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Mission universelle, mission personnelle

Jérôme Levie









L'appel à évangéliser qui s'adresse à nous peut sembler le plus difficile à assumer ; c'est pourtant le plus crucial, et le plus irrémédiablement lié à notre condition de baptisés, d'enfants de Dieu1.

« Nous ne pouvons pas nous taire. »2

Étant par le baptême devenus temples de l'Esprit, empreints de l'amour du Christ, nous sommes naturellement portés à faire connaître le Christ à tous ceux qui nous entourent. Le Christ nous inspire un amour fraternel pour l'humanité entière, et ainsi nous fait souhaiter que tous renaissent en lui. L'élan apostolique découle à la fois du précepte formel du Seigneur et de l'exigence profonde de la vie en Dieu : la foi aspire à se communiquer et se raffermit en se donnant3. Il se fait encore plus pressant par la conscience de notre appartenance au peuple de Dieu, à l'Église, et donc de notre participation à son devoir fondamental, qui fait d'elle ce qu'elle est : annoncer et instaurer le Royaume de Dieu4.

« Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. »5

Le fondement théologique de l'activité missionnaire de l'Église réside dans la dynamique trinitaire : Dieu décida, pour établir une pleine communion entre les hommes, « d'entrer dans l'histoire humaine d'une façon nouvelle et définitive, en envoyant son Fils dans notre chair »6, pour défaire les liens de Satan. Le Christ ensuite envoya l'Esprit d'auprès du Père pour parachever Son oeuvre salvifique, unifier et étendre l'Église, signe et moyen de l'union des hommes avec Dieu7. En sa vie la plus intime, la mission de l'Église est de s'évangéliser, pour rendre plus parfaite sa communion et son unité, et d'annoncer la Bonne Nouvelle à toutes les nations. Ainsi l'Église, de par sa catholicité et son apostolicité, doit être entièrement ordonnée à l'annonce universelle du kérygme8 et à la propagation du Royaume, c'est-à-dire à la réalisation du dessein de Dieu ; à moins de s'opposer au dessein de Dieu, qui a voulu qu'étant en union avec Lui, nous formions un peuple uni, on ne peut donc prêcher l'Évangile contre l'Église, que le Christ aima jusqu'à se livrer pour elle9, ni disjoindre le Royaume et l'Église qui en est la servante privilégiée10.

« Allez travailler à ma vigne ! »11

En tant que membres du Corps du Christ, nous sommes des ouvriers de la vigne du Seigneur, envoyés dans l'Esprit. Du fait de notre participation à Sa triple fonction, sacerdotale, prophétique et royale, nous sommes responsables de son développement, individuellement et au sein de nos communautés de base. La tâche est immense : de la « nouvelle évangélisation » à l'activité pastorale, en passant par l'extrême pointe de l'action apostolique que reste la mission universelle « Ad Gentes » --- du décret éponyme du Concile Vatican II concernant l'activité missionnaire de l'Église, désigne l'annonce de l'Évangile en des contrées qui l'ignorent --- pour en arriver au témoignage quotidien, qui s'incarne dans les trois domaines précédents12.

« Que toute langue proclame que Jésus-Christ est Seigneur, pour la gloire de Dieu le Père. »13

