Paroles de missionnaires
Propos recueillis par Léonard Dauphant
La mission, don du Christ
Le Père Gérard Colomb a vécu, au nom de sa foi, 36 années en
Algérie.
Pour un chrétien la mission, sa mission, s'inscrit dans celle de son
maître, le Christ. Le Christ n'est pas seulement Jésus de Nazareth, cet
homme fort en puissance qui passait en faisant le bien. Il est celui qui a
fait de sa vie un don pour que ses frères vivent. Il est mort, mais Dieu
l'a ressuscité et l'a établi Christ et Seigneur. La mission du Christ a
été d'établir sa demeure parmi les hommes, d'y déposer les marques de
l'Amour de Dieu comme des semences de vie. Lorsque ces semences de vie
sont reconnues, aimées et cultivées, le royaume de Dieu se concrétise et
l'homme en est l'heureux bénéficiaire dès à présent. L'objet de la mission
est là : permettre à chacun de reconnaître les merveilles d'amour dont il
est dépositaire et favoriser les conditions de vie économiques,
culturelles et spirituelles qui lui permettront de vivre en totalité.
Ainsi l'homme intérieur se contruit. Il devient image du Christ. À sa
suite il est capable de faire de sa vie un don pour ses frères. Cet
homme-là, dira Jésus, « même s'il meurt, vivra »1.
Voilà les puissances de mort physiques et spirituelles détruites. Nous
sommes renouvelés. Nous pouvons mener une vie nouvelle. En Dieu chacun
trouve sa joie.
« Dans la maison de mon Père, dit Jésus, il y a beaucoup de
demeures. »2 C'est dire que la mission n'est pas une
récupération de l'autre pour en faire un autre nous-mêmes, mais une
reconnaissance de l'autre, de ce qui fait sa richesse et qui ne demande
qu'à vivre. Ainsi ma vie en Algérie : une marche fraternelle avec des
croyants d'une autre religion, d'une autre culture, en prise aux
difficultés et aux espoirs d'un pays en voie de développement. Un ami
musulman interpellait un jour le Père Christian, moine de l'abbaye de
Tibhirine, avec qui il avait coutume d'entretiens spirituels : « Il y a
longtemps que nous n'avons pas creusé notre puits ». Frère Christian lui
demanda avec humour : « Sais-tu si, à la fin, nous allons trouver une eau
musulmane ou une eau chrétienne ? » L'ami lui répondit : « J'espère que
nous allons tout simplement trouver de l'eau. »
N'est-ce pas cela la mission ? Cheminer ensemble, creuser ensemble ce que
nous sommes, ce qui nous fait vivre. « Celui qui boira de cette eau, dit
Jésus, n'aura plus jamais soif », « Cette eau deviendra en lui source de
vie éternelle. »3
Les missions protestantes
Jean-François Faba, pasteur réformé, du Département Évangélique
Français d'action Apostolique (DEFAP)
La société des missions évangéliques de Paris a été créée en 1822, dans
le contexte du réveil spirituel, de l'action sociale et de la lutte contre
l'esclavage ; elle regroupait dès le début luthériens, calvinistes,
baptistes et évangéliques indépendants. Les premières actions ont été
faites au Lesotho4, puis à Madagascar, dans les
îles du Pacifique, etc. Aujourd'hui, l'option du travail missionnaire a
changé, parce qu'il se fait dans un contexte changeant. Le modèle du
« champ missionnaire » à moissonner (vous voyez tout de suite les
implications bibliques), Mission fields, c'est très beau : on est
passé de cette conception classique à la pratique des Églises
indépendantes. Dans les années soixante, avec la décolonisation
généralisée, les sociétés de mission qui géraient ces terres lointaines se
sont posé la question de leur raison d'être. Leurs activités appartenaient
désormais aux Églises constituées, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie,
etc. Fallait-il dès lors se saborder ? C'était le contexte des trente
glorieuses, la société était portée par l'idéologie du progrès, le modèle
de l'État unitaire de la république française s'imposait à tous les jeunes
États.
