identité chrétienne de l'Europe (suite et fin)
Ce refus de l'identité française me paraît une faute politique grave, par
rapport au patrimoine français. Je reviendrai sur le pluralisme, mais je
dis tout de suite que le pluralisme, ce n'est pas : « Du passé faisons
table rase », comme le dit un vers célèbre de « l'Internationale ». C'est
absurde : vouloir faire le silence sur tout un passé, c'est priver un
peuple de sa culture, de sa mémoire potentielle, sinon effective, si elle
ne lui a pas été apprise. Cela peut avoir un contrecoup : selon un repère
freudien, cela s'appelle du refoulement. Et nous savons tous que ces
réalités spirituelles refoulées se manifestent par la violence. La laïcité
actuelle me paraît devenir une sorte de quatrième personne de la Trinité
républicaine, « Liberté, Égalité, Fraternité », à laquelle je souscris
complètement, avec l'interprétation sur la voie de laquelle le pape
Jean-Paul II nous a mis à plusieurs reprises. J'ai même à plusieurs
reprises écrit des articles ou des livres sur le sens prégnant, au sens
étymologique du mot, de ces trois mots : j'ai fait accoucher le contenu
chrétien de cette Trinité républicaine, en montrant comment, sans cette
lecture chrétienne, elle risquait de se vider de ses propres forces, même
s'il n'est pas nécessaire d'être chrétien pour y souscrire ; bien au
contraire peut-être, s'il n'y a pas le poids de l'histoire. Ce qui me
paraît absurde, dans la position de la France depuis une vingtaine
d'années, c'est le refoulement frileux, systématique, qui tendrait à nous
rendre libertaires ou anarchistes, de ce qu'il est légitime d'affirmer.
Encore une fois, ce n'est pas parce qu'on s'affirme avec la réalité
nourrie par les faits et les éléments de la culture, qu'on s'oppose à ceux
qui pensent le contraire. Mais précisément, il peut y avoir une discussion
si l'on peut s'exprimer librement. Si tout le monde se tait, s'il n'est
plus permis de dire quoi que ce soit.
Je trouve donc stupide cette manière française d'imposer notre mauvaise
foi au reste de l'Europe. Prenez tous les pays, que je connais un peu, de
l'ancienne Europe centrale (qui n'est pas l'Europe de l'Est, invention du
Rideau de fer : l'Europe centrale c'est l'Europe la plus européenne, cela
va de l'Autriche-Hongrie à la Baltique, en passant par la Pologne, la
Roumanie, l'ensemble des pays qui vont jusqu'aux limites de la Russie) :
aucun de ces pays ne comprend ce que nous disons, y compris l'Allemagne.
Nous sommes vraiment seuls sur ce plan, il a fallu une espèce de chantage
pour imposer ce refoulement. C'est à mon avis ce qui fait l'impuissance où
nous sommes pour gérer le problème de l'intégration de la Turquie.
La politique de l'immigration en France
J'aborde mon dernier point, ce que j'ai appelé la politique de
l'immigration, la politique de l'islam. L'immigration est selon moi un
thème refoulé depuis plus de quinze ans. Vous savez, j'imagine --- c'est
quelque chose qui est relativement admis --- qu'il y a un gros déficit
démographique, pas seulement en France mais aussi dans les autres pays
d'Europe et en Russie et qu'il y a une surpression démographique doublée
de pauvreté au Sud et à l'Est, en Asie (la situation en Asie est un peu
différente étant donné le cours nouveau et rapide que prennent les grandes
nations-continents que sont la Chine et l'Inde). En fait, d'après les
observations des démographes, il semble que l'immigration soit
irrépressible. La question n'est pas de savoir s'il y aura ou non
immigration dans les pays sous-peuplés d'Europe occidentale, mais comment,
et à quel prix. La question qui va donc se poser ce n'est pas : «
Voulons-nous ou ne voulons-nous pas immigration ? », ou « Y aura-t-il ou
pas immigration ? » --- il y aura immigration --- mais de savoir si elle
sera choisie ou non. Cela repose sur une manière de gérer les flux, mais
gérer les flux ne résout pas la question de gérer l'identité et la
résultante d'une immigration importante sur le temps d'une ou deux
générations --- et cela peut s'accélérer. Or s'il y a quelque chose de
capital d'inscrit dans notre héritage, c'est aussi une culture et une
civilisation. Je crois que l'erreur pratique a été une erreur de facilité
qui a été de créer une colonisation --- je veux dire une implantation sur
le territoire --- de communautés maghrébines. C'est ce qui s'est fait dans
la région parisienne avec les grands ensembles comme Sarcelles, bâtis
autour des années 1960, qui étaient destinés d'abord aux provinciaux, puis
plus tard aux rapatriés d'Afrique du Nord, puis plus tard aux immigrés
arabes. Il y a eu des colonies juives qui se sont installées à Sarcelles
également. On peut dire qu'il y a eu dans tous ces grands ensembles une
espèce de localisation géographique de communautés ethniques, alors que
dans le Paris que j'ai connu, le Paris d'avant-guerre, le Paris du gamin
que j'ai été, qui allait à l'école communale, sur la butte Montmartre et
dans le quartier Montparnasse, les enfants d'immigrés n'étaient pas rares
