L'idée de mission chez Saint Ignace de Loyola
Jean Spiri
L'ordre des Jésuites semble indissociable de l'idée de mission et c'est
assez naturellement que le sujet s'impose au regard du thème de ce Sénevé.
Pourtant, l'objet de cet article ne sera pas de relater les missions
jésuites, mais plutôt de s'interroger sur l'idée de mission dans la pensée
du fondateur de l'ordre, Saint Ignace, et de voir comment cette pensée a
donné naissance à la vocation missionnaire de la Compagnie de Jésus.
Les vocations de Saint Ignace
Un des thèmes récurrents de l'Autobiographie de Saint Ignace est
celui de
l'enseignement des âmes. Comme Ignace lui-même a été enseigné par Dieu,
qui l'inspire notamment dans la rédaction des Exercices spirituels,
en le
traitant « de la même manière qu'un maître d'école traite un enfant »,
il a la mission d'à son tour enseigner les âmes pour leur salut. Dès sa
conversion, il se met à parler à son entourage « des choses de Dieu, pour
le profit de leur âme »1. Cette volonté d'aider les âmes est présente dans toutes les
actions du Pélerin (ainsi qu'Ignace se désigne lui-même), qui la met en
pratique dans toutes les villes qu'il traverse. Ce devoir d'aider son
prochain passe notamment par l'insistance mise sur les vices et les
7vertus, qui doit permettre le salut des âmes et la conversion des
pécheurs. Ceci explique le rôle central des Exercices spirituels,
écrits
à Manrèse grâce à l'inspiration divine, avant même qu'Ignace n'étudie la
théologie, ce qui lui vaudra la méfiance des autorités ecclésiastiques. En
effet, les Exercices sont donnés par Ignace pour convertir les
pécheurs et
conduire à la perfection ; comme l'a écrit Saint François de Sales,
« Les Exercices spirituels ont converti plus de pécheurs qu'ils ne
contiennent de lettres. »
Cette mission s'accompagne d'une autre constante de la pensée
d'Ignace : la nécessité de se laisser guider par l'intention de Dieu, de
voir Dieu à l'oeuvre dans toutes les circonstances de la vie. Que le
Pèlerin échappe à la maladie, aux périls, qu'il soit emprisonné, calomnié,
il y voit la volonté de Dieu, à laquelle il faut se fier. Ignace se
laisse envoyer en mission dans toutes contrées, sûr que Dieu se tient à
l'intention qui l'habite : il est l'instrument de Sa plus grande gloire et
n'enseigne les âmes que parce qu'il est sûr de réaliser ainsi le dessein
du Seigneur. La mission d'Ignace se conçoit donc comme la conséquence de
la volonté de Dieu telle qu'elle lui apparaît à travers les nombreux
signes qui lui sont offerts, notamment les visions et extases mystiques.
Enfin, le fondateur de la Compagnie de Jésus se veut aussi le signe
de la présence du Christ dans le monde. Le mot de compagnie peut se
comprendre aussi au sens de la proximité, notamment si l'on se réfère à la
vision dite de la Storta où « Dieu le Père le mettait avec le
Christ »2 : par l'humilité, la pauvreté,
l'enseignement, Ignace veut se rapprocher du mode de vie du Christ. La
Compagnie de Jésus se veut le signe de la présence du Christ dans le
monde.
Ces conceptions de la mission vont être utilisées pour fonder la
Compagnie de Jésus : les dimensions d'enseignement et de conversion sont
maintenues, tandis que l'idée de disponibilité aux intentions de Dieu
devient l'acceptation de l'envoi aux quatre coins du monde.
La bulle pontificale de 1540 et les Constitutions
reprennent l'idée de mission en fixant les objectifs de la Compagnie de
Jésus
La bulle pontificale de Paul III3, édictée en 1540,
concrétise l'idée de mission d'Ignace, en fondant l'Ordre. Aider les âmes
devient dans le texte papal « aider à l'avancement des âmes dans la vie
et la doctrine chrétienne », but assigné à la compagnie. L'accent est mis
principalement sur la « propagation de la Foi aux enfants et à ceux qui
ne sont pas instruits dans la Foi », ce qui donne à l'ordre une triple
vocation : envers la jeunesse, envers les habitants des Nouveaux Mondes,
mais aussi envers les protestants, considérés comme hérétiques et donc non
instruits dans la Foi. L'éducation et l'activité missionnaire qui sont les
deux ministères principaux des Jésuites découlent donc de la conception de
la mission d'Ignace : ils détiennent le charisme d'aider les âmes et
doivent donc se concentrer sur ceux qui n'ont pas encore été sensibilisés
aux paroles du Christ ; cet enseignement permettra le salut des âmes, la
conversion des coeurs.
Ce qui chez Ignace était la volonté de suivre l'intention de Dieu
devient, dans ce texte fondateur, l'idée d'une disponibilité aux desseins
de Dieu. La Compagnie se place sous les ordres du Pape et ses membres
peuvent donc être envoyés partout, « chez les Turcs ou tous les autres
infidèles, même dans les Indes, soit vers les hérétiques et les
schismatiques, ou vers les fidèles quelconques ». Cette idée de
disponibilité à la mission confiée par Dieu s'accompagne comme dans la
pensée ignacienne de la volonté de faire de celle-ci et de son succès le
signe de la présence et de la gloire de Dieu sur terre, ce qui explique la
devise de la Compagnie « Ad majorem Dei gloriam ».