Nous avons posé un acte : sur le champ de la mission, il y a désormais une
quarantaine d'Églises indépendantes. Il fallait un réseau entre elles, une
communauté d'Églises-soeurs, la Cevaa5. La mission est devenue action apostolique,
théologiquement c'est équivalent mais la pratique a radicalement changé :
nous sommes ensemble, à égalité, frères. Les Églises se sont réapproprié
leur culture, comme chez les catholiques, des cadres ont été formés pour
gérer ces Églises. Au niveau francophone, la société des missions
protestante est devenu le DEFAP en 1971, sans les Baptistes : il a choisi
la voie du service, pour être un outil pour ces Églises fondées depuis
1822.
Aujourd'hui, le service protestant doit redonner sa place à la mission,
car le contexte a bien changé, ma génération a vu s'effondrer le mythe du
progrès, l'Afrique et l'Amérique du Sud sont en crise, la fonction
unitaire de l'État vole en éclat (voyez la Côte d'Ivoire, Madagascar,
etc.), nous sommes dans une période de grave instabilité, de
désenchantement, avec de terribles souffrances pour les peuples. C'est une
catastrophe. La mission a donc sa raison d'être. Mais dans le respect de
l'indépendance des Églises : nous ne sommes pas les maîtres des envois,
c'est une fragilité par rapport aux catholiques, c'est aussi une chance.
On passe par le filtre de la stratégie missionnaire de l'Église locale.
Presque plus d'envoi de pasteurs, sauf pour les Instituts de théologie ;
essentiellement du personnel médical, d'enseignement, de développement
rural, dans les établissement qui appartiennent aux Églises locales. Ce
qui est très important : chacun essaie d'enraciner sa théologie,
l'expression de sa foi dans sa culture traditionnelle. Un autre phénomène
propre aux grandes villes de France : les communautés étrangères, très
dynamiques. L'Évangile a fait le tour du monde et il nous revient. Avec la
question de l'intégration ou non dans les communautés autochtones.
Nous Français, nous croyons que nous étions au bout du chemin théologique,
que nous avions éliminé tout ce qui était étranger à l'Évangile, que notre
message était pur. Or les Africains nous font bien comprendre que nous
sommes pétris de notre propre culture ; ce sont eux qui nous
évangélisent.
La tentation protestante, c'est l'importance mise dans la conversion, se
rapprocher de Dieu, au détriment de l'action sociale. Faut-il transformer
la société ou l'individu ? L'oeuf ou la poule ? Les deux doivent être
menés de front. Or nous sommes dans une période de repli identitaire, de
repli sur soi. On dit que les Français sont généreux, je ne suis pas
d'accord. Oui, le Téléthon... justement : on a une telle insensibilité
qu'il nous faut étaler la misère, l'accoutumance fait augmenter la dose à
chaque fois. Jusqu'à l'overdose, pour faire enfin réagir.
Le Christianisme joue la carte de la Bonne Nouvelle : vivre avec l'autre,
écouter. L'autre versant serait l'explicitation de notre doctrine, face
aux dangers de l'Islam, de l'athéisme (le retour de la laïcité laïcarde),
du bouddhisme. Il nous faut affirmer des principes de vie : la Justice
est force. Or maintenant avec Bush, c'est la force qui devient justice,
c'est une dérive terrifiante. Dans le cadre de l'AFOM6, nous sommes sur la même longueur
d'onde que les catholiques. La mission énonce des principes fondamentaux,
elle met en place des fondements, la notion d'interdit, pour replacer la
société dans un cadre viable. Mais sans l'expliciter, sinon ça fait facho.
Il est plutôt nécessaire de le vivre. C'est drôle à dire, mais nous
protestants développons une mentalité de minoritaires ! ce qui donne
humilité et force dans l'exigence. En France, terre de mission, la
politique n'a plus de pensée, ni de projets : on gère suivant les
sondages, on surfe entre carotte et bâton. La différence entre le monde
politique qui s'installe sur la planète et le christianisme, c'est que
nous confessons notre péché (c'est-à-dire que nous n'atteignons pas
toujours notre cible), nous sommes limités mais Dieu nous sauve par
grâce : nous essayons donc de créer un monde à partir de l'homme pardonné.
La politique elle (et l'économie, etc.) se base sur l'homme pécheur, le
capitalisme veut transformer les aspects négatifs, l'égoïsme, en facteurs
positifs. D'où le recours à la force, au bâton, saupoudré de générosité.
L'économie capitaliste développe la politique du soupçon : attention, il
va tricher, l'ouvrier ne va pas travailler. Comme si la loi ne suffisait
pas, on accumule la répression, la réglementation. La mission prend en
compte en quoi l'Évangile est Bonne Nouvelle : un frère que j'ai devant
moi, sauvé par grâce, pas de soupçon !