dans les écoles publiques, les collèges et les lycées : mais il y avait
des classes de Français au milieu desquels se trouvaient des fils
d'immigrés, pas forcément tous des catholiques, ni des catholiques
romains. Que se passait-il ? Même s'il fallait supporter parfois lazzis,
moqueries et mises en boîte (il y avait « Rital », « Macaroni », « Polack
», il y avait toutes sortes de minorités qui avaient droit à ces injures),
il y avait un accent parisien, on apprenait le français de Paris. Et s'il
y avait un argot, les instituteurs nous le défaisaient de la bouche. Il
n'y a pas eu de « culture ritale » ou de « culture juive », comme il y a
la « culture beur ». Il y a eu des monographies très intéressantes sur
cette immigration entre les deux guerres mondiales, dans plusieurs
domaines : j'en ai lu un certain nombre, et toutes vérifient ce que je
viens de vous dire, même si la première génération, très naturellement,
cherche à se regrouper pour survivre et fait jouer des amicales, les
associations, les syndicats, etc. Mais le creuset français, intégrateur,
était celui d'une culture française où celui qui arrivait épousait une
culture qui devenait sienne et était suffisamment fidèle à ce qu'elle
prétendait être : porteuse de libertés, amoureuse de respect, pour que
l'originalité et la spécificité de l'arrivant ne soit pas blessée ou
refoulée, mais respectée. Cela allait de soi. Nos maîtres nous apprenaient
à respecter nos différences, et cela faisait partie de l'idéal de raison
de la culture française.
Aujourd'hui ils sont regroupés, et il y a une nouvelle immigration dans
des classes où il n'y a quasiment plus de français de naissance : avec qui
voulez-vous que ces jeunes apprennent le français ? Ils ont fabriqué leur
propre dialecte, leur propre culture. Nous avons recréé sur le territoire
français une situation qui est celle des ghettos noirs-américains.
Vingt-cinq ans après, c'est irréparable. Il y a une génération fichue. Et
l'on oublie ceux qui ont eu assez d'énergie pour s'en tirer et entrer dans
la culture française en en adoptant les faiblesses peut-être mais aussi
les valeurs. Pendant ce temps, la culture française elle-même baisse quant
à sa séduction possible et à son identité. Je fais partie de la génération
qui a entendu de la bouche de ses parents un amour irrépressible, sans
limite, pour la France, parce que c'est le pays de la liberté et des
droits de l'homme. Et donc devenir Français était un bonheur, quelque
chose de désirable. Les mêmes immigrants qui venaient d'Europe centrale,
du sud, pouvaient très bien choisir les États-Unis : s'ils s'arrêtaient en
France, c'était par hasard pour certains, mais par choix pour beaucoup.
Pourquoi préférer la France aux États-Unis ? J'ai entendu des jeunes de la
deuxième génération, aujourd'hui, dire qu'ils se foutaient de la France.
Au fond de moi-même je ne suis pas nationaliste, mais je trouve qu'il y
avait quelque chose de biaisé dans le système, quelque chose qui ne va
pas. Cela veut dire que la manière dont nous, Français, nous vivons notre
identité, n'est plus désirable, et donc n'est plus partageable. Et il y a
donc là un grave problème de fond, d'identité et de conscience d'une
nation. J'ai essayé de le dire à plusieurs présidents de la République,
dans mes fonctions d'archevêque de Paris. J'ai toujours été écouté avec
bienveillance et respect, mais je crois qu'aucun n'a compris ou voulu
comprendre. Il est vrai qu'ils sont pris par l'urgence de l'immédiat, le
court terme.
Comment rattraper le bébé ? On a ressorti le principe de M. Thiers : on va
prendre des imams, on va prendre la religion. C'est ne rien comprendre à
ce qu'est le phénomène social, culturel, religieux et indissolublement
linguistique des mondes de l'islam. C'est se figurer qu'il suffit de
prendre un décret pour que brusquement une mosquée se transforme en
église, un imam en curé, et le vendredi en dimanche. C'est assimiler une
vérité religieuse qui n'est pas actuellement de niveau à la réalité
française, avec le schéma qui est singulier aux Français depuis que
Napoléon a mis au carré les protestants, les juifs et les catholiques. La
loi de séparation a été faite pour les religions reconnues qui ont été
mises au pas par l'empereur et la Révolution française. En réalité, il y
avait donc une double erreur : vouloir se servir de la religion islamique
pour gérer l'immigration, et confondre l'intelligence et la compréhension
de la réalité humaine, sociale et culturelle des générations d'origine
islamique avec le cursus d'une population d'origine italienne ou
polonaise. Le chemin à parcourir n'est pas le même : il faut du temps, il
faut se servir des outils de la République que sont l'éducation, les
droits de l'homme, le respect, le travail, la citoyenneté, le respect de
la loi et la liberté ; et faire confiance à la France, à la culture que
l'on a à proposer, que ceux qui arrivent devront s'approprier, dans
laquelle ils devront choisir eux-mêmes ce qu'ils retiennent et font leur.
