Le péché originel, quid ?
Arnaud Basson
Ce que vous vous apprêtez à lire est un dialogue imaginaire issu d'une
discussion
bien réelle --- quoiqu'électronique! --- entre quelques talas1, par
e-mail en décembre dernier. J'espère n'avoir pas trop déformé les idées
exprimées par les uns et les autres qui sont rapportées ci-dessous.
Néanmoins les protagonistes du dialogue sont fictifs, et toute ressemblance
éventuelle avec l'une ou l'autre de vos connaissances ne saurait bien sûr
être que fortuite!
Enfin, le dialogue est émaillé de quelques digressions susceptibles
d'enrichir le débat.
Le narrateur. Avant de laisser la parole à nos orateurs, et pour
planter le
décor, un petit détour par le Catéchisme de l'Église Catholique s'impose.
Le Catéchisme traite du péché originel dans le chapitre consacré à la
création (paragraphes 385 à 421). À la racine de la réflexion théologique
sur le péché originel se trouve la question «pourquoi le mal? d'où
vient-il?» Question d'autant plus pressante que nous croyons en un Dieu
créateur souverainement bon, donc qui ne peut avoir placé le mal dans la
création (§ 385). Après avoir rappelé que le péché originel est une vérité
de foi, le Catéchisme remarque qu'il constitue en quelque sorte le «revers»
du salut offert par le Christ aux hommes: à la suite du péché originel,
tous les hommes sont pécheurs, donc tous ont besoin d'être sauvés par le
Christ (§ 389). Il ajoute même «qu'on ne peut toucher à la révélation du
péché originel sans porter atteinte au mystère du Christ.»
Venons-en au fait: la chute du premier homme. L'homme est créé libre par
Dieu. Mais cette liberté est celle d'une créature par rapport à son
Créateur. Dans l'ordre voulu par Dieu, l'homme doit donc librement
s'astreindre à respecter les commandements divins («De l'arbre de la
connaissance du bien et du mal, tu n'en mangeras pas.» Gn 2 17).
Le péché originel n'est autre que la désobéissance à ce commandement
commise par le premier homme, qui a fait par là un usage abusif
(moralement parlant) de sa liberté. Il s'est préféré lui-même à Dieu, il a
voulu devenir Dieu à la place de Dieu (§§ 396 à 398).
Les conséquences de cet acte ne se font pas attendre: la sainteté et la
justice originelles dans lesquelles l'homme avait été établi par son
Créateur sont perdues (en particulier la totale maîtrise du corps par
l'esprit, ainsi que l'immortalité), la pleine communion avec Dieu est
rompue. On assiste depuis à une véritable invasion du monde par le péché, à
laquelle tout homme se voit soumis (§§ 399 à 401).
La doctrine du péché originel consiste à affirmer que tous les hommes sont
impliqués dans le péché du premier homme: «Par la désobéissance d'un seul
homme, la multitude a été constituée pécheresse.» (Rm 5 19; §
402). Tout le genre humain était en Adam, si bien que son péché concerne
l'humanité tout entière. Cependant le Catéchisme ajoute que la transmission
du péché originel reste mystérieuse. On peut décrire ce fait en termes de
«nature humaine». Le premier homme, s'il n'avait pas péché, aurait transmis
à ses descendants l'état de sainteté dans lequel il se trouvait. Ayant
péché, il perd cette grâce, sa nature se trouve donc déchue, et c'est cette
nature qui se transmet aux descendants. Pour ces derniers, le péché
originel n'est pas un acte commis, mais désigne l'état dans lequel ils
sont. Il n'est pas une faute personnelle, mais l'état de l'homme déchu et
détourné de Dieu.
Il résulte de cet état corrompu de la nature humaine que l'homme a une
inclination à commettre le péché, dénommée concupiscence --- chacun le sent
bien dans son expérience personnelle ---, l'homme est tombé dans une sorte
d'esclavage du péché. Le Catéchisme parle d'une «certaine domination du
diable sur l'homme» (§ 407). Le chrétien doit sans cesse lutter contre
cette tendance au péché.
Remarquons pour achever cette introduction un peu trop étendue que si
cette doctrine peut sembler assez noire et pessimiste --- mais l'est-elle
davantage que la réalité du mal que nous vivons? --- on ne saurait
considérer le péché originel sans évoquer la rédemption accomplie par le
Christ. Il est venu briser le pouvoir du péché et nous en délivrer par la
grâce conférée dans les sacrements, nous rétablir dans la communion avec
Dieu et nous ouvrir les portes du royaume des cieux. «Il n'en va pas du
don comme de la faute. Si par la faute d'un seul, la multitude est morte,
combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul
homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude.»
