La Vocation missionnaire de Sainte Thérèse de Lisieux
Maud Pouradier
Le 14 décembre 1927, sainte Thérèse est proclamée par le pape Pie XI
patronne principale, à l'égal de saint François-Xavier, de tous les
missionnaires et des missions existant dans le monde entier. Prenons le
temps de méditer l'incongruité de ce fait. Voilà une jeune femme entrée au
carmel à l'âge de 15 ans et qui ne quitta sa ville natale de Lisieux que
pour un pélerinage familial à Rome, nommée patronne des milliers d'hommes
et de femmes répandus sur tous les continents pour proclamer l'évangile.
Environ deux mille églises lui sont aujourd'hui dédiées sur les cinq
continents : les cathédrales de Niamey (Niger), Sokodé (Togo), Bouaké
(Côte-d'Ivoire), Garoua (Cameroun), Urawa (Japon), et les basiliques de
Janeiro, Lisieux, Anzio, La Bombetta (Venise) et Choubrah (Le Caire). La
vocation de Thérèse dépasse les controverses stériles sur l'évangile de
Luc1 qui font de Marie le symbole des « contemplatives » et de Marthe
celui des « actives ». C'est la vocation missionnaire de Thérèse qui la
conduit au carmel.
Thérèse Martin naît en 1873 et meurt à l'âge de 24 ans, en 1897. Elle
voit croître sous ses yeux anticléricalisme et déchristianisation. À
treize ans, la petite Thérèse reçoit une grâce eucharistique en la
cathédrale Saint-Pierre :
« Un Dimanche en regardant une photographie de
Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d'une de
ses mains Divines, j'éprouvai une grande peine en pensant que ce sang
tombait à terre sans que personne ne s'empresse de le recueillir, et je
résolus de me tenir en esprit au pied de la Croix pour recevoir la Divine
rosée qui en découlait, comprenant qu'il me faudrait ensuite la répandre
sur les âmes. Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi
continuellement dans mon coeur : ``J'ai soif !'' Ces paroles allumaient
en moi une ardeur inconnue et très vive. Je voulais donner à boire à mon
Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes. Ce
n'était pas encore les âmes de prêtres qui m'attiraient, mais celle des
grands pécheurs, je brûlais du désir de les arracher aux flammes
éternelles. »
Thérèse interprète le cri du Christ sur la croix comme un « j'ai soif des
âmes », et les gouttes de Son sang comme le signe de toutes les âmes qui
se perdent dans l'indifférence. C'est donc une pure vocation missionnaire
qui naît en ce dimanche de juillet 1887.
Or la première terre de mission que rencontre la petite Thérèse est la
France elle-même où s'ouvre le procès Pranzini. La petite Thérèse entend
parler de ce grand criminel sans remords, condamné à mort, refusant le
secours du prêtre. Après la grande grâce qu'elle a reçue, Thérèse veut
donner à boire au Christ l'âme de Pranzini. Elle prie nuit et jour pour la
conversion de cet homme qu'elle appelle « son pécheur ». Or la jeune
fille découvre en lisant La Croix que le condamné à mort a baisé le
crucifix avant d'être exécuté, et reconnaît le signe que Dieu l'a exaucée.
Cet événement n'est pas qu'une anecdote ; l'auteur de l'Histoire
d'une Âme y accorda toute sa vie une place déterminante. Elle y voit
l'avènement de sa vocation :
« Il me semblait entendre Jésus me dire
comme à la samaritaine : ``Donne-moi à boire !'' C'était un véritable
échange d'amour ; aux âmes je donnais le sang de Jésus, à Jésus j'offrais
ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée divine, ainsi il me semblait le
désaltérer et plus je lui donnais à boire plus la soif de ma pauvre petite
âme augmentait et c'était cette soif ardente qu'Il me donnait comme le
plus délicieux breuvage de son amour. »
La petite Thérèse sait que dorénavant, elle sera « pêcheur d'hommes ».
Naît également de cet événement la conviction que Dieu l'exauce tout
particulièrement. Thérèse place une foi et une espérance inébranlables en
la force de la prière. La petite sainte de Lisieux ose tout demander à son
Bien-Aimé : la conversion d'un grand pécheur, la venue de sa soeur au
carmel, la souffrance. Nul objet de prière n'est trop grand ni trop petit.
Cette vocation missionnaire dirige peu à peu les prières de Thérèse vers
les prêtres. La jeune carmélite veut désaltérer son époux des âmes qui se
perdent en les nourrissant de la parole du Christ, et Thérèse voit dans
l'Eucharistie le signe de cette mutuelle désaltération. C'est pourquoi
elle écrit à plusieurs reprises qu'elle se sent une vocation de prêtre :
« Je sens en moi la vocation de prêtre. Avec quel amour, ô Jésus, je te
porterais dans mes mains lorsque, à ma voix, tu descendrais du Ciel.