C'est à eux de s'expliquer sur leur identité de Français et de trouver les
solutions, de dire comment ils peuvent être Français et fidèles à la
France, à la fois celle de Voltaire et celle de Pascal, celle des Lumières
et celle de la tradition mystique des siècles chrétiens, celle d'une
histoire nationale parfois exacerbée depuis les grandes conquêtes, de
Louis XIV à Napoléon. Cette France-là, cette France de la liberté avec sa
prétention à l'universel c'est celle-là qui devient leur patrie et c'est à
eux de voir comment ils y naissent, comme citoyens français, avec ce
qu'ils sont. On ne leur demande pas un reniement mais une renaissance.
La politique religieuse des ministres de l'Intérieur depuis quinze ans a
été de se fixer sur l'islam, avec l'illusion qu'ils arriveraient à
maîtriser l'islam en se fabriquant des imams à leur image et en payant les
mosquées. C'est d'une naïveté enfantine, et c'est méconnaître l'importance
et la gravité des vrais problèmes. Qu'il y ait eu une langue beur parlée
est tragique d'une certaine façon, parce que cela veut dire que leur
manière de réagir c'est de créer leur propre langue à l'intérieur de
l'espace francophone. Et comme retour de bâton, pour empêcher cette peur
de l'islam, il fallait atténuer totalement le catholicisme. Le thème de «
l'islam : deuxième religion de France » est une manière élégante de le
faire, comme je l'ai dit à l'un des premiers ministres, qui l'a compris :
« n'oubliez pas la première religion de France ». Parce que c'est eux qui
ont l'électorat le plus nombreux.
Questions et réponses
--- Je vais poser une première question. C'est quelque chose que j'ai
essayé de faire passer, mais j'aimerais avoir votre avis : à propos des «
origines chrétiennes » de l'Europe, beaucoup ici m'ont entendu dire qu'il
eût mieux valu parler des « origines bibliques » de l'Europe. Il était
clair que l'Église catholique proposerait des « origines chrétiennes »,
mais des personnalités laïques auraient dû proposer des « origines
bibliques » car c'est quand même faire peu de cas de la composante juive.
Que serait en effet l'Europe sans Rachi ou Mendelssohn ?
--- Oui, mais je vais aller plus loin que vous. Cette composante biblique,
elle a été véhiculée majoritairement par le christianisme.
--- Il y a quand même eu une unité du Tage à la Vistule que représente le
judaïsme.
--- Oui, il est antérieur au christianisme dans les pays de l'Empire
romain, et même au-delà. Mais ce qu'il a été comme élément réactif, c'est
une autre histoire, c'est une autre page. Certainement --- je ne vais pas
soulever cette question-là ici --- la présence juive dans la culture
occidentale est antérieure au christianisme. Ne serait-ce que du côté de
l'hellénisme, vous connaissez bien la traduction en grec deux siècles
avant notre ère de toute la Bible, la Bible des Septante, vous connaissez
aussi l'oeuvre de gens comme Philon d'Alexandrie1, et quelques autres auteurs de ce genre. Quant à la présence
juive... Je n'évoquerai pas le cas Bérénice : l'Empire romain a failli
être un Empire juif ! Si Titus...
--- Sur cette question des origines chrétiennes : au départ, dans
le débat qui remonte déjà à plusieurs années, il était question non pas de
« racines » mais de « valeurs » chrétiennes, et il y a eu ensuite un
déplacement des « valeurs », un problème plus subjectif, aux « racines »,
qui sont un fait historique, reconnaissable par tous. Et évidemment on
peut comprendre qu'il y ait eu au départ une certaine peur quand il a été
question de valeurs chrétiennes, puisque à ce moment-là on peut imaginer à
peu près tout, c'est-à-dire que chacun, au nom de l'interprétation qu'il
donne à ces valeurs, peut, si ces valeurs sont reconnues par une
constitution, faire interdire telle ou telle chose, et nous retombons dans
une situation pré-laïque, médiévale, où l'on juge au nom d'une religion
qui n'est pas, évidemment, celle de tous. Est-ce que vous pensez que le
fait qu'on n'ait pas parlé tout de suite de « racines » chrétiennes qui
auraient peut-être plus rassuré les gens, n'a pas quelque part entraîné le
fait qu'on se soit finalement contenté d'une référence assez généraliste
aux héritages spirituels, philosophiques, etc., et est-ce que l'erreur n'a
pas été de commencer d'abord à parler de « valeurs » ?