Dès les premiers temps de Pentecôte (notamment au concile de Jérusalem), l'Église fut consciente d'être envoyée aux extrémités de la terre, pour être un ferment du Royaume, d'une grande paix entre les hommes. Les exemples de vocation missionnaire, de contrées évangélisées, ne manquent pas pour nous éclairer. Aujourd'hui cette exigence d'universalité implique la reconnaissance de nouveaux champs de prédication : les grandes cités, les différentes sphères socio-culturelles, au premier rang desquelles le monde de la communication. Le décret Ad Gentes distingue plusieurs étapes dans le processus d'évangélisation, à commencer par le témoignage de vie chrétienne. C'en est la partie la plus immédiate, et la condition sine qua non. Vient ensuite, essentielle et centrale, l'annonce de la Parole ; puis, après la conversion, don gratuit de l'Esprit, le catéchuménat, qui conduit au baptême, sacrement qui opère et signifie l'introduction dans la vie de l'Esprit. L'entrée effective dans cette nouvelle vie se vit de manière privilégiée dans les sacrements « d'initiation chrétienne » (baptême, confirmation et eucharistie), et dans l'insertion dans une communauté ecclésiale. En effet, le but de la mission étant d'établir la communion, un de ses objectifs est l'implantation d'Églises locales, devenant progressivement autonomes et puis elles-mêmes missionnaires. « Celui qui a été évangélisé évangélise à son tour. C'est là le test de vérité, la pierre de touche de l'évangélisation : il est impossible qu'un homme ait accueilli la Parole et se soit donné au Règne sans devenir quelqu'un qui témoigne et annonce à son tour. »14







« Un jour, la colline du temple dominera les montagnes, elle sera la plus haute. Alors toutes les nations afflueront vers elle. »15

Cette démarche d'annonce du kérygme16 et d'implantation du peuple de Dieu doit se faire conformément à la catholicité de l'Église, adaptant l'expression du Message divin au contexte culturel et spirituel sans dénaturer ce dernier. La liturgie et la pratique pastorale assumeront dès lors les richesses des nations, sans oublier l'origine humaine de toute culture, par là même marquée par le péché et donc à purifier ; citons, comme champions de l'« inculturation », les co-patrons de l'Europe Cyrille et Méthode17 ; le discours de Paul à l'Aréopage d'Athènes est également un modèle du genre18. Ainsi l'Église se fera symphonie des dons de l'Esprit et du Verbe, unité visible du genre humain, dans le respect de chacun et l'enrichissement mutuel de tous. Depuis les épîtres de Paul, le sens de la catholicité s'exprime également dans les liens de collaboration entre Églises particulières et Église universelle, en vue d'un bénéfice mutuel et pour rester humble et ouvert à l'universel. « La communion parfaite dans l'amour préserve l'Église de toute forme de particularisme et d'exclusivisme ethnique ou de préjugé racial, comme de toute arrogance nationaliste. »19

« Malheur à moi si je n'annonçais pas l'Évangile ! »20

Si le Christ suscite toujours des charismes missionnaires spécifiques, nous sommes tous appelés à témoigner du Royaume. En tant que laïcs, nous sommes spécialement appelés à participer au « renouvellement chrétien de l'ordre temporel »21, en promouvant la civilisation de l'amour ; c'est-à-dire à continuer notre vie séculière mais en l'ordonnant au Christ. Ainsi le règne de Dieu est à chercher et à construire dans les domaines de l'économie, de la politique, du progrès social, de la communication, des relations internationales et de la culture ; sans oublier, au sein même des communautés ecclésiales, la catéchèse et l'animation liturgique et pastorale22. Le Concile Vatican II a insisté sur la nécessité de ne pas introduire de rupture entre vie de foi et comportement quotidien23. Le rôle des laïcs peut être crucial dans l'annonce du message évangélique, étant entendu que de nombreuses personnes ne pourront y avoir accès que par eux. C'est également par eux que l'Église peut se trouver au coeur du monde, afin que Dieu soit « tout en tous »24.

« Commencez en vous l'oeuvre de paix, au point qu'une fois pacifiés en vous-mêmes, vous portiez la paix aux autres. »25

Charité bien ordonnée commence par soi-même : nous sommes en effet également membres de l'unique Vigne du Seigneur, et l'oeuvre de notre propre conversion n'est jamais achevée. On ne peut évangéliser sans s'évangéliser soi-même, y compris par une formation adéquate26. Cependant il s'agit de ne point se replier sur cet alibi, en nous souvenant des promesses du Christ : « C'est moi qui ferai pénétrer dans les coeurs mon enseignement, j'accomplirai ma promesse »27, en Le priant de nous accorder Sa grâce afin qu'à travers notre joie et notre sainteté apparaisse le visage de Celui qui nous rachète.

