Du pain et du vin
Marie-Amélie Dutheil de la Rochère
Il y a des questions qu'on ne se pose pas souvent. Et celle de savoir pourquoi les chrétiens utilisent du pain et du vin dans leurs célébrations en fait partie. Car la réponse qui vient d'abord à l'esprit et de laquelle on se contente en général, c'est que les chrétiens ne font que suivre l'exemple du Christ lors de la Cène. Loin de moi l'idée de prétendre le contraire ! Mais il semble opportun de creuser un peu plus le problème. En effet, on peut soupçonner que le Verbe fait chair n'a pas agi par hasard ou all'improviso, en prenant simplement ce qui traînait sur la table, si vous me passez l'expression. On tire toujours profit de l'examen des actions de Dieu, et c'est pourquoi il est légitime de se demander : pourquoi du pain et du vin ?
Des aliments déjà symboliques
On peut commencer par dire que le Christ a utilisé des nourritures déjà lourdes de symboles. Depuis que le blé et la vigne sont entrés dans la vie et la culture des hommes, ils ont toujours eu un sens religieux. Parce que le blé est devenu la base de la nourriture, et parce que son cycle contient une phase de mort et une phase de résurrection, parce que le vin est couleur de sang et procure l'ivresse, de nombreux mythes sont liés à l'un comme à l'autre. Osiris, Déméter et Proserpine (Perséphone pour les hellénistes), Dionysos, pour ne citer que les plus connus, vous sont certainement venus tout de suite à l'esprit.
Chez les Juifs en particulier, la symbolique de ces deux nourritures est fort
riche. Le pain est ainsi le don de Dieu par excellence, via le don de la manne
au désert pendant l'Exode, et le Christ se présente comme la nouvelle manne qui
nourrit définitivement, de sorte qu'on «n'ait plus jamais faim». Par
ailleurs, le pain qu'Il choisit est le pain azyme1 de la Pâque, rappelant le
miracle de Dieu qui fit sortir Son Peuple d'Égypte, et s'offrant Lui-même comme
le nouvel et véritable Agneau pascal. Quant au vin, il est le fruit de la vigne du Seigneur que chantent nombre de psaumes et de paraboles, et la Christ se présente comme la Vigne par excellence. Tous les deux sont aussi le signe d'une stabilité, puisque seuls des peuples sédentaires sont en mesure d'en produire (c'est particulièrement vrai pour le vin). Pour une nation aussi attachée à sa terre que l'est Israël, cela n'est pas sans importance... Mais je laisse à d'autres le soin de se pencher plus profondément sur cette symbolique biblique. En effet, il me semble que tous les sens traditionnels sont bien présents dans le choix du pain et du vin par le Seigneur, mais on peut aussi y trouver un sens plus proprement chrétien, christique et eschatologique.
Dans une perspective chrétienne
Un jour, la Providence a voulu d'une part que je me trouve dans une église où
l'on pouvait entendre les paroles de l'Offertoire et d'autre part, qu'elles
frappent mon esprit (ce qui est beaucoup plus miraculeux). Depuis, j'en profite
tous les jeudis avec grand plaisir à la messe de l'aumônerie... Pour ceux qui n'y ont
jamais pris garde, ne serait-ce que parce qu'en général, à Paris, l'orgue joue à ce moment-là pour couvrir les bruits des pièces tombant dans les paniers de la quête, voici un petit rappel :
«--- Tu es béni, Dieu de l'univers, Toi qui nous donnes ce pain,
fruit de la terre et du travail des hommes ;
nous Te le présentons : il deviendra le Pain de la Vie.
--- Béni soit Dieu, maintenant et toujours.
--- Tu es béni, Dieu de l'univers, Toi qui nous donnes ce vin,
fruit de la vigne et du travail des hommes ;
nous Te le présentons : il deviendra le Vin du Royaume éternel.
--- Béni soit Dieu, maintenant et toujours.
--- Humbles et pauvres, nous Te supplions, Seigneur, accueille-nous ;
que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant Toi.»
Qu'est-ce qui m'a tellement frappée dans ces quelques mots ? Eh bien, c'est la
formule «fruit de la terre et du travail des hommes». En effet, je
pense qu'elle nous aide à comprendre pourquoi le Christ a pris du pain et du
vin, plutôt qu'autre chose. Il ne s'agit pas seulement de dire qu'Il a choisi
les nourritures de base de ses contemporains. Certes, on L'imagine mal prenant
des langues de flamant rose ou a fortiori des tétines de truie farcie,
mais il est intéressant que ce ne soit ni de l'eau, ni des fruits (au hasard et
pour continuer un mauvais jeu de mots latin2, des pommes ?), ni du poisson (présent lors de la multiplication des pains), ni l'agneau du repas traditionnel de Pessah (de nos jours d'ailleurs, beaucoup de bons chrétiens mangent encore du gigot d'agneau à Pâques).
«Si le grain ne meurt...»