--- Je n'en sais rien. La seule chose que l'on peut relever c'est la
traduction de valeurs spirituelles en allemand. « Geistlich » signifie «
fantômatique », « ectoplasme », alors les Allemands ont traduit «
geistlich-religiös » pour traduire « spirituel ». Donc il suffit de lire
le texte en allemand pour comprendre qu'il s'agit de valeurs
religieuses...
--- Vous avez vous-même dit que les notions de « Liberté, Égalité,
Fraternité » pouvaient certes être acceptées par tous, mais qu'à partir du
moment où elles perdaient le contact avec leur source chrétienne, elles
pouvaient être interprétées n'importe comment, comme c'est le cas
maintenant. Dans quelle mesure pensez-vous que les personnes d'origine
musulmane peuvent être attirées par ces valeurs qu'on leur propose, ces
valeurs laïques, ces valeurs des droits de l'homme, dont il est acquis
dans le discours médiatique, officiel, qu'elles n'ont surtout rien à voir
avec les valeurs chrétiennes, et qu'au contraire elles agissent contre (je
ne vous cite pas tous les problèmes éthiques dans lesquels on cite ces
valeurs qui ont leur origine dans le christianisme contre le christianisme
lui-même) ? Dans quelle mesure ces valeurs opposées à toute valeur
spirituelle, qui n'offrent guère de perspectives spirituelles, vont contre
leur propre religion à eux, qui a quand même une certaine profondeur, même
s'ils ne l'ont qu'en termes de nostalgie (vous savez la puissance de la
nostalgie) ? Dans quelle mesure cela peut-il être attrayant, pour eux ?
--- C'est évidemment un problème.
--- ... sachant que la laïcité n'a pas de sens pour eux ?
--- C'est une notion juridique obscure, alors que « Liberté, Égalité,
Fraternité » cela peut avoir un sens --- j'espère que je ne vais blesser
personne en disant ce que je vais dire. Vous vous souvenez de la révolte
des Minguettes et de la marche des beurs, il y a 20 ou 25 ans ? C'était
une cité lyonnaise qui s'était révoltée et qui réclamait son intégration
dans la France du travail, de l'identité, etc. C'était une marche vers
Paris : je me suis retrouvé à une cinquantaine de kilomètres de Paris,
j'ai marché pendant deux ou trois heures avec eux et j'ai discuté avec les
principaux responsables. Ce qui m'a frappé, c'est que leur langage était
déjà un langage de notre culture. Ce n'était pas une revendication
typiquement islamique. C'était au contraire inscrit dans leur coutume. Ils
voulaient être reconnus pour ce qu'ils sont, en se définissant eux-mêmes à
l'image de ce que nous sommes. Je me souviens de deux personnes. L'un est
celui qui est actuellement vice-président du Parti Socialiste, qui a été
président de SOS Racisme et qui était très remarquablement intelligent.
L'autre, qui a disparu corps et biens, était un grand gaillard, au visage
disgracié (je ne sais pas ce qui lui était arrivé comme accident
physique). Il ne parlait pas très bien le français. Il m'a expliqué que
son père, qui était l'aîné de huit ou neuf enfants, avait fait toutes les
guerres (Afrique du Nord, Indochine...) et avait été sous-officier de
l'armée française. Lui, ne voulait qu'une chose : il était coiffeur, il
voulait devenir citoyen français. Il me l'a dit avec une ferveur naïve qui
m'a bouleversé, parce que j'ai pensé : « il va en recevoir plein la
figure, il va se faire rejeter ». Je ne sais pas ce qu'il est devenu. Son
langage, pardonnez-moi de vous dire ce que je vais vous dire maintenant,
son langage était implicitement chrétien, du moins dans son jeu de
valeurs. Et il était donc démocratique, si j'ose dire.
--- Il me semble que l'homme est par essence spirituel et religieux : ne
pensez-vous pas qu'à vouloir à tout prix imposer la laïcité, à terme on
en arrivera à un besoin des gens de retrouver des valeurs religieuses ?
Par exemple dans le cadre du succès du Da Vinci Code, on a beaucoup
entendu dire que les gens avaient besoin de retrouver du religieux. Est-ce
que vous pensez qu'on en arrivera là ?
--- Pardonnez-moi de me citer moi-même mais je suis un des rares qui, il y
a une dizaine d'années, protestaient contre l'idée de la sécularisation
intégrale et l'idée de la mort de Dieu, comme on l'entendait en
sociologie. En réalité, je souscris tout à fait à votre affirmation. Pour
dire les choses de manière imagée, il y a dans l'homme une capacité
d'infini. Le croyant saura reconnaître en elle l'image et la ressemblance
de Dieu, la trace de Dieu dans cet animal étrange qu'est l'homme, et sa
capacité de n'exister vraiment en plénitude que s'il peut atteindre Celui
dont il tire son existence, s'il peut reconnaître Dieu, qui est la source
de sa vie et la source de sa conduite, du bien qu'il peut rechercher.