Avec quel amour je te donnerais aux âmes ! » Thérèse aura deux « petits
frères » missionnaires : Maurice Bellière, parti en 1897 pour le noviciat
des Pères blancs à Alger, et Adolphe Roulland, de la Société des missions
étrangères de Paris. Elle leur écrit jusqu'au jour de sa mort et leur
enseigne la « petite voie ». En priant pour ces prêtres missionnaires,
la jeune carmélite accomplit à la fois sa vocation de prêtre et sa
vocation de moniale. La prière au carmel lui permet d'unir ces deux
vocations : « L'unique fin de nos prières et de nos sacrifices est d'être
l'apôtre des apôtres. » Ces apôtres ne sont pas seulement les
missionnaires, ce sont aussi « les simples prêtres dont la mission
parfois est aussi difficile à remplir que celles des apôtres prêchant les
infidèles ». Il faut surtout prier pour les prêtres, tel est le
leitmotiv de Sainte Thérèse. Le prêtre est l'homme de l'Eucharistie,
celui qui révèle sous nos yeux le vrai sens de la mission : abreuver
d'âmes le Christ assoiffé, en désaltérant les âmes elles-mêmes du sang du
Crucifié. En ce sens, tout prêtre est missionnaire et apôtre,
particulièrement en cette fin de dix-neuvième siècle où croît un
anticléricalisme militant. Thérèse voit se répandre le sang de son
Bien-Aimé dans la plus grande indifférence, mais ne désespère pas. Elle ne
doute jamais de l'efficacité de la prière ; elle prie sans relâche pour
les âmes infidèles dont elle veut désaltérer son Époux, et pour le plus
simple prêtre, le missionnaire par excellence, celui qui nourrit dans
l'Eucharistie le Christ et les âmes.
Cette prière incessante, infatigable, cette prière fidèle au monde,
Thérèse nous l'a promise au-delà de la mort. Il y a, bien sûr, son
fameux « je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre ». Mais il y
a aussi toutes les promesses que Thérèse a faites à ses « petits
frères ». Ainsi écrit-elle à l'abbé Bellière pour le consoler de sa mort
prochaine : « je ferai plus qu'écrire à mon cher petit frère, je serai
tout près de lui, je verrai tout ce qui lui est nécessaire et je ne
laisserai pas de repos au bon Dieu qu'Il ne m'ait donné tout ce que je
voudrai ! » Parce que Thérèse a souffert de voir se perdre sous ses yeux
tant d'âmes, parce qu'elle n'a pas désespéré mais a prié dans la plus
grande confiance, enfin parce qu'elle nous a promis d'être un intercesseur
infatigable auprès de son Bien-Aimé, à notre tour, il faut nous confier à
cette sainte qui a connu les enjeux modernes de la mission. Thérèse est
née au moment où non seulement l'Afrique était terre de mission, mais où
la France en devenait une. L'enseignement et la vie de cette sainte nous
invitent à la mission, chacun selon notre vocation propre.
Or les textes thérésiens nous donnent le sentiment à la fois d'une
évidence de la vocation carmélite (par exemple lorsque Thérèse écrit
passionnément à sa soeur pour la convaincre de rejoindre l'ordre du
Carmel) mais également d'une profonde hésitation entre différentes
vocations. Comme une enfant, Thérèse veut tout. Elle a toutes les
vocations car elle veut témoigner de toutes les manières possibles son
amour à son Époux. Thérèse choisit l'ordre du Carmel pour y accomplir
toutes ses vocations, car le carmel lui permet à la fois de s'abandonner
totalement au Christ sans se soucier de rien d'autre que de son Bien-Aimé,
mais également de prier pour toutes les âmes et tous les pêcheurs d'âmes.
Mais Thérèse ne cherche jamais à montrer la supériorité de la vocation du
carmel. Au contraire, la petite sainte écrit que c'est par faiblesse
qu'elle ne pouvait rejoindre les lointaines missions et vivre le martyre.
« Ah ! malgré ma petitesse, je voudrais éclairer les âmes comme les
Prophètes, les Docteurs, j'ai la vocation d'être Apôtre [...] je voudrais
parcourir la terre, prêcher ton nom et planter sur le sol infidèle ta
Croix glorieuse [...]. Le Martyre, voilà le rêve de ma jeunesse [...]. À
l'oraison mes désirs me faisant souffrir un véritable martyre j'ouvris les
épîtres de Saint Paul afin de chercher quelques réponses [...]. Enfin
j'avais trouvé le repos [...]. Considérant le corps mystique de l'Église,
je ne m'étais reconnue dans aucun des membres décrits par Saint Paul, ou
plutôt je voulais me reconnaître en tous [...]. Je compris que l'Amour
renfermait toutes les Vocations, que l'Amour était tout [...] ! »
Dans l'Amour, Thérèse s'abandonne complètement aux bras de son Époux.
