Les missions de Saint Triglochin
Agnès Franconnet et Nathalie Ray
Nombre de saints ont eu au cours de leur vie des missions particulières,
mais qui en a eu autant et d'aussi variées que le grand Saint Triglochin
de Roscoff ? La découverte de ce saint breton jusqu'alors inconnu par un
groupe d'agrégatifs de biologie en stage dans cette contrée lointaine
qu'est l'Armorique du Nord, voire le Finistère qui porte si bien son nom
pour les pauvres parisiennes que nous sommes (devenues), nous laissa
pantois1...
Saint Triglochin est né en Bretagne à une époque assez
incertaine, entre le XIIème et le XVIème siècle. Ses parents lui donnèrent
ce prénom étrange, qui laisse encore aujourd'hui les philologues perplexes
2 ;
s'agit-il d'une déformation phonétique de « très grand saint »,
déformation chuintante due au fort accent breton de ces braves gens, qui
eurent néanmoins la sublime intuition de la sanctification de leur
progéniture ? Ou bien, plus prosaïquement, est-ce un emprunt au verbe
francique « terglouchwan », signifiant : « se servir triple portion à
l'aide d'une louche » ? Si c'est le cas, rassurez-vous: le Saint
combattit sa gourmandise dans le jeûne et la pénitence.
D'un caractère vif et joyeux, le petit Triglochin passe son enfance dans
les bois, jouant le plus souvent à cache-cache avec ses amis, jeu auquel
il excellait. Il avait en effet un art du camouflage que lui envieraient
les anciens maquisards, allant jusqu'à se badigeonner la figure d'herbe
pour mieux se confondre dans la nature. Il en gardera toute sa vie un
teint verdâtre qui, hélas !, l'empêchera de trouver une jeune fille
voulant bien de lui, mais lui vaudra plus tard la commisération de tous
ses disciples. Dès son plus jeune âge, il montre une dévotion peu commune
envers le Seigneur, profitant de sa facilité à se cacher pour disparaître
plusieurs heures afin de méditer au coeur même de la Création. Parfois
cependant, il commet de petits excès gastronomiques, et s'empiffre de
beurre salé, auquel il renoncera solennellement par la suite, par esprit
de mortification.
Sa vocation laissa longtemps Triglochin perplexe car il sentait en lui de
nombreux appels apparemment contradictoires : appel à la solitude, la
contemplation silencieuse et méditative de l'oeuvre créatrice de Dieu,
mais aussi appel à la proclamation de la Bonne Nouvelle. La rencontre d'un
vieux moine lui permit de résoudre son problème : il passerait l'hiver en
ermite et partirait l'été sur les routes pour évangéliser. Son lieu
d'ermitage fut facilement trouvé : il avait découvert, en plein milieu de
la forêt du centre de la Bretagne, au cours d'une de ces fameuses parties
de cache-cache, des Catacombes inconnues de tous. Celles-ci lui permirent
de vivre isolé dans un endroit propice à la prière, se nourrissant de
tiges souterraines épaisses et courtes.
L'été, il rejoignait les bords de mer où se trouvait la majeure partie des
bretons, passant d'un village à l'autre et ne revenant jamais au même
endroit. Mais sa réputation le précédait et chaque village se demandait
tout l'hiver si son tour ne viendrait pas l'été suivant. Pour se souvenir
de tout ce que ce grand saint leur avait prêché et pour le transmettre aux
générations futures, ces paysans illettrés sculptaient à l'extérieur de
leurs églises et sur leurs calvaires de superbes dentelles de pierre que
l'on peut encore admirer aujourd'hui.
Non content de convertir ainsi les foules par sa simple parole, Triglochin
faisait également des miracles. Ils étaient nombreux et chaque village
peut se vanter, à tort ou à raison, d'avoir eu le sien. Voici les deux
principaux, qui ont contribué à l'extension de sa renommée.
Un jour qu'il arrivait dans un village côtier, il ne vit pas comme il en
avait l'habitude la foule l'attendre impatiemment pour le mener à l'église
et l'écouter attentivement... le village était désert : plus un
mouton, plus un bateau. Il marcha jusqu'au bourg suivant, où on lui
expliqua que la côte avait rapidement subi des ravages étonnants : l'eau
de la mer était devenue saumâtre, le sable avait envahi les prés-salés et
les moutons, rendus malades par l'excès de sel, mourraient rapidement.