« Vous avez été ramenés de la mort à la vie par le Christ. »28

À l'heure où l'homme a tant de besoins matériels, les activités de promotion humaine sont inséparables de l'annonce et de l'instauration du Règne. En effet, sans un certain développement des biens temporels et humains, la libération radicale promise par l'Évangile risque de ne pas être entendue, ou de sembler hypocrite. Cependant, à l'encontre de la tendance actuelle à la « sécularisation du salut »29, il faut redire la nouveauté de la vie spirituelle subséquente au baptême, il faut redire que le Christ est le salut intégral de chaque être humain. Le développement technico-économique ne peut suffire à l'homme, sous peine d'amputer sa dimension verticale, son ouverture à l'absolu ; et l'excès d'opulence est source de misère spirituelle. En outre, les valeurs du monde sont toujours à imprégner de la notion fondamentale, mais ô combien fragile, de dignité inviolable de toute personne humaine30, principe de l'égalité entre les hommes. Il est constamment à rappeler que le progrès de l'homme ne réside pas dans plus d'avoir, mais dans plus d'être.



« Il est Son Logos, duquel le genre humain tout entier a reçu participation. »31

Le Concile l'a affirmé dans ses décrets et déclarations, le pape Jean-Paul II, dans son encyclique Redemptoris Missio, a renchéri : le dialogue inter-religieux, qui s'épanouit actuellement, ne dispense pas de la prédication du Royaume, et, entendu comme moyen de compréhension et d'enrichissement réciproque, en se gardant de tout scepticisme ou de tout syncrétisme (dans une conception saine de l'unicité de la Vérité), il en est partie intégrante.

Le Concile a reconnu la présence, dans les diverses religions et spiritualités humaines, de « semences du Verbe », reprenant le concept de logos séminal développé par Justin32. Mais l'apologiste martyr nous fait remarquer la différence essentielle entre un reflet, une idée ou une ressemblance ; et la rencontre du Logos lui-même, en son intégralité. L'exigence de l'annonce de la nouveauté radicale de la vie baptismale demeure33 : en effet, ces « semences de Verbe » ne tirent leur validité, leur valeur, que du Christ34 ; le Christ révèle pleinement l'homme à lui-même, en lui annonçant sa vocation d'intimité avec Dieu. Pourquoi dès lors tairions-nous l'intégralité de la Vérité à ceux qui en tant qu'hommes, sont animés du même désir que nous ?

« Que vos oeuvres brillent devant les hommes, afin qu'ils voient et admirent votre Père qui est dans les cieux. »35

À la source et au début de la mission se situe le témoignage d'une vie authentiquement chrétienne, en premier par l'action caritative, « sceau de l'apostolat chrétien »36. En particulier aujourd'hui, où les hommes écoutent davantage les témoins que les maîtres, ce premier mode d'évangélisation est essentiel. Notre engagement dans la recherche de la paix et la justice, et le débordement de notre vie spirituelle, ne peuvent qu'éveiller l'intérêt de l'autre, le Christ étant principe et modèle de l'humanité rénovée à laquelle tous aspirent. Si nous vivons en intimité avec le Christ, l'Évangile apparaîtra comme facteur de progrès et de libération et le Christ comme ce qu'il est : l'« Attente des nations et leur Sauveur ».

L'Esprit-Saint, protagoniste de la mission37

De plus, le sujet transcendant de l'oeuvre salvifique reste toujours l'Esprit-Saint, particulièrement lors de l'annonce du kérygme38. Il agit en l'orateur et en l'auditeur, du désir de la vérité à la persévérance dans la foi ; c'est lui qui suscite toute prière authentique. « Quand donc la parole de Dieu parvient à nos oreilles, par le ministère des prédicateurs, la puissance divine est à l'oeuvre derrière le son de la voix humaine, et celui qui a encouragé la mission de l'évangélisateur, renforce aussi les dispositions de l'auditeur : la parole substantielle paraît douce à l'âme, les ténèbres anciennes sont repoussées par la nouvelle lumière et le regard intérieur est débarrassé du voile de l'erreur qui l'obscurcissait depuis longtemps. »39 Se souvenir que nous sommes « administrateurs de la grâce multiforme de Dieu »40 peut nous aider à rester humbles, tout en gardant une confiance inébranlable en les dons de l'Esprit.