Quand il abandonne ou méconnaît ce désir de Dieu, de plus grand que
lui-même, il le satisfait de quelque façon que ce soit. Il se choisit des
dieux, autrement dit l'objet de son désir. Je pense que les civilisations
réputées athées sont inexorablement des civilisations religieuses, et la
bonne lecture sociologique ou anthropologique consiste à voir quels sont
les dieux de cette civilisation. Ils peuvent être la volonté de puissance,
l'argent, le corps, le sexe, l'orgueil, la haine, la guerre : toutes les
idoles sont possibles. Mais au point où en est arrivé l'humanité
aujourd'hui, compte tenu du chemin que l'espèce humaine a parcouru, « le
grand Pan est mort », tous les dieux splendides de l'humanité païenne sont
morts, nous ne croyons plus à Vénus, à Hermès, ni à aucun des dieux de
l'Antiquité que l'on peut aller visiter au Louvre. Nos dieux sont plus
grossiers et abstraits : cela peut être le cours de la Bourse, l'Internet,
la drogue, l'ivresse orgiaque recherchée pour elle-même, cela peut aller
jusqu'au crime. En fait, ces religions-là sont des religions --- je prends
le mot au sens très générique --- de l'en-bas infernal. Elles absolutisent
l'objet du désir de l'homme, alors que l'homme doit apprendre non pas à se
méfier de l'objet de son désir, mais à le purifier de façon à ce que ce
qui en lui est désir du bien, du beau, de Dieu, puisse atteindre quelque
chose du reflet du Seigneur. Donc je pense que l'idée d'une civilisation
athée n'a pas beaucoup de sens, car l'athéisme est une manière d'affirmer
Dieu en le niant.
Dans mon expérience de ces civilisations, j'ai un exemple qui m'a beaucoup
frappé. J'ai fait mon service militaire comme aspirant et sous-lieutenant
dans Berlin divisé en cinq zones. Comme officier, j'avais la liberté de me
mettre en civil et de pénétrer dans la zone russe, à l'Est. Il y avait là
une grande allée, une longue promenade, avec à droite et à gauche
d'immenses cubes de pierre, sur le socle de chacun desquels étaient
inscrites les victoires de l'Armée rouge. Au fond, vous aviez une chapelle
byzantine, avec à l'intérieur des mosaïques, où trônait, comme à la place
du Pantocrator, le petit père Staline. Je me souviens le dimanche à midi
d'une foule de Berlinois qui venaient en famille et qui emplissaient
complètement l'allée centrale avant d'arriver jusqu'au mausolée. Je me
suis mis dans la file, pour observer, et j'ai vu des braves dames se
signer en entrant dans la mausolée. Staline en Père éternel... Je vous
signale que si vous retrouvez en cinémathèque des films de propagande
russe des années 43-44 qui font un récit de la victoire des armées
soviétiques, et que vous fassiez une analyse du rôle de Staline, vous avez
pratiquement le Père éternel, avec sa Providence, qui décide de toutes
choses avec sagesse, vous avez tous les personnages divins qui sont là. Et
Dieu, c'est Staline. On n'y va pas par quatre chemins.
Le peu que j'ai connu de l'Allemagne nazie me donnait la même impression,
bien que je l'aie connue avec mes yeux de dix ans. Cela m'avait beaucoup
surpris en 6ième quand j'avais appris que César se faisait dieu. Je
n'arrivais pas comprendre comment c'était pensable que des gens soient
assez idiots pour penser que César puisse être dieu. Mais j'étais trop
tributaire de la Bible pour réagir comme cela. J'ai un ami qui revient du
fond de l'Ukraine orientale, de la campagne. Il en revient effaré de la
déshumanisation que plus de 70 ans de régime soviétique ont opérée dans
l'humanité de ces pauvres gens, de ces pauvres paysans. Ils n'ont plus
rien. On les a privés de leur mémoire, de leur culture, de tout. On
appelle ça le totalitarisme. Mais il y a un totalitarisme dans la société
française, celui du conformisme social, et je crois qu'à cet égard le
courage de la prière, le courage de la foi, est un acte de liberté grâce
auquel le croyant brise ce couvercle, cette chape de plomb. Il le fait
peut-être à grand prix pour lui-même, parce qu'il sait que là est la
liberté.