Ma génération s'est battue, j'ai posé mes fesses sur le pavé de Denfert,
et
c'est pire aujourd'hui ! Ma théorie (j'espère que les jeunes ne pensent
pas ça !), c'est que le modèle de la mission est fondamentalement rural.
Même le milieu industriel issu des XVIIIème et du XIXème siècles est un
milieu rural, il repose sur trois fondements :
- la transformation de la matière : le paysan fait pousser, l'ouvrier
transforme le charbon en coke, le minerai en fonte, c'est la même chose
malgré la technique ;
- la transmission du savoir : chez moi dans le Nord, le père
transmettait le métier à ses enfants, dans le textile ou à la ferme ;
- on était à vie dans l'entreprise, comme un paysan restait paysan
toute sa vie.
Tout cela s'est effondré. Même chez les paysans qui restent, le modèle
urbain est dans les têtes. La mission est beaucoup plus difficile, on ne
peut plus convertir selon le modèle rural (je te baptise et tu reste
chrétien toute ta vie et tu transmets la foi à tes enfants). Conversion et
ascension sociale allaient de pair : aujourd'hui l'ascension sociale...
Notre économie fonctionne en fait sur le modèle de la cueillette ! On
cueille des vacances à Djerba ou une nouvelle nana, spirituellement tu
cueilles un peu de catholicisme, un peu de protestantisme, un peu de
bouddhisme, puis tu passes à l'Islam et tu en reviens. Malgré sa
technicité fabuleuse, le travail n'est plus au centre, ce qui est
essentiel c'est les loisirs, cueillir ce que t'offre la société
d'abondance. 70 % des gens le peuvent, avec leur carte bleue et leur
caddie. Les autres cueillent aussi, un peu moins, les restes, à l'Armée du
Salut ou aux Restos du Coeur. D'autres en marge, les délinquants,
cueillent aussi, en évitant de se faire cueillir. On a demandé aux gros
industriels de Chicago un droit de glanage à la sortie des usines ! En
Afrique, au contraire, il y a une spiritualité individuelle, pas
collective, avant de cueillir.
Les Églises sont capables de grands rassemblements. Et
après ? Le modèle classique ne fonctionne plus. Nos Églises (je dis
« nos », cathos, protestants, tu vas en Afrique, nos divergences
franchement c'est peanuts) doivent réapprendre la mission dans un contexte
urbain, où il y a une distance terrible entre la Nature et sa production,
ou sinon on transforme le pays en vaste musée des traditions, où c'est la
première génération de cadres qu'on voit contents de partir à la retraite.
Et puis s'engager dans l'humanitaire, pour se racheter, par mauvaise
conscience (où d'ailleurs ils sont insupportables mais ça n'a rien à
voir). Il y avait une hiérarchie, mais de la discussion. Aujourd'hui tu
changes de boîte comme ça tous les ans, de patron tous les six mois, et tu
bosses à partir de directives anonymes. Dans le travail ou dans l'Église,
on ne peut plus fidéliser les gens. Plus rien que des logos. La culture du
mineur, c'était très pervers mais le bagne était sublimé, le travail même
très dur avait sa reconnaissance. Aujourd'hui mon fils travaille à la
Défense dans un bureau climatisé, qui va dire : « Formidable ! » ? La
société vit sur ses réserves, comme les médecins avec le numerus
clausus, en employant des Pakistanais ou des Libanais, moins cher
évidement. La question est : est-ce inexorable ?
Face à cela, deux réactions. Les charismatiques pentecôtistes disent : le
monde est mauvais, convertissez-vous, vous serez sauvés et en plus sûrs de
réussir dans la vie, guéris de toutes les maladies, et si ça ne marche
pas, le prédicateur peut toujours dire : c'est parce que tu ne crois pas
assez ; à genoux, frère. C'est horrible.
Notre réaction à nous est sur le mode implicite. Vivre sa foi, qui est
exigeante, et amener les questions pour l'expliciter. Avec la question,
jusqu'à quel point ? À quel moment, dans un quartier majoritairement
musulman, dire stop, pour éviter la ségrégation, le sexisme, le racisme ?