Enfin, le nom même choisi par Ignace pour nommer l'Ordre témoigne de
l'engagement militant de celui-ci au sein du monde. En plus de la
dimension de proximité, ce nom de compagnie fait avant tout référence au
domaine militaire, à une « milice du Christ » comme il est inscrit dans
le texte de Paul III. Les premiers compagnons, rassemblés après le serment
de Montmartre en 1534, répondaient à ceux qui les interrogeaient : « Nous
sommes réunis sous la bannière de Jésus-Christ pour combattre les hérésies
et les vices : nous formons donc la Compagnie de Jésus. »
Ainsi, les conceptions ignaciennes de la mission, fondées sur la
volonté d'enseigner les choses de Dieu pour le salut des âmes ont donné
naissance à la vocation missionnaire des Jésuites.
La mission chez les premiers Jésuites : modèle
apostolique et respect des conceptions ignaciennes
Sans aller jusqu'à désigner Saint Ignace, ainsi que le fait J.
Crétineau-Joly, comme le « Christophe Colomb de la
sanctification »4, il convient de voir en lui le
continuateur des apôtres. Le Père Nadal, un des premiers compagnons,
souligne cet aspect par cette assertion : « Paul représente notre
ministère ». John O'Malley parle d'un modèle apostolique (« apostolic pattern »5), ce qui signifie à la fois la filiation
avec un modèle ancien (celui des premiers apôtres), mais aussi
l'originalité de la conception ignacienne de la conversion par la
persuasion (notamment grâce au formidable outil que représentent les Exercices Spirituels). L'idée de mission va de pair avec cette
conception de l'apostolat ; dans les Constitutions, l'exigence
apostolique de la communauté est définie en ces termes : « voyager à
travers le monde et vivre n'importe où il y a espoir de rendre grand
service à Dieu et aider les âmes ».
Les premiers Jésuites sont aussi animés par un esprit militaire qui
fortifie leur volonté apostolique. Le P. Nadal décrit les compagnons comme
« Militare Deo sub vexillo crucis », des soldats de Dieu sous la
bannière de la croix. Comme le montre J. Crétineau-Joly, Ignace considère
le Christ comme un général combattant les ennemis de la gloire divine et
appelant tous les hommes à se ranger sous son drapeau, ce qui explique son
désir de former une armée dont Jésus serait « le chef et
l'empereur »6. J. O'Malley nuance cette
approche du dessein ignacien en insistant sur la volonté, par ce vocable
militaire, de faire référence aux grands ordres médiévaux, et de revenir à
une pureté première de l'engagement aux côtés du Christ, dans une période
de corruption des ordres religieux traditionnels.
Cette approche donne aux premiers Jésuites un style missionnaire
novateur. L'importance prise par la suite par les missions ne doit pas
faire oublier le rôle joué par la Compagnie dans la Contre-Réforme, ou
encore dans l'éducation (comme le rappelle le P. Polanco, chaque jésuite
doit prendre part à la mission d'éducation). En ce qui concerne les
missions lointaines, le premier grand jésuite missionnaire, Saint
François-Xavier, est envoyé par le roi du Portugal Jean III aux Indes, à
Goa. Cette date marque le début de l'essor missionnaire de la Compagnie,
qui connaît son apogée au XVIIème siècle. Leur méthode se démarque à
l'origine de celle des autres ordres missionnaires de l'époque, par la
volonté de persuader, l'effort de discussion avec les indigènes
(François-Xavier apprend ainsi les langues vernaculaires), la volonté de
sensibiliser au message du Christ plutôt que de l'imposer sans en faire
comprendre le sens. Certes, la méthode des compagnons peut être qualifiée
d'« aggressive and apostolic »7, mais la
dimension d'adaptation culturelle est aussi présente, dans la continuité
de l'idée d'avancement des âmes par la révélation des « choses de
Dieu ».
Un autre trait de cette activité réside dans l'intérêt porté par les
Jésuites aux élites. Cette pratique est la conséquence de la volonté de
faire progresser la cause de la Foi le plus rapidement possible.
S'appuyer sur les élites revient à agir « Ad majorem Dei
gloriam »8. De même la Compagnie cherchera souvent à jouer un rôle dans
le gouvernement des âmes des élites européennes, notamment grâce à la
présence de nombreux confesseurs jésuites dans les Cours. Ainsi ne faut-il
peut-être voir dans la casuistique qu'une approche de l'avancement des
âmes par la persuasion...
L'idée de mission dans la pensée du fondateur de la Compagnie de
Jésus éclaire d'un jour nouveau l'activité missionnaire de l'Ordre, et sa
place relative par rapport aux autres ministères, liées entre eux par ces
deux idées centrales de la pensée ignacienne : d'une part, la nécessité
d'aider les âmes à trouver le chemin vers le Christ, grâce au modèle de
conversion et de persuasion que représentent les Exercices
spirituels, et d'autre part, la soumission aux desseins de Dieu, par la
disponibilité à l'envoi --- particulièrement vers les populations que met
en avant la bulle pontificale : les enfants et ceux qui ne sont pas encore
instruits dans la Foi. Ces deux impératifs ne sont que les deux faces d'un
même combat pour la plus grande gloire de Dieu et de Son fils Jésus.
J.S.