Vous faites partie de ceux qui ont la chance d'avoir la liberté d'esprit,
d'intelligence, avec l'esprit critique. C'est un privilège, et vous en
savez le prix ascétique aussi. Je pense que cette liberté est une
harmonique de la liberté spirituelle, qui n'est pas simplement faite de
discipline ascétique, comme celle par laquelle vous avez réussi vos
concours, mais est plus profonde, puisqu'elle va à l'intime de l'âme, à
l'intime du secret de chacun, pour lui donner son vrai développement
intérieur, dans la grâce de se recevoir et de se donner. C'est cette
liberté-là qui est finalement la fine pointe humaine à laquelle nous
pouvons prétendre parvenir dans le peu d'années que chacun de nous vivra
sur terre. À quelle humanité pouvons-nous prétendre ? C'est cela qui
réunit des hommes et des femmes si divers, de tant de civilisations et de
tant de siècles, au point de se reconnaître comme frères et soeurs dans
tant de diversité, dans la beauté et la richesse que Dieu donne à chacun.
Même moqué ou minoré, je pense que ce travail des croyants est quelque
chose d'indispensable à la vie --- je ne dis pas à la survie --- de
l'humanité, parce qu'elle trace un chemin. En disant cela, je ne prétends
pas être lié à un quelconque monopole, car la tentation et la crise de
l'humanité font partie du chemin du croyant. C'est le combat de Jacob : on
ne peut nier le vrai Dieu que si on connaît le vrai Dieu. Sinon, on
détruit une idole, et beaucoup de révoltes qui se croient athées ne sont
que des révoltes contre l'idole inconsciente dont ce type de croyance
s'est fait le serviteur.
Méditer sur la passion du Christ mène beaucoup plus loin, quand l'on
reconnaît en cette humanité le Fils de Dieu, fait homme. À ce moment-là,
parler de la mort de Dieu --- ce qui est une étrange formule, paradoxale,
comme l'est le mystère chrétien tel qu'il se formule lui-même --- c'est
très différent de ce qu'ont entendu les sociologues de la fin du
xixième et de la première partie du xxième, pour
parler d'un phénomène social. Pour comprendre ce que cela veut dire, il
faut lire saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila, ou même maître
Eckhart. Là-dessus, je crois qu'il ne faut pas se laisser trop
impressionner par les péripéties de l'histoire. Le temps est déjà assez
court pour qu'on ne perde pas son temps à d'inutiles détours.
--- C'est peut-être une question qu'il faudrait poser à votre
successeur... Vous nous avez beaucoup parlé du passé en général, et du
passé de l'Église : j'aimerais connaître la manière dont vous imaginez
l'avenir : qu'y a-t-il à rêver, à espérer ?
--- Écoutez, je n'ai fait que ça pendant toute ma vie, j'ai toujours mené
mon action en essayant d'avoir 10 ans ou 20 ans d'avance, c'est-à-dire de
fixer des objectifs à long terme. Sinon, on ne regarde que le bout de ses
pieds. Il me semble que la situation actuelle, que j'ai évoquée dans ma
parenthèse sur la France qui a basculé dans les années 65, j'en ai eu
comme le pressentiment quand j'avais votre âge et que je hantais les
couloirs et les rues du Quartier Latin, au sortir de la guerre. Je ne l'ai
pas inventé tout seul : il y a eu un ouvrage, très célèbre à son époque,
des abbés Henri Godin et Yvan Daniel, dont le titre provocant était
France, pays de mission ? Cette intuition qui était paradoxale, compte
tenu de mon expérience personnelle, j'y souscrivais tout à fait, étant
donné le type d'hommes et de femmes que j'avais pu fréquenter et croiser
au cours de mon existence, dans ces années-là.
Je reviens maintenant à votre question, sur ce à quoi nous assistons en
France. La France a été à la fois un pays de mystique forte, et elle le
demeure, et un pays de conformisme social très fort. Or, ce qui
s'effondre, c'est le catholicisme comme religion sociale des Français.
J'ai été dire à François Mitterrand, puisque c'est lui qui a été le plus
long président pendant ces 25 ans où j'ai été archevêque de Paris, que ce
qui m'inquiétait ce n'était pas l'avenir de l'Église, mais l'avenir de la
France. Concernant l'avenir de l'Église, il suffirait d'un saint ignoré au
fond du dernier village gaulois pour que l'avenir du christianisme en
France soit assuré --- enfin, je n'ai pas dit cela tout à fait comme ça...