La mission aujourd'hui est vraiment indispensable, ici et là-bas, pour
vivre l'espérance, la réconciliation avec Dieu, présent même si on a
l'impression que c'est par incidence. Ou peut-être Il attend qu'on se remue
un peu plus. La stratégie de la mission urbaine ? Bonne question. On
navigue à vue. À vous de répondre.
La mission en paroisse
Frédéric Chavel
Je parle de la mission de mon point de vue, celui d'une paroisse
luthérienne. L'Église distingue la mission au sens commun
(l'évangélisation des non chrétiens) de la Mission Intérieure : celle-ci
est une association autonome, qui a pour fonction de promouvoir dans les
paroisses l'idée de mission, de les dynamiser, en organisant des expos
bibliques, des débats sur thème, des assemblées de groupes de jeunes, elle
propose la mise en place d'activités missionnaires, elle s'occupe de la
radio, etc.
Je pense qu'il est mauvais d'isoler la Mission de ce qui ne
l'est pas. Chaque personne humaine, quelle qu'elle soit, est appelée à se
rapprocher du Christ, et personne n'est jamais au bout du chemin. Tu peux
toujours avancer vers le Christ, toute ta vie. La mission concerne donc
ceux qui n'ont jamais entendu parler du Christ, mais aussi ceux qui sont
déjà chrétiens, et même si dans ce cas elle est moins flagrante, elle est
au moins aussi importante, pour permettre aux baptisés de se rapprocher
davantage du Christ. Il y a donc une mission radicale, de découverte, et
une autre, présente jusque dans la prédication, où il s'agit de réveiller
les personnes dans leur vie de foi. Notre situation est toujours à
évangéliser. Il est donc impossible de couper le monde en deux, chrétiens
ou pas, les uns à « missionner » avec le DEFAP, les autres ayant déjà la
mission derrière eux. Ne plus être un sujet de mission n'est certainement
pas un but à atteindre. Tous les secteurs de l'Église sont en situation de
mission. Mais cette mission peut bien ne pas avoir l'air missionnaire, ne
pas ressembler à des évangélistes américains qui distribuent des tracts,
font du porte à porte et harponnent les gens.
Je suis pasteur de paroisse dans un quartier rangé, le VIIème
arrondissement : un cadre classique pour la mission, rien à voir avec une
quelconque effervescence missionnaire. Le catéchisme, tout simplement, est
déjà un lieu de missions. Le conseil presbytéral peut témoigner de ce
souci de mission quand ceux qui l'animent s'aperçoivent que la gestion
financière ne doit pas masquer le principal, et se posent la question :
leur façon de vivre dans l'Église rend-elle témoignage ou pas ?
Les gens peuvent-ils s'approcher de Jésus, se sentir concernés dans leur
vie par l'Évangile ? Cela dépend des paroles, mais aussi des
comportements. Les gens qui s'éloignent de l'Église ne fuient pas la Bonne
Nouvelle, mais des prêtres pédophiles ou un conseil presbytéral
malhonnête. Oui, évidemment, la mission doit se faire avec de bons
discours, mais, plus profondément, l'Église rayonne. Ce n'est pas
l'activisme et les distributions de tracts à l'extérieur mais sa propre
vie qui rend témoignage, implicitement même. C'est pour cela qu'il est
capital de ne pas dissocier la vie de l'Église de la mission : les gens
peuvent être touchés par sa propre vie, pas par des annonces
publicitaires. La question à poser n'est donc pas « Que faire pour que
les gens viennent à l'Église ? », mais plutôt « Comment fais-je, moi,
pour vivre en chrétien ? ». Le problème de la mission, c'est que nous ne
sommes pas assez fidèles. Il faut se convertir d'abord pour convertir les
autres.
Je ne suis pas naïf au point de croire que le rayonnement
implicite est suffisant : bien sûr la formalisation est nécessaire. Des
parents peuvent rayonner, il sera pourtant nécessaire de formuler le
message, d'envoyer l'enfant au catéchisme. Il faut utiliser les formes
mais l'intérieur compte davantage : ne jamais séparer évangélisation des
autres de l'évangélisation de soi. Par ailleurs, dans le culte, tant
catholique que protestant, il y a une part de show. Mais on le vit bien
quand il est sincère, si cette mise en scène est assumée, soutenue par
quelque chose. Il ne faut pas se masquer.