(Rm 5 15) C'est ainsi que procède saint Paul dans tout le
chapitre 5 de cette lettre aux Romains, en opposant Adam et le péché avec
le Christ et la grâce, faisant ressortir l'immense supériorité de ces
derniers. «Où le péché a abondé, la grâce a surabondé.» (Rm 5 20)
Félix. --- Je saisis assez bien la portée théologique de
la notion de péché
originel, concernant l'existence du mal, les péchés des hommes, la
rédemption, etc. Mais je me demande quelle réalité concrète on peut lui
donner, d'un point de vue historique. Comment caser dans l'histoire un
«avant» le péché originel?
Théophile. --- Je ne comprends pas ta question. S'il y a eu un
premier péché, il y a nécessairement eu un «avant», non?
Félix. --- Peut-on dire qu'il a eu lieu, comme événement
historique? En quelle
année s'est-il produit alors? Mais sinon, quelle réalité lui donner?
En fait je ne sais pas trop comment interpréter le récit de la chute,
au chapitre 3 de la Genèse. L'interprétation littérale est évidemment
intenable, c'est comme pour le récit de la création. Mais celui-ci ne me
pose pas de problème: c'est une histoire imagée dont le message théologique
est que Dieu est le créateur de toute chose et que si le monde
existe, c'est parce que telle a été sa volonté. Ensuite, comment la
création a-t-elle eu lieu concrètement, ça n'a pas d'importance ici, et
c'est la cosmologie qui nous l'apprend. En somme je n'ai aucune difficulté
à faire cohabiter les connaissances scientifiques sur l'origine de
l'univers et les données théologiques sur la création.
Mais en ce qui concerne le péché originel, je ne vois pas comment accorder
l'idée d'un premier couple humain vivant dans la sainteté originelle, puis
la perdant après un premier péché, avec l'évolution des espèces et
l'apparition de l'homme par différenciation d'avec les autres
primates... Il n'y a pas eu de rupture dans cette évolution.
Je n'ai aucune idée de comment l'homme est apparu, mais
certainement pas d'un coup de baguette magique! Et que faire des parents
du couple originel?...
Constance. --- D'autant plus que l'homme d'avant la chute est
censé être immortel, et nous savons bien que toutes les créatures qui
vivent sur terre meurent... En tout cas je partage ta préoccupation
d'accorder pensée scientifique et théologie, sinon on est tiraillé par ses
contradictions et on devient complètement incohérent avec soi-même.
Dominique. --- En effet, les données de la science ne nous
permettent plus de nous en tenir à la doctrine traditionnelle du péché
originel commis par Adam et Ève. L'émergence de l'homme a pris des
centaines de milliers d'années, au plan biologique mais aussi au plan
culturel. Il est impossible de placer un moment historique dans le passé
de l'humanité où celle-ci aurait connu une relation idéale et parfaite
avec son Dieu, tout comme il est impossible de placer le paradis perdu sur
une carte de géographie. Abstenons-nous de fantasmer sur la vie
spirituelle de l'Homo erectus ou des néandertaliens!
Pour parler du péché originel, je vous suggère de le distinguer de deux
autres notions: le «péché du monde» et le «péché d'Adam». La première
renvoie à une dimension collective du péché, à une solidarité des hommes
dans le mal, qui les écrase et les entraîne au péché. Quant au péché
d'Adam, rapporté par le mythe de la Genèse, il est ce qui permet à Paul
d'exposer l'universalité du salut.
Il importe aussi de faire une autre distinction préalable, entre
commencement et origine. Le commencement est le laps de temps au début du
cours d'une durée, il en fait partie. On ne peut définir un commencement
de l'histoire humaine. L'origine au contraire est en dehors de la durée,
elle est ce qui fonde le temps dans toute sa durée. On parlait tout à
l'heure de la création: la science nous parle du commencement du monde, la
Bible de son origine, et c'est au niveau de celle-ci que se situe l'action
de Dieu.
Le péché originel désigne spécifiquement ce qui brise la relation entre
l'homme et Dieu. Non pas en tant qu'événement daté historiquement mais en
tant qu'origine des péchés que les hommes commettent. Le péché originel n'est
pas le premier péché mais l'origine du péché.