--- tandis que cette moralité sociale, cette culture d'inspiration
chrétienne qui a formé les moeurs de la population française et contre
laquelle cette même population s'est révoltée à un moment donné (ce qui
est tout à fait compréhensible et normal) s'est effondrée quasiment d'un
coup. Qu'est-ce qui reste ? Il reste une certaine minorité de chrétiens
qui le sont parce qu'ils choisissent de l'être et qu'ils le veulent. Je
trouve que les pratiquants d'aujourd'hui sont les militants de ma
jeunesse. Dans ma jeunesse, en effet, il y avait, sur une classe d'une
école quelconque en France, catéchisme pour pratiquement tous les enfants
du primaire. Dans une classe de lycée, en 6ième, 5ième, 4ième, dans les
années 1935-36, la plupart des gamins allaient à l'aumônerie du lycée : on
n'est plus en 1830 ou en 1840, au lendemain de la Révolution et de
l'anticléricalisme triomphant dans les classes bourgeoises, on est dans
l'après Première Guerre mondiale. Ce doit être les classes de nos
grands-parents, ce doit être la religion de nos grands-parents et de nos
arrières grands-parents peut-être. Et comme il y avait ce conformisme, la
plupart des Français se faisaient baptiser, faisaient leur première
communion, se mariaient à l'église et étaient enterrés à l'église.
Là-dessus, il y en avait certains qui allaient à la messe une fois par an.
Et quelques uns qui allaient à la messe pour les grandes fêtes. Et
d'autres encore, moins nombreux, qui allaient à la messe tous les
dimanches. Vous voyez cette gradation d'une pratique religieuse sur une
population où les gestes cultuels et les fêtes avaient une grande
importance. De ce point de vue là nous sommes assez différents de
l'Italie, par exemple, ou de la Pologne, pour prendre un pays plus à
l'Est, ou même de l'Allemagne, pour les pays catholiques. Ce qui s'est
effondré, c'est tous ces catholicismes saisonniers, qui sont portés par la
pratique sociale. Cela s'est fait d'un seul coup, très vite, en l'espace
de quasiment une génération, en 20 ou 25 ans, c'est un vrai glissement de
terrain. En revanche, ce qui était autrefois numériquement les
pratiquants, dont le niveau d'instruction religieuse était différent que
celui que nous connaissons aujourd'hui, c'est actuellement un catholicisme
volontaire, ardent, parfois extrêmement solitaire. Cela dépend un peu des
régions de France, j'en juge par ce que j'ai connu à Paris. J'ai une
grande espérance car quand je vois ce qui se passe chez les jeunes
générations, depuis les jeunes gens qui choisissent de consacrer toute
leur vie au service du Christ et de l'Église, jusqu'à des couples et des
laïcs qui s'engagent de différentes façons, il y a une espèce d'intensité
de vie religieuse qui est encore commençante.
Je ne sais pas ce qui va se passer dans les vingt ans qui viennent. Nous
aurons peut-être de grandes épreuves ou de grands malheurs, car vous voyez
bien dans quel monde nous sommes. C'est donc très difficile de faire des
pronostics. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que votre génération,
avec celles qui vous ont précédés immédiatement, disons 10 ou 15 ans avant
vous, quand a commencé ce mouvement, fera quelque chose, j'en suis sûr.
Vous faites quelque chose, je reste indéterminé dans mes pronostics, parce
que je ne voudrais pas dire de bêtises, mais je suis sûr que vous
annoncerez le Christ à cette civilisation. Et c'est une civilisation
nouvelle, elle est vraiment nouvelle, par son étrangeté, ses duretés, ses
violences envers la condition humaine, ses ambitions prométhéennes en même
temps que son savoir. Il n'y a jamais eu un tel écart entre richesse et
pauvreté que dans le monde d'aujourd'hui, c'est effrayant. Et il n'y a pas
seulement cela, les choses vont vite. Il peut y avoir des dissolutions de
moeurs qui sont tragiques : cela existe, des sociétés qui meurent. Mais
elles ne meurent jamais totalement, il y a toujours des petits restes, des
gens qui vivent et qui conduisent quelque chose un peu plus loin, les
historiens connaissent ça. Je suis très optimiste sur l'avenir.
--- Excusez-moi de prendre l'assemblée à rebrousse-poil, mais
vous avez parlé de la laïcité, et à un moment des totalitarismes athées.
Mais il y a eu longtemps, et il ne faut pas l'oublier, un totalitarisme
religieux. Et pour moi, cette idée de laïcité, c'était de ne pas faire de
prosélytisme : on peut affirmer ses valeurs chrétiennes par l'action et la
discussion, mais afficher sa chrétienté... On voit resurgir en ce moment
des gens qui disent : « je suis chrétien », pour moi ce n'est pas la
meilleure manière d'être chrétien. Pour moi il vaut mieux être un chrétien
caché qui, dans la vie de tous les jours, dans les contacts avec ses
proches, donne le message du Christ, que cette nouvelle tendance au
prosélytisme.