Je suis très critique vis-à-vis des initiatives du genre tracts, quand
elles sont détachées de l'Église. En effet l'Église ne peut pas témoigner
en sortant d'elle-même, ce serait un témoignage vide, fait abstraitement,
sans tenir compte de sa vie intérieure. L'Église n'a pas d'idées à vendre,
elle est d'abord une communauté. On ne peut pas détacher la mission de
l'Église. Si l'Évangile nous est adressé, c'est toujours au milieu d'un
groupe d'hommes et de femmes. La radio, par exemple, est un lieu de
mission comme un autre, elle a une structure de paroisse de fait, les
émissions luthériennes sont écoutées par les malades, ceux qui ne peuvent
pas se déplacer, mais aussi par d'autres qui --- on peut le regretter mais
c'est ainsi --- n'ont que ce lien avec l'Église, sont en-dehors des
communautés. Malheureusement, écouter la radio aujourd'hui c'est un acte
solitaire, individualiste, c'est un obstacle à l'annonce de l'Évangile. Il
faut pour ça être au moins deux, un qui parle et l'autre qui écoute, or la
radio est à peine un échange.
Ma paroisse compte 300 familles, un tiers de l'arrondissement, un tiers
des quartiers alentour et un tiers de banlieue plus ou moins lointaine.
C'est une situation de dissémination commune à toutes les églises de
France, sauf les paroisses catholiques des grandes villes. Aussi la
communauté vit-elle le dimanche avec intensité, c'est un point de repère
spirituel, un moment où vivent ensemble des gens qui ont choisi de venir
dans cette paroisse luthérienne. Je les considère tous comme des
paroissiens du VIIème, la paroisse est la référence symbolique de leur vie
de foi, le lieu où se pratique la mission.
La mission de l'Église, c'est de créer, de transmettre une situation de
relation. Or une tendance forte de notre société est la recherche d'une
spiritualité en dehors de tout cadre ecclésial (« Je suis chrétien mais
je ne suis d'aucune Église... »). Par exemple je me pose des questions
sur Dieu, sur le Christ, et je vais acheter un livre sur le sujet. C'est
une illusion. C'est une illusion de penser accéder au christianisme sans
passer par la communauté. Par exemple, on peut être séduit par les valeurs
chrétiennes, on peut bien lire un livre sur le pardon, en dehors de
l'Église, mais si elles ne sont pas pratiquées ? Ce sont de belles idées,
pas des valeurs mises en commun. Une vraie expérience chrétienne, c'est la
communion entre personnes qui ne se supportent pas.
Les défis de l'évangélisation en Afrique
D'après une interview radiophonique du R.P. Léonard Santédi.
Le Père Léonard Santédi, 41 ans, docteur en théologie et en
anthropologie religieuse, est recteur du grand séminaire Jean-Paul Ier à
Kinshasa et représentant des évêques du Congo auprès du Saint-Siège.
Paul VI disait : évangéliser est d'abord témoigner de façon simple et
directe du Dieu révélé par Jésus-Christ dans l'Esprit Saint, témoigner que
dans son Fils il a aimé le monde, que dans son Verbe incarné il a donné
l'être à toute chose et appelé les hommes à la vie éternelle.
Le mot évangélisation embrasse toute l'activité de l'Église envoyée au
monde, depuis l'action sociale jusqu'à la proclamation de l'Évangile au
sein de l'assemblée eucharistique. L'évangélisation est donc l'annonce de
la Bonne Nouvelle qui doit être une nouvelle bonne pour les hommes de
notre temps. On peut comparer l'Église à cet homme qui descendait de
Jérusalem à Jéricho et qui a été pris par des bandits et laissé à moitié
mort : l'Afrique est en état d'agonie. Annoncer la Bonne Nouvelle, c'est
remettre cette Afrique debout, inventer une autre façon d'être chrétien,
affronter tout ces défis et ces maux. Évangéliser en Afrique c'est inviter
les Africains eux-mêmes à témoigner de la qualité de la vie que nous
apporte le Christ quand il nous dit : « Je suis venu pour que vous ayez
la vie et la vie en abondance. »7 Je crois que même
l'option pour l'inculturation faite par les Églises et la théologie
africaines ne doit pas occulter l'engagement socio-politique et le
déploiement d'une mystique pragmatique. Annoncer la Bonne Nouvelle
aujourd'hui en Afrique n'est-ce pas témoigner de la puissance de
l'Évangile en montrant que Jésus ressuscite là où un bras se lève pour
défendre les pauvres ? N'est-ce pas faire reculer les forces de la mort à
l'oeuvre aujourd'hui ? N'est-ce pas veiller avec le peuple malgré les
risques de la nuit afin de hâter ensemble l'aurore ? L'évangélisation en
Afrique : travailler à mettre l'homme debout.