Évidemment il est tentant de parler de l'origine en termes de
commencement, mais ici la distinction est utile. Le récit de la Genèse
prend alors tout son sens, à condition de ne pas en faire une lecture
historique, donc temporelle, mais symbolique: le mythe nous parle
véritablement de l'origine de l'homme2.
Félix. --- Alors si je comprends bien ton argumentation, le
péché originel
n'est plus historique : quelle réalité concrète lui reste-t-il?
Dominique. --- Il n'est pas historique au sens où il serait
datable (au moins dans
l'absolu), mais je ne le considère pas comme métahistorique pour autant. Il
faut
chercher sa réalité dans les actes humains. Le péché originel désigne la
rupture avec Dieu dans l'acte libre et responsable de l'homme. Un tel acte
n'est pas absent de la réalité, il est présent dans l'histoire. Sans
être un moment de la durée, il est dans le cours du temps.
Et il s'agit bel et bien de péché, c'est-à-dire d'une opposition à la volonté
divine, d'un refus de Dieu par la désobéissance, à l'image d'Adam.
En tout état de cause, il reste là-dedans une part d'obscurité, due à
l'aspect obscur de la faute qui, comme rupture avec Dieu, s'enracine en
deçà et se prolonge au delà d'une relation transparente à elle-même.
Théophile. --- Je ne suis pas du tout d'accord avec cette vision
du péché originel. En refusant en fait de placer une origine --- pardon,
un commencement --- de l'humanité, tu nies purement et simplement la
différence entre l'homme et l'animal. Il y a nécessairement une
discontinuité entre les deux: l'évolution ne pouvait produire la
conscience réflexive et le libre arbitre. Il a fallu qu'à un moment Dieu
imprime Son image et Sa ressemblance à une de Ses créatures. Peut-être ce
premier homme était-il selon nos critères un débile sachant à peine
bafouiller deux syllabes et tailler maladroitement un bout de bois pour
chasser; peut-être son père biologique chassait-il déjà le tigre avec arc
et flèches; ça n'a aucune importance. Il n'est pas non plus nécessaire que
le phénomène corresponde à un changement d'espèce biologique. L'important
est que cet individu était le premier à avoir, à l'image de Dieu, une âme
immortelle et un pouvoir décisionnel. Le commencement de l'humanité, vu
comme ça, n'a pu laisser aucune trace archéologique spécifique.
Ensuite, si l'on croit à la bonté de Dieu, alors il faut bien admettre que
l'homme ainsi créé était en pleine communion avec Lui, il est donc
nécessaire qu'il y ait eu concrètement un premier péché dans l'histoire.
On ne peut envisager une lente dégradation des relations entre les hommes
et Dieu: le péché originel est le premier pas dans le refus de Dieu.
D'ailleurs un tel péché ne peut être de type «charnel» vu que l'homme
innocent avait justement maîtrise sur ses instincts, c'est donc un péché
«spirituel», c'est ce qui est à la base de tout péché et que nous
commettons maintenant en permanence, à savoir se donner à soi-même la
première place, devant Dieu. Le péché d'orgueil, autrement dit.
Si l'on refuse cela en faisant du récit de la Genèse un mythe pour
expliquer une condition de toujours, on rejette finalement la
responsabilité de l'homme sur Dieu. Or l'homme est pleinement responsable
de son sort. Nous voyons bien qu'il est enclin au mal, ce que Dieu ne peut
avoir voulu. Comme il serait contraire à la justice divine que Satan (par
exemple) ait pu ainsi altérer notre nature, force est de reconnaître que
toute la responsabilité pèse sur nos épaules.
Constance. --- Mais que fais-tu des découvertes scientifiques? Tu
nous ramènes à la case départ!
Théophile. --- Concernant les relations entre foi et science,
j'estime que dans le cas qui nous intéresse, la conciliation des deux est
un problème sans objet. La science n'a strictement rien à nous dire sur le
péché originel. Elle ne peut nous parler de la conscience que l'homme a de
soi-même et de Dieu.
Dominique. --- Il ne faut pas tomber dans le piège du concordisme
forcené entre foi et science. Si l'une et l'autre peuvent nous parler de
sujets communs, l'homme, le monde..., elles usent de concepts
irréductibles les uns aux autres. Il faut donc chercher une
complémentarité plutôt qu'une convergence à tout prix. Bien sûr, ceci
n'empêche nullement qu'il puisse y avoir des interactions entre elles.