--- Il y a plusieurs choses dans ce que tu dis. Prosélytisme, cela
signifie qu'on utilise plusieurs sortes de moyens, comme disons ceux de la
propagande, de la publicité ou du conditionnement, pour entamer la liberté
d'autrui. La tentation existe toujours, il faut s'en garder. L'autre
aspect qui est un aspect de contraintes --- il est vrai qu'il y en a eu
dans les siècles passés, et peut-être dans certains pays encore, mais pas
en France en tout cas, depuis pas mal de temps --- c'est une emprise quasi
politique sur la société de la part d'une religion, ou l'inverse,
c'est-à-dire l'utilisation d'une religion par le pouvoir politique pour
faire régner l'ordre. C'est ce que tu évoquais à plusieurs reprises. Car
toute l'histoire de l'Europe, l'histoire chrétienne de l'Europe, est
marquée par ce trait-là. Vous savez bien que le compromis qui a mis fin à
la guerre de Trente ans, cujus regio, ejus religio, ce qui veut
dire « selon le roi auquel on appartient on a telle religion »
(regio n'est pas la région, il ne faut pas traduire cela
géographiquement, mais ce qui est sous l'autorité d'un rex), la
religion du roi est la religion de son peuple. C'est ainsi qu'a été faite
la carte de l'Allemagne : c'est un partage politique qui a donné la forme
des pays réformés et des pays catholiques. Et les grandes persécutions
contre les minorités religieuses, je pense en particulier aux expulsions
des juifs, aux massacres parfois, ont été faites au nom de ce principe.
L'histoire de la Reconquista en Espagne, contre les musulmans et
contre les juifs, avec la violence faite notamment aux juifs, relève de
cela. Cela tient à la volonté du pouvoir politique de s'assurer de bonne
foi ou de mauvaise foi le soutien de la religion : cela va de M. Thiers au
souverain catholique d'Espagne qui était très sincère, du moins on le
pense, il y a toutes sortes de gradations. La force, du coup, utilise la
religion comme un outil pour sa propre promotion ou bien prétend
promouvoir la religion par la force. C'est une grande erreur répudiée par
l'Église. Mais il faut bien tenir compte que les erreurs de ce genre
s'expliquent quand on voit le monde, les civilisations et leur évolution.
C'est une infortune et c'est inacceptable.
Il faut donc écarter le prosélytisme, la violence faite pour adopter une
religion et les moyens de ce genre. Mais la liberté de s'afficher et de
dire ce qu'on croit, est une liberté naturelle : pourquoi la refuser ?
Pour ce qui est du comportement religieux de chacun à l'égard d'une
société multiple, c'est à chacun d'être assez délicat, sensible,
respectueux d'autrui, pour savoir ce qu'il convient de dire ou de ne pas
dire. Et cela on l'apprend, avec la vie. Il est peut-être naïf, et on
n'est pas forcé de le faire, de se comporter à l'américaine comme le font
certains groupements dits évangélistes. Nous sommes dans une société
particulière, qui a ses pudeurs, ses préjugés, ses limites, il faut aussi
en tenir compte. Et pour autant il faut avoir assez de liberté pour être
soi-même. Tu vois un peu le point de vue que je prends ?
--- Vous avez dit que d'une certaine manière les valeurs
républicaines étaient issues des valeurs de l'Église...
--- ... chrétiennes.
--- ... oui, chrétiennes. Donc si tel est le cas, quand on essaie, et
c'est légitime, de vouloir imposer les valeurs républicaines, par ce biais
on imposera les valeurs de l'Église ?
--- Je crois que ces valeurs sont les valeurs d'une civilisation, donc
elles ne s'imposent pas par des règles, il n'y a pas une loi sur la
liberté, une loi sur la fraternité, ni une loi sur l'égalité. Les lois
s'inspirent d'un certain nombre de valeurs, d'une vision de l'homme : ces
règles fondent donc un humanisme qui a sa source très largement dans le
christianisme, mais qui n'a pas besoin du christianisme pour être affirmé
et adopté. Il est vrai que cette vision de l'homme, y compris pour la vie
sociale et politique, est très différente de ce que peut penser une
société de type bouddhiste ou de type shintoïste. Ce ne sont pas tout à
fait les mêmes réflexes. De même, il n'est pas sûr qu'une société
islamique accepte la multiplicité et la diversité des croyances, à
égalité, que la devise républicaine promeut : dans une civilisation
islamique classique, tout le monde doit être musulman, et ceux qui ne le
sont pas sont, ou bien exterminés, ou bien tolérés, à des conditions
précises. De même qu'à un certain moment, dans une société chrétienne,
ceux qui n'étaient pas catholiques étaient soumis à une situation
inférieure au point de vue civique ; pas de la même façon, peut-être pas
avec la même rigueur, mais il y avait un peu cela aussi. Par exemple, les
princes accordaient aux protestants des franchises, ou bien il y avait des
garanties ; il y avait les rois de Pologne qui ont accordé des franchises
aux juifs, il les ont fait respecter depuis l'origine, quand ils ont
quitté l'Espagne et les pays de l'Occident pour aller jusque dans les pays
de l'Est. Mais ce n'est pas défini par les canons religieux, cela : ce
sont des lois civiles.
J. M.