Il y a beaucoup de défis pour l'Afrique. J'en ai repéré 7, comme pour dire
un défi pour chaque jour de la semaine, chaque jour de la création.
- Les sectes qui se multiplient, notamment au Congo, sur fond de
misère, en promettant monts et merveilles. C'est un clignotant rouge sur
le tableau de bord de nos Églises.
- La question des guérisons, la cure spirituelle en Afrique.
L'Église a un peu oublié cette dimension de guérison et les gens vont chez
des gourous. Il s'agit de retrouver cette force de l'Église qui apporte
aussi la paix, la consolation des malades, la diaconie envers ceux qui
souffrent.
- La question dramatique des guerres fratricides qui paralysent le
continent, des ethnies qui s'affrontent, comme au Rwanda, au Congo, au
Sierra Leone.
- Les défis socio-économiques. Comment annoncer l'Évangile sans
affronter cette misère, ces gens qui vivent sous perfusion alimentaire,
ces visages défigurés par la faim quotidienne ? Que signifie pour eux :
« Je vous apporte la Bonne Nouvelle » ?
- Les défis politiques. L'Afrique a trop connu ces régimes
monopartites,
ces « démocratures ».
- Les défis éthiques, la perte des valeurs, la notion de justice, de
liberté.
- La question des médias qui envahissent aussi l'Afrique. Comment
rester soi tout en s'ouvrant aux autres ?
Le plus grave ? Le défi socio-économique. Je cite Jean-Paul II au Burkina
en 1990 : « Il faut que le monde sache que l'Afrique connaît une extrême
pauvreté. Est-il possible qu'un tel dénuement ne soit pas ressenti comme
une blessure au flanc de l'humanité entière ? (...) Je dois lancer un
appel solennel à l'humanité au nom de l'humanité même. Au nom de la
justice, l'évêque de Rome, le successeur de Pierre adjure ses frères et
soeurs en humanité à ne pas mépriser les affamés de ce continent, de ne
pas leur dénier leur droit universelle à la dignité humaine et à la
sécurité de la vie. »
La croissance urbaine est la plus forte au monde. Kinshasa a 7 millions
d'habitants, 25 millions dans 20 ans, avec tous les risques de surdensité,
de promiscuité et d'insalubrité, de dégradation du tissu rural périurbain.
Et il y a le sida : on pense que 80% des Botswanais de 15 ans en mourront
avant l'âge de 30 ans. Comment annoncer l'Évangile sans tenir compte de
ces réalités, être témoins du Christ dans cette situation ? Il y a lieu
de réfléchir à une nouvelle présence de l'Église face à ces problèmes
sinon l'évangélisation perd sa crédibilité. Les témoins de Jésus-Christ
doivent conjuguer dans leur vie ces deux mystiques, pragmatique et
prophétique. On ne peut pas annoncer l'Évangile sans être interpellé par
cette misère.
Je peux indiquer 3 lignes de force d'une nouvelle évangélisation en
Afrique :
1 --- Une évangélisation dialogale. Partant de cette Afrique des
divisions, il faut que l'Évangile propose un nouveau regard sur l'homme,
qui est mon frère. L'Église catholique n'a pas à devenir une église
puissante mais à proposer cet appel à l'humanité. Une évangélisation qui
se fait dialogue gagne en sympathie, en fraternité. En Afrique, il y a un
problème de dialogue inter-religieux. Il faut composer avec les autres.
Pourquoi je ne l'accepte pas ? Pourquoi je lui fais la guerre ? Cette
évangélisation dialogale fera aussi du missionnaire, du prêtre, un homme
d'une double quête. Il a d'abord une première quête, c'est la parole de
Dieu qu'il a en lui et qu'il voudrait partager avec les autres mais aussi
une deuxième quête, c'est qu'il se rend compte que Dieu l'a précédé chez
l'autre et il essaie de récolter ce que l'Esprit a dit aux autres. Une
évangélisation dialogale fait que nous nous considérons comme frères et
soeurs en humanité. Regarder l'autre en face et voir en lui son frère,
c'est que le jour s'est levé pour vous et que les ténèbres de la nuit sont
dissipées.