Théophile. --- À mon avis, le seul point sur lequel la science
pourrait avoir quelque chose à redire est celui du couple originel. Mais
de toute façon elle n'exclut nullement la possibilité que l'humanité soit
issue d'un couple unique, et c'est ce qui me paraît le plus cohérent pour
comprendre le péché originel: ce premier couple a péché, et en lui toute
l'humanité a péché.
En effet, toute l'humanité (à deux exceptions près) est touchée par le
phénomène, qui se transmet de génération en génération; or on ne voit pas
que le péché d'un individu quelconque puisse se répercuter ainsi sur tous
ses semblables. C'est donc que l'individu qui a originellement péché avait
un statut particulier vis-à-vis de l'ensemble de l'humanité; en quelque
sorte, il était l'ensemble de l'humanité. Ceci nous conduit assez
naturellement à l'idée d'un couple originel. Ceci dit, ce n'est pas une
vérité de foi, et je pense qu'on peut concevoir le péché originel sans
parler de ce premier couple humain.
Sophie. --- Tu dis que le péché originel se transmet de
génération en génération à toute l'humanité qui a péché en Adam... On
dirait qu'il y a de l'augustinisme dans l'air...
Le narrateur. Interrompons un instant Sophie, qui a vu juste, et
histoire d'y voir un peu plus clair, profitons-en pour examiner d'un peu
plus près la doctrine du péché originel telle que la concevait saint
Augustin.
Sa réflexion s'est développé à l'occasion de la controverse avec les
pélagiens, les tenants d'une des grandes hérésies qu'Augustin a
vigoureusement combattues. Pélage et ses disciples, qui pensaient que
l'homme est capable de faire le bien par ses seules forces et de se garder
du péché, remettaient donc en cause le péché originel, et par suite le
baptême des petits enfants, qui n'avaient pas encore commis de péché
personnel.
Augustin leur oppose la pensée de
saint Paul dans la lettre aux Romains: «Par un seul homme le péché est
entré dans le monde; et par le péché, la mort, qui ainsi a passé en tous
les hommes, parce qu'en lui tous ont péché.3» (Rm 5 12). Augustin
explique qu'avant la chute, l'homme était dans un état de sainteté
originelle, et qu'il était préservé de la mort par Dieu. Par le péché, il
perd les dons de la grâce et subit dans son corps la peine de sa faute, à
commencer par la mort. Tous ses descendants sont engendrés semblables à
lui, de sorte que tous les hommes portent la faute du péché originel et
sont donc voués à la damnation, à moins d'être délivrés par la grâce et la
justification conférées par le Christ aux croyants, par le moyen du baptême.
Toute la théologie d'Augustin sur le péché originel se construit à partir
du Christ venu apporter aux hommes le salut. Or le Christ est venu appeler
non pas les justes, mais les pécheurs (cf. Mt 9 13); il est
mort pour les impies (cf. Rm 5 6); et, rappelle Augustin,
nul n'entrera dans
son royaume, sinon celui qui aura reçu une seconde naissance de l'eau et
de l'Esprit Saint (cf. 1 Jn 3 5). Or
qui oserait dire que le Christ n'est pas le sauveur des petits
enfants? Et de quoi les sauve-t-il, si ce n'est du péché originel?
Augustin en déduit que tous les hommes sont touchés par le péché originel
(en Adam tous les hommes ont péché),
qui suffit à mériter la damnation, et que le baptême (qui
est donné pour la rémission des péchés) est nécessaire pour
accéder à la vie éternelle. Il justifie ainsi la pratique du baptême des
enfants, qui était déjà largement en usage dans l'Église de son temps.
Augustin peut alors préciser la place de l'Incarnation dans l'économie du
salut. Le Christ a pris la condition d'homme, et s'est fait obéissant
jusqu'à la mort sur la croix (cf. Ph 2 8) pour répandre les
bienfaits de sa
grâce miséricordieuse sur tous ceux qui deviendront les membres de son
corps, vivifiant, sauvant, délivrant, rachetant, illuminant ceux qui
avaient d'abord été tenus enchaînés par le péché et la mort. Il réconcilie
les rachetés avec Dieu, les arrache à la mort éternelle et leur donne la
vie éternelle.