Comme Triglochin s'inquiétait du sort des habitants, on lui expliqua que
chaque famille avait trouvé des parents de villages voisins pour les
accueillir, eux et leurs bêtes, en attendant de trouver mieux. Ce qui
devait arriver arriva : après le départ du saint, les prés-salés avaient
retrouvé leur état originel et les familles purent réintégrer leurs logis
et les moutons leurs prés favoris.
Quelques années plus tard, au cours d'un été particulièrement mouillé
comme il en existe tant dans cette région, il arriva dans un village où,
chose peu commune, le curé cultivait lui-même sa vigne pour en faire le
vin de messe. Le pauvre homme n'avait pas choisi la bonne région ! Il lui
arrivait de temps en temps, quand par miracle le soleil se maintenait tout
le mois d'août, de faire une récolte suffisante pour les quelques années
suivantes. Mais cela faisait longtemps que ce n'était pas arrivé et ma
foi, même en réduisant les quantités utilisées à chaque fois, la messe
quotidienne faisait s'épuiser rapidement les stocks. Triglochin apprit
cela par les habitants du village, qui se réjouissaient de la situation,
pensant que cela ferait enfin comprendre à leur curé que la présence de
vigne dans un village breton ne faisait décidemment pas sérieux ! Mais le
saint ne fut apparemment pas de leur avis puisqu'après son passage le
temps devenu soudain radieux permis au bon père de faire ses vendanges et
les grains de raisin, en grappes plus serrées que jamais, étaient d'un
ovale et d'une couleur parfaits.
Après avoir évangélisé les six côtes de Bretagne3, il ne
restait plus en Bretagne que le village de Roscoff, au Nord du
Finistère, qui n'avait pas reçu l'insigne honneur de sa visite...
Triglochin prévoyait donc de partir en pays étranger, ennemi héréditaire
s'il en est : la Normandie.
Cet hiver-là, tout Roscoff préparait donc cette visite avec beaucoup
d'impatience, chaque foyer rappelant à l'ensemble de sa famille (et c'est
vaste, les cousins à la mode de Bretagne !) que tout le monde serait reçu
avec joie pour ce dernier prêche du saint. Mais Triglochin, dans ses
catacombes, avait reçu une dernière mission sur cette terre, celle de
porter dans la souffrance offerte les six stigmates du Christ : les
marques des clous, celle de la lance et celle de la couronne d'épine.
Malgré sa souffrance, il décida de se rendre à Roscoff et le voyage
augmentant sa douleur et sa fatigue, il arriva épuisé et mourant. Il
rendit l'âme dans ce village inconnu, entouré par de nombreux fidèles
venus de toute la Bretagne pour l'écouter et qui ne reçurent de lui que
ces simples paroles : « Jésus, Sauveur », ce qui est au fond
l'essentiel, pour ne pas dire la substantifique moëlle, de la Bonne
Nouvelle.
Les miracles accomplis durant sa vie terrestre n'étaient que peu de chose
à côté des miracles qui advinrent suite à son intercession. Sa tombe à
Roscoff fut le but de quelques pélerinages, surtout de juin à septembre,
comme lorsque Triglochin marchait sur ces routes, mais elle a disparu
aujourd'hui.
Et pourtant, en se promenant le long de la côte bretonne, on
peut encore trouver... le triglochin.
(Le culte rendu au saint n'est pas complètement tombé dans l'oubli :
les
inconditionnels des laudes se rappelleront que le 30 février, nous lisons
un Mémoire qui lui est consacré : « Triglochin, toi qui sillonnas les
marais et habitas les grottes, permets-nous de témoigner en tous lieux de
la splendeur divine ». N'est-ce pas là une belle définition de la
mission ?)
Vous pardonnerez certainement à une agrégative de Biologie et à une
bretonnante de vacances d'avoir laissé marcher, courir et même vagabonder
leur fertile imagination pour créer de toute pièce la vie de saint
Triglochin à partir d'un nom de plante qui faisait trop joli pour n'avoir
pas une origine un peu farfelue. Je vous présente donc, d'après la
description qu'en fait la célèbre Flore Bonnier...
Triglochin maritimus !
Si vous êtes des lecteurs attentifs, vous aurez remarqué que chacune des
propriétés scientifiques du Triglochin énumérées ci-dessous se trouve
illustrée dans notre récit hagiographique. Si c'est pas beau, tout de
même !
Triglochin maritimus --- fleurs verdâtres, six stigmates ; fruit à
six côtes, ovale, en grappes très denses ; tiges souterraines épaisses et
courtes ; trouvé dans les sables et les eaux saumâtres, de juin à
septembre4.
A.F., N.R.