C'est la « petite voie », celle de la faiblesse et de la simplicité, et
qui consiste à laisser de côté toute sa volonté. Thérèse veut être le
jouet de son Bien-Aimé, laissant le Christ agir en elle. Elle enseigne
cette « petite voie » à ses frères missionnaires, celle des « petites
âmes », des « petits enfants », route la plus sûre et la plus directe
vers le Seigneur. Ne nous affligeons pas de notre faiblesse,
réjouissons-nous en, car elle nous rapproche de l'état des petits enfants
sans volonté qui ne savent que se cacher dans les bras de leur père.
Toutes les âmes ne sont pas de grands lis. Certaines ne sont que de
petites fleurs des champs, mais toutes plaisent et glorifient le Seigneur.
Thérèse se sent trop faible pour être un grand lis. Elle n'aspire qu'à la
simplicité de l'enfance. Ainsi est-ce par une fidélité constante dans les
petites choses de la vie quotidienne que nous devons prouver notre amour
au Christ. Thérèse prêche à sa soeur aînée Céline le sourire en toute
situation : tel un enfant, gardons un sourire calme et serein au sein des
obstacles. Thérèse a su sourire dans les plus grandes souffrances car sa
petite voie lui fit comprendre que « tout est grâce ».
En effet ne nous y trompons pas : la petite voie conduit à la plus grande
sainteté, et c'est pourquoi elle est un véritable « ascenseur » vers le
ciel. En se faisant le « petit jouet de Jésus », Thérèse désire et se
prépare à la plus grande souffrance, une souffrance joyeuse. La souffrance
est joie quand nous savons qu'elle est voulue par le Christ et nous
rapproche de lui. La jeune carmélite choisit le nom de Thérèse de
l'Enfant Jésus et de la Sainte Face car elle a une même adoration pour
Jésus faible parmi les faibles et Jésus sur la croix. C'est d'un même
souffle que Thérèse réclame « l'esprit d'enfance » et la plus grande
souffrance. Dans ce corps à corps avec le Christ qu'est la souffrance,
Thérèse accomplit le vrai sens de la petite voie qui est un abandon
parfait à l'Amour du Christ. Mais ne soyons pas effrayés par la souffrance
de Thérèse. Rien de moins thérésien que les mortifications et les
pénitences douloureuses. D'abord parce que c'est au Christ de choisir pour
nous, et parce que seul l'amour miséricordieux du Père peut nous remettre
nos péchés. À l'abbé Bellière, hanté par les remords de ses péchés, elle
écrit : « Le souvenir de mes fautes m'humilie, me porte à ne jamais
m'appuyer sur ma force qui n'est que faiblesse, mais plus encore ce
souvenir me parle de miséricorde et d'amour. Comment lorsqu'on jette ses
fautes avec une confiance toute filiale dans le brasier dévorant de
l'Amour, comment ne seraient-elles pas consumées sans retour ? Je sais
qu'il y a des saints qui passèrent leur vie à pratiquer d'étonnantes
mortifications pour expier leurs péchés ; mais que voulez-vous, ``il y a
plusieurs demeures dans la maison du Père Céleste'', Jésus l'a dit et
c'est pour cela que je suis la voie qu'Il me trace. Je tâche de ne plus
m'occuper de moi-même en rien, et ce que Jésus daigne opérer en mon âme je
le lui abandonne, car je n'ai pas choisi une vie austère pour expier mes
fautes, mais celles des autres. »
La petite voie qu'a tracée Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la
Sainte Face est universelle et praticable par tous. Aux apôtres de toutes
les contrées elle enseigne l'abandon confiant en la volonté du Christ.
L'Amour de Jésus au coeur du quotidien, voilà ce que conseille Thérèse à
tous les Missionnaires : « Si toujours tu restes fidèle à Lui faire
plaisir dans les petites choses, Lui se trouvera obligé de t'aider dans
les grandes. » À son tour, celui qui suit ce chemin de simplicité devient
missionnaire et apôtre, quelle que soit sa faiblesse, quel que soit son
lieu, fût-il un carmel au coeur de la Normandie. Enfin, à ceux qui
pleurent de voir le Christ souffrir dans l'indifférence, à ceux qui
perdent espoir face aux nouvelles terres de mission, à ceux qui
s'inquiètent de savoir quels seront les apôtres de demain, Thérèse apprend
la confiance en la force de la prière. N'ayons pas peur d'être téméraires.
Osons tout demander comme un enfant à son Père par l'intercession de la
petite Thérèse.
M.P.