Le pain et le vin ne sont pas les aliments les plus simples du monde, et
surtout, ils sont issus d'un processus de transformation. Ils sont le fruit d'un
travail, et c'est ce point que la liturgie souligne. Non, le Christ ne pouvait
pas prendre de l'eau, même s'Il est la source d'eau vive qui seule désaltère
vraiment. Il a voulu du vin, une boisson de fête, qui «réjouit le coeur
de l'homme», une boisson d'ivresse, et une boisson qui s'obtient par le
broyage du fruit de la vigne suivi d'une longue fermentation. De même, Il a
choisi du pain, un aliment non naturel, qui suppose lui aussi du travail, et la
mort du grain planté, le broyage du grain récolté. Dans le pain et le vin, comme
beaucoup de civilisations l'ont remarqué, la mort est bel et bien présente. De
plus, c'est une mort prévue, organisée, et exécutée par les hommes. Le pain et
le vin sont des produits humains, de même que le Christ est mort de la main des
hommes : toute l'humanité s'est liguée contre Lui3. Ainsi, le Christ se livre entre nos mains et nous L'envoyons à
la mort, mais c'est dans cette mort qu'Il nous offre notre rédemption. Le pain
et le vin portent en eux, du fait de leur processus de fabrication, cette
dimension du Salut : la mort du Sauveur, par la faute des hommes, qui seule peut
donner aux hommes la vraie nourriture et la vraie boisson, c'est-à-dire l'accès
par le Christ à la Vie du Royaume du Père. Et si c'est dans le pain et le vin, et
non dans l'agneau pascal que le Christ se donne à nous, c'est que Lui seul peut
être sacrifié : aucune créature ne peut équivaloir au Fils de l'Homme, et tout
autre sacrifice autre que le Sien devient superflu. Aussi, nul être vivant n'a
plus à être offert à Dieu comme victime car Dieu Lui-même s'est livré en victime
parfaite du Sacrifice ultime.
«Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front»
On peut approfondir autrement le sens de la formule «fruit de la terre et du
travail des hommes». En effet, le choix du pain et du vin, c'est aussi le
refus du retour au Paradis terrestre. Adam et Ève ne connaissent ni l'un ni
l'autre, se nourrissant exclusivement de fruits et ne buvant que de l'eau. Le
pain et le vin sont des aliments d'après la Chute, ils font partie de la vie des
hommes pécheurs. Ils sont donc le signe que le Christ n'est «pas venu pour les
justes, mais pour les pécheurs». N'oublions pas d'ailleurs leur contexte
d'apparition dans l'Écriture : le pain est cité par Dieu4 comme la nourriture de l'homme déchu, qui la gagne «à la sueur de son
front», puisqu'il n'a plus droit aux fruits de l'arbre de la Vie. Le vin est lui
inventé par Noé qui se saoule5, ce qui occasionne la
disgrâce de Cham pour avoir vu la nudité de son père. C'est donc bien l'homme
pécheur qui est concerné par de telles denrées. En les choisissant, le Christ
montre bien qu'Il n'efface pas le péché en nous sauvant, mais qu'Il nous rachète
en le prenant sur Lui. Il nous ouvre les portes d'un monde nouveau et ne nous
ramène pas en arrière : nous devenons des hommes nouveaux libérés de la mort que
nous avons subie et du péché que nous avons commis, nous ne redevenons pas Adam.
Ressuscité, «le Christ revient, victorieux, montrant la plaie de Son
côté.»
Le pain et le vin symbolisent aussi quelque chose de l'histoire de l'humanité,
et de son rôle dans la Création. D'abord, dans l'économie du Salut, il apparaît
évident que le Verbe ne voulait se faire chair que dans un monde où le pain et
le vin existaient. Le degré d'élaboration de ces simples aliments appelés à
devenir les Saintes Espèces suppose une très longue histoire de l'humanité,
parsemée d'inventions techniques nombreuses. Ils sont donc un signe du temps que
Dieu a donné aux hommes pour devenir prêts à accueillir la Révélation ; le vin
surtout demande une véritable sédentarisation du Peuple où vient le Messie : en
quelque sorte, il est une manifestation de la présence d'Israël en Terre
Promise, et par là même de la fidélité de Dieu et de l'Alliance. Il devient
alors logiquement le Vin de «l'Alliance Nouvelle et Éternelle».
«Vous ferez cela en mémoire de moi»
Pour le chrétien, il s'agit d'un appel : tant que le Christ n'est pas revenu, il nous faut travailler pour continuer à produire le pain et le vin du Saint Sacrement dont nous avons besoin pour que le Fils demeure en nous. Et ce travail ne s'arrête pas là ; nous devons entretenir toute la Création et veiller sur elle, car c'est par elle que Dieu entre au plus profond de nous-mêmes. Le Christ ne vient pas à nous d'une façon abstraite, mais dans une nourriture que nous avons nous-mêmes produite : Il ne veut rien faire sans nous, nous sommes responsables de Sa présence dans le monde, car c'est nous qui transformons le blé et le raisin pour en faire le pain et le vin que nous mangeons pour devenir Temple du Christ. Il est toujours au commencement, puisque c'est Lui qui nous donne le pain et la vin (Il en est le Créateur), c'est Lui qui en fait Son Corps et Son Sang, c'est Lui qui se livre pour nous, mais cela ne nous laisse pas sans rien à faire. Tout vient de Lui, tout passe par Lui, tout est pour Lui, mais Il nous demande de l'accueillir et de travailler à Son avènement. Et c'est pour cela que c'est dans du pain et non de la manne que le Christ se donne à nous.
On n'a jamais fini d'épuiser le sens des actes et des paroles du Christ. Il y a
donc sans aucun doute beaucoup d'autres façons d'envisager le choix du pain et
du vin par notre Seigneur. Ce dont on peut être sûr, c'est que rien n'est dû au
hasard (le hasard n'est pas une notion très chrétienne à mon humble avis), et
surtout pas un élément aussi important que les Saintes Espèces du Sacrement «source et sommet de la vie chrétienne», par lesquelles l'Église catholique
croit que le Christ se rend réellement présent. Et pour finir, n'oublions
pas que cette nourriture si extraordinaire nous est donnée vraiment comme une
nourriture : pour être mangée ! Le Corps et le Sang du Christ ne sont pas des
reliques magiques à conserver comme de précieuses amulettes mais le Vrai Pain et
le Vrai Vin qui n'ont d'intérêt pour nous que si nous les consommons, afin de
devenir ce qu'ils sont : le Corps du Christ, c'est-à-dire l'Église.
M.-A. D. R.