Reste à savoir comment le péché originel se transmet d'Adam à tous les
hommes. Pour les adversaires d'Augustin, il se transmet simplement par
imitation: le pécheur imite le geste d'Adam. Augustin défend la thèse de
la transmission par propagation. Il prolonge le parallélisme (par
opposition) entre Adam et le Christ exposé par Paul: le Christ ne se
contente pas de nous demander de l'imiter dans la sainteté, mais il nous
donne la grâce pour y parvenir. De même Adam ne nous donne pas seulement
un mauvais exemple, mais il a infecté tous les hommes issus de sa souche
corrompue. Adam pécheur engendre des êtres pécheurs.
Pour justifier ce point, Augustin fait appel à la concupiscence, qu'il
présente comme une peine du péché originel (cf. Adam et Ève cachant
leur nudité après avoir mangé le fruit défendu): l'homme subit désormais
l'animalité de son corps, du fait de la corruption soudaine de sa nature.
La loi du péché se trouve donc gravée dans sa chair, c'est la
concupiscence charnelle. Le baptême, qui remet les péchés, n'efface pas
cette peine, mais permet à l'homme de combattre et vaincre la
concupiscence, qui n'est plus un péché lorsqu'elle est dominée. Augustin
explique que la procréation est toujours entachée de concupiscence, et c'est là la raison
qui fait que les enfants naissent souillés du péché originel.
Ce point fut longuement débattu par Augustin dans sa controverse avec le
pélagien Julien d'Éclane. Augustin affirme que le mariage est chose bonne,
en précisant que sa bonté ne réside pas dans la concupiscence qui est
chose honteuse, mais dans le bon usage de ce mal, en vue du bien qu'est la
procréation. De ce bien du mariage, les enfants héritent leur nature, et
de ce mal qui accompagne inéluctablement leur génération, ils héritent la
contagion du péché. Seul le Christ, né d'une Vierge, conçu en dehors de
toute concupiscence, est sans péché.
Tenons-nous en là pour ce trop bref aperçu de la doctrine
augustinienne du péché originel4, et reprenons notre débat où nous l'avions laissé...
Sophie. --- Pour Augustin, le mal
ne peut être tenu pour une substance; il est conçu
comme une privation: un mal est l'absence d'un bien. La question pour
lui n'est donc plus celle de l'origine du mal dans l'absolu, mais de
l'origine du mal commis par l'homme. Par suite, sa vision du mal est
exclusivement morale, d'où l'idée que la souffrance est une rétribution
du péché. À l'universalité de la souffrance doit répondre une dimension
supra-individuelle du péché: c'est la doctrine du péché originel. Elle
permet de rendre compte de l'impuissance de l'homme face à la puissance
d'un mal déjà là. Mais le péché originel tel que le conçoit Augustin est
un faux concept, qui n'éclaire pas cette énigme du mal. En effet il conjoint
deux notions hétérogènes, l'une strictement biologique: la transmission
par la génération, et l'autre strictement théologique, la culpabilité
individuelle des hommes déchus.
Or il n'est pas nécessaire, pour expliquer l'extension du péché
ainsi conçu en terme de privation, de faire intervenir la génération, ce
que fait pourtant Augustin.5
Constance. --- Pourquoi refuses-tu de lier biologie et théologie?
Augustin n'a peut-être pas une conception très réjouissante du péché
originel,
mais si celui-ci fait partie d'une façon ou d'une autre de la nature humaine,
laquelle se transmet dans la procréation, il faut bien qu'il soit transmis
par la sexualité. Sinon il ne reste plus qu'à accuser Dieu qui insuffle
l'âme et ferait donc vindicativement peser cette punition sur l'humanité!
Félix. --- La vision augustinienne est en effet sans merci dans ses
conséquences, puisqu'elle aboutit inéluctablement à vouer les
enfants morts sans baptême à la damnation, et ceci sans faute
personnelle de leur part...
Théophile. --- Pour en revenir à la transmission du péché
originel, je crois qu'il n'y a pas lieu de tergiverser: on ne peut pas se
passer de cette idée, sous peine de tomber dans une théorie du bon sauvage
à la Rousseau ou quelque chose d'approchant. Nous ignorons à peu près
complètement comment l'humanité se transmet par la procréation, mais il
est clair qu'il y a là avec la transmission de notre nature déchue quelque
chose que nous ne contrôlons pas. Et c'est bel et bien l'interaction entre
quelque chose de strictement biologique et quelque chose de strictement
théologique. Le péché originel y a introduit quelque chose qui n'aurait
pas dû s'y trouver, si vous voulez.
