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Avec la progression de la Révélation est éclairée aussi la réalité du péché. Bien que le Peuple de Dieu de l'Ancien Testament ait connu d'une certaine manière la condition humaine à la lumière de l'histoire de la chute narrée dans la Genèse, il ne pouvait pas atteindre la signification ultime de cette histoire, qui se manifeste seulement à la lumière de la Mort et de la Résurrection de Jésus-Christ.4À la lecture de ces quelques lignes --- et il serait possible d'en produire quantité d'autres similaires ---, il ne vous aura pas échappé qu'il y est bien souvent question d'ombre et de lumière, de luminosité et d'opacité, d'obscurité et de clarté. Comme si la relation du Christ Rédempteur au péché originel était une affaire de lumière et de ténèbres, d'éclairage et de zones d'ombre. Or nous connaissons tous une certaine période de l'histoire occidentale, ainsi que le mouvement d'idées qui l'a précédée, l'a suivie et la poursuit encore, qui a joué à l'envi --- on serait presque tenté de dire à la nausée --- avec ce vocabulaire, en lui faisant subir quelques déplacements formels (pour la clarté notamment, promotion généreuse du singulier au pluriel), mais en l'investissant surtout d'un contenu tout autre. Je souhaiterais donc revenir très rapidement, voire cavalièrement, sur ces dites «Lumières», sur le lien (ou la négation du lien) qu'elles entretiennent avec le péché originel, à la lumière (décidément...) d'un texte magistral de George Steiner. Cette très modeste ébauche de réflexion se présenterait volontiers aussi comme une non moins discrète défense et illustration du clair-obscur.
Pourquoi cette immense méprise? Les Lumières ont-elles plus aveuglé qu'éclairé? Pourquoi cette erreur catastrophique? Des jugements formés par des hommes nullement naïfs, des hommes ironiques, admirablement renseignés et qui ont vu totalement faux. Pourquoi?Après avoir évoqué les «tentatives de réfutation des Lumières, qui ont voulu en démontrer le caractère illusoire et le danger» survenues aux xixième et xxième siècles, Steiner en vient aux critiques contemporaines des Lumières elles-mêmes, à ces «nocturnes» comme il dit, ces «contre-courants» qui surgirent au moment même de la «floraison» du mouvement. Il cite donc «trois voix en qualité de témoins de ces contre-courants»: Sade, Leopardi, et un «troisième homme», qui n'est pas Orson Welles comme certains fanatiques de The Third Man pourraient s'y attendre, mais bel et bien --- et ce nom a dû étrangement résonner, dans un amphithéâtre de la Sorbonne qui, pour le coup, ne devait pas du tout s'y s'attendre --- Joseph de Maistre: «Mais je voudrais en venir au troisième de nos témoins, à celui qui a vu clair, sans ambages et sans compromis7. [...] Je me tourne bien sûr vers la pensée de Joseph de Maistre, dont la clairvoyance en détail reste comme ahurissante8.»
Le critique le plus rigoureux et le plus conséquent dans le procès contre les Lumières, et qui met le doigt, avec une foudroyante immédiateté, sur le noeud du différend. Il a compris que les Lumières sont la principale tentative d'annuler le concept du péché originel, que l'herméneutique en profondeur des Lumières est un refus de la chute de l'homme dans une dis-grâce (ainsi écrite pour rendre au mot toute sa puissance théologique) qui durera jusqu'au Jugement dernier9. Toute critique en profondeur des Lumières est une tentative de restituer le statut explicatif, analytique, du concept de cette chute première.
On a surnommé de Maistre le ``prophète de la réaction''. Sa critique des Lumières et de la Révolution française, l'assurance avec laquelle il prévoyait que tous les programmes mélioristes et populistes de l'action politique conduiraient à la tyrannie et à la servitude bureaucratique continuent de défier toutes les écoles doctrinales libérales ou libertaires.Pour faire court, l'analyse des Lumières et de la Révolution française à laquelle se livre Maistre est une glose de la formule, là encore toute en nuances, de Pascal: «L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête.»12
Les Lumières ont profondément surestimé l'homme et le potentiel éthique de la nature humaine dans sa grande moyenne. Elles ont tenu pour quasi automatique le processus du progrès humain vers la philanthropie et la justice, progrès qui devait être rendu inévitable par celui de l'éducation et de la culture scientifique. [...] Les Lumières --- c'est à mon sens leur fatalité --- ont été d'une arrogance aveugle, d'une superbe illusoire devant les constantes de l'inconnu, de l'incalculable dans le destin humain [...] Leur psychologie nous désole par son orgueilleuse superficialité.Il note aussi à quel point «sonne faux et kitsch l'optimisme rédempteur13 de la finale de la seconde partie du Faust de Goethe --- finale qui est avec la fête de la Raison de Robespierre le grand spectacle emblématique des Lumières».
Bref, il est des Lumières fatalistes, vides d'espoir, étrangement falotes.
À l'herméneutique peut-être trop innocente de l'École de Genève, avec son rationalisme optimiste, s'oppose par exemple la lecture de Rousseau que propose Alexis Philonenko, une lecture noire. Il a su montrer à quel point l'Émile aboutit à la défaite et dans quelle mesure La nouvelle Héloïse s'oriente vers une phénoménologie du malheur. Y a-t-il en philosophie, et en ``plein centre'' d'un rationalisme émancipateur, une saisie plus intense du mal incarné, d'un principe actif du mal, que celle de Kant, qui rejette le alpha privativum d'Aristote, pour qui le mal est seulement une absence de bien? Non, dit Kant, en certains moments qu'on oserait qualifier de manichéens, il y a un mal incarné.
Nous devons entre autres à François Furet21 d'avoir bien mis en lumière cette logique binaire à l'oeuvre chez l'«Incorruptible», qui partageait le pays en corrompus et en incorrompus, et plus généralement pendant la Révolution Française: «Comme la Révolution elle-même, Robespierre ne connaît que des bons et des méchants, des patriotes et des coupables.»22 D'une telle culpabilisation, nous connaissons les effets socio-politiques, d'une violence proprement ahurissante: la Terreur en témoigne, qui n'est pas un phénomène isolé à l'aube des Lumières, bien plutôt le début d'une longue et désespérante suite de Terreurs, à la racine desquelles toujours se retrouvent les deux gestes indissociables du tri et de l'épuration: d'une part, le partage, au nom des Lumières de la Vérité, entre le bon grain et l'ivraie de l'humanité, entre les bons et les méchants, d'autre part, la «cathare» (parce que purificatrice) politique de la moisson, qui prétend odieusement anticiper sur le Jugement, contre laquelle le Seigneur met ses disciples en garde23. Comme si le Soleil ne se levait que sur les justes, non sur les justes et sur les méchants...
Partout où s'établit une ligne de démarcation, partout où il se prononce une division, là il y a quelque chose qui tient au salut de la patrie. Il n'est pas naturel qu'il y ait une séparation entre des hommes également épris de l'amour du bien public... Du moment que la probité, la justice, les moeurs sont mises à l'ordre du jour, il ne peut y avoir que deux partis dans la Convention: les bons et les méchants, les patriotes et les contre-révolutionnaires.20
Le mot de pessimisme n'a pas plus de sens à mes yeux que le mot d'optimisme, qu'on lui oppose généralement (...). Le pessimiste et l'optimiste s'accordent à ne pas voir les choses telles qu'elles sont. L'optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste un imbécile malheureux.30