2 --- Une évangélisation prophétique où l'Église annonce la Parole mais
aussi dénonce tout ce qui avilit l'homme et le met à genou. L'Église est
la voix des sans voix, le prophète celui qui parle au nom de Dieu, qui
permet au peuple de se lever, celui qui reprend le combat de Jésus pour la
dignité de l'homme et contre tout ce que nous érigeons comme idoles : le
pouvoir, l'argent, le sexe. Il faut une Église prophétique qui annonce le
prix que Dieu accorde à l'homme. Tout homme est une histoire sacrée,
l'Église devient prophétique en reprenant ce combat de Jésus, quand elle
dit à tout homme : lève-toi et marche.
3 --- Une évangélisation inventive, avec des réponses aux défis de
l'Histoire, à l'écoute de l'Esprit qui renouvelle la face de la Terre,
dans cette solidarité inventive qui pratique résolument le partage et
réapprend la sympathie. Ce mot de sympathie a deux sens : « sentir
avec », c'est-à-dire éprouver et épouser les sentiments de l'autre, en un
mot ouvrir ton coeur à son coeur, à sa vie. La sympathie est un parti
pris de compréhension, d'indulgence, de patience. Mais ce mot a aussi le
sens de « souffrir avec » comme son synonyme : « compassion ». Il n'y
a pas de solidarité vraie sans sympathie. Il faut inventer aujourd'hui ces
voies nouvelles d'une présence d'Église.
Le premier lieu de mise en pratique de cette évangélisation ? On a
souvent visé la paroisse. Moi, je partirais de la famille. Parmi toutes
les mutations et les problèmes de notre société, la famille est
aujourd'hui le sanctuaire de la vie, un lieu de solidité, ce n'est pas
pour rien que le synode africain l'a retenue comme image pour l'Église,
l'Église-famille. C'est là qu'il faut commencer cette évangélisation
dialogale, où les parents dialoguent avec les enfants et leur montrent que
tout homme est leur frère. Ne pas se limiter à un amour familial, ethnique
ou clanique. Cette évangélisation dialogale commence dans la valeur qu'on
attache à tout être de la famille. La tâche des familles chrétiennes n'est
pas seulement de donner la vie mais d'éduquer aux valeurs d'humanité. Les
familles peuvent être prophétiques en n'acceptant pas ce qui avilit
l'homme, pour que chaque enfant apprenne à construire sa vie d'après sa
vocation et son humanité. Je demande que la pastorale familiale soit une
priorité dans notre Église, où la famille ne se limite pas aux parents et
aux enfants mais à un sens très large.
Ensuite, les jeunes : il faut former une nouvelle jeunesse aux valeurs
d'humanité. Plutôt que sur les jeunes présents à la messe, il faut mettre
l'accent sur la foi qui vit et pratique. Des jeunes qui croient s'engagent
à transformer la société et peuvent accepter même le martyre.
Je prendrais comme troisième et dernier lieu les communautés ecclésiales
de base où des chrétiens se retrouvent en groupes à taille humaine (les
assemblées dominicales rassemblent des milliers de personnes) pour
témoigner de l'Évangile.
Au séminaire, je travaille à former une jeunesse croyante qui comme le bon
Samaritain peut faire le chemin à l'envers : non pas descendre de
Jérusalem à Jéricho mais aller à Jéricho résolument en mettant tout homme
qu'ils rencontrent sur le chemin, debout.
Je conclurai en citant un proverbe : un seul doigt ne peut pas éplucher
une banane ! Nous ne pouvons rien construire en restant chacun chez soi,
pour soi. Nous avons à conjuguer nos forces, à nous donner la main pour
bâtir une humanité plus fraternelle. Malraux a dit que le XXIème siècle
sera un siècle de spiritualité ou ne sera pas, moi je dis, il sera un
siècle de solidarité ou ne sera pas. Si nous n'apprenons pas à nous donner
la main pour travailler ensemble, nous allons nous faire la guerre. Mon
message, en tant que disciple de Jésus, c'est d'être vraiment le
porte-parole de cette fraternité universelle, de cet amour sans
frontières.
L.D.