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Le pain du jour à venir

Jean-Baptiste Guillon








M. Barral nous a parlé de la difficulté de traduire, et plus profondément de comprendre, l'adjectif grec (épiousion) qui s'applique au pain dans toutes les versions du Notre Père. Comme tout hapax1, il ne peut être compris que d'après l'étymologie et le contexte. L'étymologie semble indiquer deux racines possibles, les verbes grecs «être» et «aller» qui ont le même participe (épiôn, épiousa, épion). Il faut noter que l'hapax en question n'est pas le participe lui-même mais un adjectif dérivé du participe ; or cela se justifie si on rattache ce mot à (hè épiousa hèméra), «le jour qui vient» car il serait une forme réduite du complément de nom ( [ton arton ton tès épiousès])2. En revanche, s'il fallait lire «le pain supersubstantiel», le participe me semblerait plus logique et plus simple.

Le contexte peut également rendre très éclairante la première lecture, à condition d'entendre dans l'expression «jour qui vient» non pas le lendemain mais le jour où sera accompli le royaume qui vient. En effet, les demandes qui précèdent celle du pain concernant l'accomplissement de la royauté de Dieu et son avènement ( [elthétô]3), il me semble assez direct d'entendre dans ce jour à venir plus qu'une question de prévision du jour au lendemain. A vrai dire la lecture littérale elle-même nous conduit à ce sens : en effet, le seul pain qui soit donné pour le lendemain, dans la Bible, est le pain du Sabbat (Ex. 16, 19-24), comme nous l'a bien rappelé M. Barral.

Or le Sabbat est le jour de l'accomplissement où Dieu peut se reposer et contempler sa création achevée, le jour où les fils d'Israël cessent de marcher vers le royaume promis où Dieu doit les constituer comme son peuple, mais se réunissent déjà comme peuple de Dieu. Demander aujourd'hui le pain du lendemain est même un sacrilège si ce lendemain n'est pas celui du Sabbat ou de l'accomplissement. Jésus rappelle bien que le seul jour qu'il est juste de viser et prévoir est le jour du royaume (Mt 6, 25 sqq, quelques versets après le Notre Père ; chez Luc, l'abandon à la providence pour les jours de ce temps et la préparation de l'avènement du roi sont mis en diptyque de façon très éclairante au chapitre 12 autour de la considération sur l'aumône au v. 33 : ne pas thésauriser pour les jours de ce temps mais pour le royaume).

Par conséquent, il semble que la traduction latine par quotidianus cherche un compromis, à partir de la lecture du jour qui vient comme lendemain, en évitant la demande de précaution, non conforme à l'abandon à la providence. Et c'est à partir de cette traduction que nous en passons en français du pain «quotidien» au pain «de ce jour» au lieu du lendemain, ce qui n'est pas simplement un contre-sens superficiel nécessaire pour le passage en français. En effet, être nourri d'un pain de larmes (Ps 80, 6), de méchanceté (Pr 4, 17) ou de l'oisiveté (Pr 31, 27), comme le rappelle le Vocabulaire de Théologie Biblique, signifie vivre dans les larmes, la méchanceté ou l'oisiveté. Or demander de vivre dès aujourd'hui de la vie du royaume a plus de sens que de demander de vivre de la vie d'aujourd'hui, surtout dans la série de demandes où se situe cette phrase.

À partir de cette lecture, de nombreux commentaires sont possibles. Le plus évident est de rapporter notre situation à celle du peuple d'Israël au désert qui ne pouvait marcher vers le royaume que parce qu'il mangeait le pain du royaume, et qu'ainsi, d'une certaine manière, il vivait déjà de la vie du royaume. Il ne pouvait également accomplir sa vocation de peuple de Dieu qu'en se constituant au Sabbat peuple accompli de Dieu. De même nous avons besoin, chaque jour, de ce Sabbat, de ce repos où nous pouvons contempler la création dans son accomplissement, quoiqu'elle ne soit pas accomplie totalement, pour admirer et louer l'oeuvre de Dieu. Le concept de contemplation d'un accomplissement comme condition de possibilité de cet accomplissement me semble proche de celui d'idée directrice. Ce pourrait être une lecture de ce paradoxe central dans la vie du chrétien, qui est de vivre de la vie du royaume quoique le royaume ne soit pas encore accompli dans sa gloire. Nous vivons dans le royaume parce que la parole de Dieu nous en donne l'idée, et par ce don même, Dieu crée la possibilité de son accomplissement.

Cependant, l'idée directrice nous laisse une certaine maîtrise du lien qui existe entre notre représentation et l'accomplissement, et cette maîtrise manque peut-être l'abandon à la providence. Cette difficulté apparaît assez clairement dans la question de l'accomplissement de la nature : dans le miracle, c'est la foi dans une nature accomplie, et donc obéissant à Dieu, qui permet d'accomplir cette soumission à Dieu (question de la foi : Mt 21, 21 et tous les exemples de miracles), mais considérer ce qu'elle devra être dans son accomplissement, tout en sachant qu'elle n'est pas actuellement accomplie, permet de maîtriser l'avènement de cet accomplissement par les progrès technologiques etc., ce qui n'est pas en contradiction avec le commandement de Dieu de dominer la nature ni avec la doctrine de la participation. Entre ces deux lectures, il n'est pas aisé de discerner laquelle correspond le mieux à la demande de vivre aujourd'hui du pain de l'accomplissement, mais dans l'une et l'autre en tout cas, nous pouvons voir que cela revient à demander à Dieu de nous donner la foi : foi dans un accomplissement déjà présent ou dans la possibilité pour Dieu de le faire advenir avec la participation de son peuple.

Pour finir, je souhaite étudier cette question de l'accomplissement dans le cas des personnes : voir en chacune le Christ, c'est voir l'homme accompli en tout homme inaccompli. Cela ne signifie pas ignorer l'inaccomplissement mais le considérer comme une tache qui n'affecte pas l'essence du vêtement. Si l'on nous présentait saint Paul avant le chemin de Damas ou saint Augustin avant sa conversion, n'éprouverions-nous pas une grande joie de rencontrer un grand saint quoique sa sainteté ne soit encore qu'un appel en lui inaccompli ? De même, lorsque nous rencontrons quiconque, nous pouvons concevoir avec certitude que Dieu l'appelle à être un très grand saint, et quand bien même sa sainteté n'aurait pas la chance d'être manifestée avant sa mort, cela ne changerait rien au fait qu'il est esssentiellement et réellement un saint. Quelle joie si nous en avions toujours conscience ! Ce pain de joie est assurément un aspect du pain dont nous serons nourris dans le royaume.
J.-B. G.

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