Félix. --- Tu disais il y a quelques instants, Théophile, pour
justifier que le péché originel concerne tout homme, qu'Adam était
«l'ensemble de l'humanité», qu'est-ce que cela signifie exactement?
Dominique. --- Il s'agit de la place particulière d'Adam par
rapport à l'humanité: il est le père de tous les hommes, le patriarche de
l'humanité. D'ailleurs, dans le texte de la Genèse, le mot Adam est
délicat à interpréter. Le terme hébreu désigne soit un homme dénommé Adam,
soit l'humanité (au sens de l'espèce humaine). La notion de patriarche
apparaît fréquemment dans la Bible, qui établit un lien entre les membres
d'un groupe et celui qui le représente, le père, le roi, le prophète... Il
y a une réciprocité entre les membres du groupe et celui qui est à sa
tête. C'est tout spécialement le cas d'un patriarche, qui est censé tenir
en lui toute sa descendance. Ce qu'il fait influe sur ceux qui naîtront de
lui. Par exemple, la bénédiction d'Abraham passe à ses descendants. C'est
ainsi que le péché commis par Adam influe sur toute sa postérité.
Théophile. --- Il me semble que nos notions modernes de
responsabilité personnelle et
d'individu isolé, qui sont justes, passent à côté d'une sorte de solidarité de
l'ensemble de l'humanité, que l'on retrouve sublimée dans la notion de
communion des saints. Cela culmine en Adam, comme tu l'expliques, en qui
«la multitude a été constituée pécheresse» (Rm 5 19). Il n'empêche
que stricto sensu, il n'y a péché que lorsque nous impliquons notre
volonté dans l'inclination au mal.
Le narrateur. Une nouvelle pause s'impose! Pour approfondir
cette idée de
la place particulière d'Adam vis-à-vis de l'humanité, jetons un coup
d'oeil sur la Somme de Théologie de saint Thomas à l'article péché
originel6, où elle est développée.
Essentiellement, Thomas reprend la théorie augustinienne; toutefois, il
enlève à la concupiscence le rôle et l'importance que lui prêtait
Augustin. Il aborde donc autrement la question de la transmission du péché
originel, tout en maintenant bien sûr la théorie de la propagation par voie
d'origine. Il rejette l'idée selon laquelle le péché originel se
transmettrait comme un défaut du corps ou de l'âme. En effet, «le fait de
tenir un défaut de son origine exclut toute idée de faute, car il est
essentiel à la faute d'être volontaire.» Il importe donc que la souillure
soit dans la volonté, et pas seulement dans l'hérédité. Voici la solution
proposée par Thomas:
Il faut donc essayer une autre voie, en disant que tous les hommes qui
naissent d'Adam, nous pouvons les considérer comme un seul homme. En
effet, ils ont la même nature reçue du premier père: et c'est ainsi que
dans la cité tous les membres d'une même communauté sont considérés comme
un seul corps, et leur communauté tout entière comme un seul homme.
[...] Ainsi donc, les multiples humains dérivés d'Adam
sont comme autant de membres d'un seul corps. Or dans le corps, si
l'acte d'un membre, comme de la main, est volontaire, il n'est pas
volontaire par la volonté de la main elle-même, mais par celle de l'âme,
de l'âme qui est la première à mouvoir ce membre. C'est pourquoi
l'homicide que commet une main ne lui serait pas imputé à péché si on la
considérait comme séparée du corps; mais il lui est imputé en tant qu'elle
est quelque chose de l'homme et qu'elle reçoit le mouvement de ce qui est
dans l'homme le premier principe moteur.
C'est donc ainsi que le désordre qui se trouve dans cet individu engendré
par Adam, est volontaire non par sa volonté à lui fils d'Adam, mais par
celle de son premier père, lequel imprime le mouvement, dans l'ordre de la
génération, à tous ceux de sa race, comme fait la volonté de l'âme à tous
les membres dans l'ordre de l'action. Aussi appelle-t-on originel ce péché
qui rejaillit du premier père sur sa postérité, comme on appelle actuel le
péché qui rejaillit de l'âme sur les membres du corps. Le péché actuel,
qui est commis par un membre, n'est le péché de tel membre que dans la
mesure où ce membre est quelque chose de l'homme lui-même, et on le nomme
à cause de cela péché de la personne humaine. De même, le péché originel
n'est le péché de telle personne en particulier que dans la mesure où elle
reçoit sa nature du premier père, et il est appelé à cause de cela péché
de la nature, au sens où l'Apôtre dit (Ep 2 3) : «Nous étions
par nature fils de colère.» (Q. 81, a. 1, réponse)
Saint Thomas parle ainsi de «désordre» pour qualifier le péché originel
chez les fils d'Adam. Ce dernier a perdu, par le premier péché, la justice
originelle, rompant ainsi l'harmonie de sa propre nature pour laisser
place à une «disposition désordonnée» de la nature humaine, qui est le
contraire de la justice. C'est là que le penchant à commettre le mal
trouve sa source. Thomas fait la comparaison avec la maladie, qui est une
disposition déréglée du corps, opposée à la santé.