L'attitude intérieure du missionnaire41

Le missionnaire authentique est l'homme des Béatitudes : il est animé d'un profond désir de justice et de paix, et d'un zèle ardent pour les âmes découlant d'un amour sans exclusion à l'image de celui du Père. En lui, toute violence, intérieure ou extérieure, est exclue ; il agit dans un esprit de charité. La vocation missionnaire, surtout face aux autres spiritualités, comporte une forte exigence de vie spirituelle et contemplative, en union intime avec le Christ. Cette richesse intérieure doit lui permettre d'affronter la solitude, le travail stérile, l'adversité et les persécutions : « N'aie pas peur, mais continue à parler ; ne te tais pas car je suis avec toi. »42 La kénose43 du Christ doit le soutenir dans son dépouillement de soi, de ses biens et de sa culture, afin de s'offrir tout entier aux autres, renvoyant tout au Christ comme le Christ renvoyait tout au Père.

Enfin, personne n'évangélise jamais pour son propre compte, mais doit rester en communion avec le peuple de Dieu tout entier44 dont il est un sarment. En bref, le missionnaire est tel parce qu'il aime le Christ, les hommes et l'Église. Le premier missionnaire, c'est le Saint45.

« Qu'ils soient un pour que le monde croie. »46

Mission et communion étant profondément intriquées, on ne peut, au-delà même de toute considération d'efficacité47, réfléchir à la mission sans l'envisager dans une approche oecuménique. Sans indifférentisme ni confusionnisme, l'Unité des chrétiens est une exigence essentielle, à vivre concrètement dans la collaboration pratique et fraternelle dans l'oeuvre annonciatrice48. Face aux menaces matérielles et spirituelles qui pèsent sur le monde et l'homme, il convient d'apporter, dans la mesure du possible, une réponse oecuménique49.

« Il faut premièrement que la Bonne Nouvelle soit annoncée à tous les peuples. »50

Dans Redemptoris Missio, Jean-Paul II nous le rappelle : la mission n'en est qu'à ses débuts ; des milliards de personnes ne connaissent pas le Christ. Souvenons-nous que le Seigneur offre sa grâce à tous, y compris à ceux qui paraissent Lui être le plus étrangers, voire opposés : « J'ai constamment tendu les mains à des gens qui n'en voulaient pas, qui suivaient un mauvais chemin et n'en faisaient qu'à leur tête. »51 Rappelons-nous enfin que nous agissons souvent comme de modestes semences de l'Esprit, comme le rappelle à sa façon Saint Justin, qui ne perd pas le nord : « Et même si nous ne parvenons à persuader qu'un petit nombre de gens, nous aurons réalisé un bénéfice considérable car, comme de bons laboureurs, nous recevrons de notre maître notre récompense. »52

La mission aboutit et commence par le contact personnel, la rencontre de l'autre, dans le respect et le désir de découvrir le Christ en l'autre, afin de le révéler à lui-même. Dans cette rencontre de l'autre, se faisant dans la charité et le désir de communion, se rejoignent les vocations universelles de sainteté et de mission, l'une étant l'enthousiasme et le dynamisme de l'autre.

Puisse le visage du Christ transparaître en nos vies, et l'Esprit-Saint guider la mission de l'Église et la nôtre, afin que nous communiquions la joie d'être baptisés.



« La caractéristique de toute vie missionnaire authentique est la joie intérieure qui vient de la foi. Dans un monde angoissé et oppressé par tant de problèmes, qui est porté au pessimisme, celui qui annonce la Bonne Nouvelle doit être un homme qui a trouvé dans le Christ la véritable espérance. »53

J.L.



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