La Controverse de Valladolid
Thomas Nirrengarten
« Aujourd'hui le Saint-Père m'a envoyé jusqu'à vous avec une mission
précise : décider, avec votre aide, si ces indigènes sont des êtres
humains achevés et véritables, des créatures de Dieu et nos frères dans la
descendance d'Adam. Ou si au contraire, comme on l'a soutenu, ils sont des
êtres d'une catégorie distincte, ou même les sujets de l'empire du
Diable. » C'est ainsi que le légat du pape entame dans le livre de
Jean-Claude Carrière le long et âpre débat tenu en 1550-1551 à Valladolid.
Historiquement, les différents protagonistes ne se sont vraisemblablement
pas rencontrés mais l'auteur, dans un souci d'efficacité argumentative, a
condensé l'action, le temps (la controverse dure trois jours dans le
livre) et le lieu (le monastère de Valladolid).
La forme adoptée ici est celle du procès : le juge, représenté par le
prélat du pape, pèse les arguments de l'avocat de la défense, Bartolomé de
Las Casas (père dominicain officiant dans le Nouveau Monde), et du
procureur, Ginès de Sépulvéda, traducteur d'Aristote et grand ami de
Cortès. Les témoins sont d'une part un échantillon d'Indiens amenés
d'Amérique (qui se voient devenir l'objet de multiples expériences censées
confirmer ou infirmer leur appartenance à l'humanité) et d'autre part deux
colons soulignant l'importance économique de la dispute.
Si l'argumentation tombe dans un manichéisme en décalage avec la
complexité de la question (comment ne pas accorder sa préférence pour un
Bartolomé de Las Casas défenseur des droits humains, dénonciateur des
multiples massacres qui jalonnent sa mission lorsque celui-ci se voit
confronté à l'obscurantisme poussé à son paroxysme en la personne d'un
philosophe enfermé dans sa logique aristotélicienne ?), on peut toutefois
relever ses principales articulations : dans la première partie du débat,
Bartolomé de Las Casas décrit les massacres subis par les populations
indigènes. Sépulvéda développe quant à lui sa défense de la colonisation à
outrance à partir du verset : « Je ne suis pas venu apporter la paix,
mais l'épée. »1 C'est Dieu qui a permis ces massacres
quasi-miraculeux (300 colons face à une population entière) pour punir ce
peuple idolâtre pratiquant les sacrifices humains. Puisque tous les hommes
sont destinés à devenir chrétiens, ces créatures ne peuvent être des
hommes. Sa position évolue petit à petit en acceptant leur nature humaine
mais en se reposant sur Aristote : certaines espèces sont faites pour
régner et dominer les autres ; les Indiens ignorent l'usage du métal, des
armes à feu, de la roue, leur nourriture est détestable et ils sont
incapables de comprendre les « choses les plus simples » (ce que
contredisent les missions d'évangélisation et d'éducation des
franciscains). Dès lors, il est impensable de les élever au niveau des
Espagnols dans la hiérarchie des espèces.
La deuxième partie de la controverse est plus « expérimentale » :
Sépulvéda a en effet fait venir d'Amérique une statue d'une de leurs
idoles, Quetzalcóatl le serpent à plumes, affreuse aux yeux des moines
présents. Le débat prend une toute autre tournure avec l'entrée inattendue
de quatre « spécimens » amenés pour l'occasion : une famille (le père,
la mère et leur bébé) et un acrobate. Aucun aspect n'est écarté : sur le
plan physique, ils sont semblables aux Espagnols (les fécondations
croisées donnent des enfants viables). Leurs liens familiaux sont testés
(l'enfant est menacé devant la mère qui intervient pour le défendre), leur
foi mise à l'épreuve (ils restent fidèles aux dieux de leurs ancêtres même
s'ils ne comprennent pas leur mutisme). Puisque le rire est le propre de
l'homme, on cherche à les faire rire, au désespoir de Bartolomé de Las
Casas outré par de telles pratiques. S'ils rejettent la foi chrétienne
selon le dominicain, c'est parce que les Espagnols leur enseignent : « Tu
ne voleras pas le bien d'autrui » et qu'ils les privent de tous leurs
biens.
Après trois jours de réflexion, le prélat rend son verdict : « Les
habitants des terres nouvelles, qu'on appelle les Indes, sont bien nés
d'Adam et d'Ève, comme nous. Ils jouissent comme nous d'un esprit et
d'une âme immortelle et ils ont été rachetés par le sang du Christ. Ils
sont par conséquent notre prochain. » La traite des Noirs est alors
évoquée comme solution au problème de main-d'oeuvre. Toutefois, l'auteur
indique qu'historiquement aucune réponse officielle n'a été prise.
Si l'on peut reprocher à J.-C. Carrière d'avoir simplifié l'argumentation,
même si celui-ci précise en introduction avoir scrupuleusement suivi les
arguments des deux partis, ce texte (et le film de Verhaeghe qui en est
une fidèle adaptation) constitue un bon point de départ pour aborder la
mission d'un point de vue historique. Il met en effet en avant des débats
souvent inconnus du grand public, que l'on peut par exemple retrouver dans
les ouvrages de Las Casas, de Shahagun et de Tzvetan Todorov (La
Conquête de l'Amérique (la question de l'autre), Récits aztèques de
la Conquête). De plus, l'auteur souligne en plusieurs endroits ce
qu'Albert Memmi décrit dans Le Colonisateur et le colonisé : la
répulsion du colonisé pour le colonisateur mêlée d'une attirance
passionnée à son égard (« Comment le colonisé pourrait-il se renier si
cruellement et en même temps faire des demandes si excessives ? Comment
pourrait-il haïr les colonisateurs et cependant les admirer avec tant de
passion ? »). Certes, la conclusion de la controverse ne peut être que
positive pour les peuples colonisés mais on voit que ceci ne suffit pas :
le règlement théologique du problème doit être accompagné d'un règlement
social. Comment sortir de l'opposition colonisateur/colonisé sans établir
de dialogue entre les deux communautés ? Pas n'importe quel dialogue mais
un dialogue égalitaire vu comme pratique de la liberté. Il est alors
intéressant de se pencher sur l'oeuvre de Paolo Freire (1921-1997),
spécialiste brésilien d'alphabétisation des adultes, troisième voix
manquante dans le débat entre les deux hommes d'Église. En effet, tous
deux sont d'accord sur un point : la culture espagnole est la culture de
référence (qu'il faut divulguer aux Indiens pour Bartolomé de las Casas ou
garder pour soi car les indigènes n'en sont pas dignes pour Sépulvéda).
Mais cette conception « bancaire » de l'éducation (selon P. Freire) est
aliénante. La libération totale des peuples du Nouveau Monde ne peut
passer que par l'éveil de leur esprit critique grâce à une éducation ne
reproduisant pas cette dichotomie sociale. Toujours selon P. Freire (Pédagogie des opprimés), « personne n'éduque autrui, personne ne
s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble, par l'intermédiaire du
monde. » Bartolomé de Las Casas n'est pas loin de cette idée en
reconnaissant les merveilles des civilisations précolombiennes. La clé de
la libération réside dans l'humilité de l'éducateur prêt à être lui-même
éduqué par l'élève, humilité qui est au centre du message chrétien.
T.N.