Le péché originel est donc fondamentalement la privation de la justice
originelle, c'est-à-dire le détournement de la volonté autrefois soumise
à Dieu. Ses autres manifestations, telle la convoitise, n'en sont que
les conséquences matérielles. Ainsi pour Thomas, le siège en nous du péché
originel est l'âme et non pas la chair. La chair ne fait qu'en supporter
la peine. Qui plus est, dans l'inclination à pécher, c'est la volonté
qui est concernée.
Enfin, la transmission concrète du péché originel est expliquée par la
transmission de la nature humaine déréglée. L'âme, créée par Dieu, se
trouve infectée par le péché originel dans l'enfant à cause de cela.
C'est évidemment la procréation qui assure cette transmission, mais
uniquement en tant que cause instrumentale qui transmet la nature de
l'homme.
Mais retournons plutôt à notre débat, où un nouvel interlocuteur vient
d'arriver...
Michel. --- Il y a un point que vous me semblez avoir négligé
jusqu'ici, c'est le rôle de Satan. Des quatre acteurs du récit de la Genèse,
il est le seul dont vous n'avez pas parlé!
En effet, il me semble qu'il est difficile aujourd'hui
de proposer une doctrine satisfaisante sur
le péché originel sans faire référence au monde angélique, pour
inhabituelle que puisse être cette démarche. Le péché originel n'est
compréhensible qu'en rapport avec la révolte de l'ange de lumière, la
première des créatures dans le récit de la Genèse. En effet, la lumière
créée par Dieu au premier jour n'est pas la lumière physique, puisque le
soleil et les étoiles ne sont créés que plus tard, mais bien la lumière
spirituelle, celle dont sont faits les anges, êtres de lumière selon
l'expression traditionnelle. Or
Dieu a vu en l'homme le sommet de la création, tandis que
Lucifer, créé avant celui-ci, estime que cette position lui revient.
Aspirant donc à dominer sur la création à la place de l'homme, il se
rebelle contre l'ordre voulu par Dieu. Pour arriver à ses fins, il cherche
alors à perdre l'homme, avec quelque succès hélas.
Depuis, une force mauvaise est donc constamment à l'oeuvre dans le monde.
Elle s'est glissée dans le coeur de l'homme pour le détourner de Dieu:
c'est le péché originel. Avant de choisir le mal, l'homme a été
nécessairement tenté, ce qui suppose l'intervention d'une puissance
mauvaise qui voulait le séduire. Le rôle de Satan a été de lui proposer la
voie du péché. Néanmoins les deux étapes que sont la
tentation et le péché sont clairement distinctes et l'homme porte sur lui
toute la responsabilité de son choix car il l'a fait librement.
Théophile. --- Les traditions juive et chrétienne enseignent en
effet que Satan a joué un rôle de tentateur dans le péché originel; je n'y
vois pas d'opposition et suis tout à fait prêt à le croire, mais ton
affirmation que celui-ci n'est compréhensible qu'en rapport avec la
révolte de Satan me paraît un peu excessive. Certes il a effectivement été
une occasion de chute pour l'homme, mais cette chute reste un choix
délibéré de l'homme et aurait donc très bien pu avoir lieu sans
intervention angélique. À partir du moment où la créature est consciente
de Dieu et d'elle-même, le choix se pose de lui-même de donner la
préférence à Dieu ou à soi, et donc la possibilité de la Chute existe.
L'intervention de Satan a été de mentir, de donner la couleur d'un bien à
une possibilité mauvaise, créant ainsi une occasion de chute. Mais
je reste persuadé que la possibilité en était préexistante. Sinon
que fait-on de la liberté de l'amour que l'homme vouait à Dieu avant la
chute?
Michel. --- Je suis tout à fait d'accord avec toi, mais
justement, pour que
cette possibilité s'exerce, il faut une occasion,
et je reste convaincu que cette occasion ne peut être que le résultat de
l'intervention d'une puissance à l'origine extérieure à l'homme, que la
Tradition appelle Satan et qui a pris à la fois en l'homme et entre
l'homme et Dieu une place qui ne devait pas être la sienne. Je ne vois pas
comment l'homme bienheureux peut se donner à lui-même une occasion de
péché sans l'intervention d'une puissance menteuse qui le séduit en lui
promettant faussement de progresser dans ce bonheur --- puisque c'est plus
ou moins de cela qu'il s'agit dans le récit de la Chute, n'est-ce pas?
Je me permets d'ajouter que l'expérience spirituelle nous enseigne
clairement, de toute façon, qu'il existe des puissances mauvaises.
Négliger la puissance de Satan conduit à de graves illusions sur l'homme
et sa relation avec Dieu : si le premier couple biblique, sans aucune
intervention extérieure, tout seul, a choisi la désobéissance que rien ni
personne, en lui comme dans le reste de la Création, ne pouvait lui
suggérer, alors il pourrait tout aussi bien choisir maintenant
l'obéissance au Père sans l'aide du Christ ni du Saint Esprit, parce que
tel est son bon plaisir.
Ce que je veux dire, c'est qu'en occultant l'intervention initialement
extérieure de Satan et en soutenant que l'homme se serait perdu tout seul,
on court le risque de se concentrer trop exclusivement sur l'homme et sa
liberté et de négliger du même coup la nécessité d'une intervention de
Dieu en vue du salut: car si l'homme s'est perdu tout seul, pourquoi, dans
sa souveraine liberté, ne pourrait-il pas se sauver tout seul?
Comprenez-moi bien: je ne mets pas sur le même plan les interventions
respectives de Satan et de Jésus-Christ en suggérant ce rapport. Si
j'insiste sur ce point, c'est que je tiens à une théologie lucide qui ne
trompe pas les croyants sur la difficulté du combat chrétien.
Théophile. --- Je suis complètement d'accord avec ce que tu dis
sur l'existence des puissances mauvaises, sauf que je ne suis pas sûr que leur extériorité à notre propre nature déchue soit si évidente.
Cependant je persiste à ne pas comprendre
comment l'idée que l'homme non tenté est incapable de s'éloigner de Dieu
peut être rendue compatible avec sa liberté. Évidemment, il est assez
difficile à concevoir qu'un être bienheureux se détourne de Lui, mais
c'est forcément arrivé, si énorme et aberrant que ce soit.
Félix. --- Je pense aussi que le rôle de Satan n'est pas crucial
dans le libre
choix de l'homme de se détourner de Dieu; ça aurait pu arriver sans lui.
Mais ça ne marche pas dans l'autre sens: l'homme pécheur ne peut se
sauver tout
seul en choisissant, dans sa liberté, d'accomplir le bien. Par ses seules
forces et sa seule volonté, il ne peut choisir le bien, le pratiquer et y
perséverer à cause de «l'esclavage du péché» consécutif à la chute,
l'inclination au mal qui est en nous. La rédemption est indispensable pour
s'arracher à cette servitude.
Théophile. --- Oui cela me paraît pertinent: par la chute,
l'homme n'est plus
entièrement libre, et ce
qui lui permettait de s'enfoncer dans le mal lorsqu'il était bienheureux
ne peut lui permettre de remonter de ses propres forces vers le bien,
puisqu'il s'est lui-même rendu esclave, non seulement de Satan mais aussi
de lui-même par un attachement aberrant à sa propre personne.
Par ailleurs, comme tu le disais Michel, on ne peut faire de
véritable parallèle entre la chute et la rédemption, qui n'est pas une
restauration de l'ordre ancien mais l'établissement
d'un ordre nouveau, qui dépasse dans tous les domaines l'ordre ancien.
A.B.
Ève tirée de la côte d'Adam.
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Sous le regard du serpent, Ève mange |
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Adam et Ève chassés du jardin d'Éden. |
du fruit défendu et en donne à Adam. |
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Au trumeau du portail nord de la façade de Notre-Dame de Paris, sous la
statue de la Vierge Marie --- la nouvelle Ève ---, trois scènes sculptées
illustrent l'histoire d'Adam et Ève.