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Ce que nous recevons, nous le sommes

Sébastien Ray

Ma chair est la vraie nourriture,
  et mon sang est la vraie boisson.
Celui qui mange ma chair et boit mon sang
  demeure en moi,
et moi, je demeure en lui.
Jn 6, 55--56.








On a beau l'entendre et le relire, le discours du Christ sur le pain de vie, à la synagogue de Capharnaüm, provoque toujours chez le lecteur un peu attentif la réaction des juifs qui l'écoutaient : « Comment cet homme-là peut-il nous donner sa chair à manger ? » Bien sûr, le chrétien a beau jeu d'expliquer qu'il s'agit tout simplement de l'Eucharistie, la brave communion que nous recevons périodiquement sous la familière espèce du pain azyme ; mais le texte est précisément là pour nous rappeler ce qu'est en réalité ce sacrement, ce que signifie la présence réelle du Christ dans le pain et le vin. Nous mangeons la chair du Christ, et nous buvons Son sang, c'est aussi simple et brutal que cela. Par quelle aberration le Seigneur a-t-il choisi nous procurer le salut par un moyen aussi peu civilisé ? Il serait tellement plus rassurant de recevoir l'Eucharistie comme un simple symbole, un moyen mnémotechnique pour nous éviter d'oublier que notre Sauveur est mort pour nous, il y a si longtemps --- le brave homme... tellement plus confortable et moins exigeant. Mais voilà qu'on nous met impitoyablement du côté des bourreaux du Christ, qu'on nous fait engloutir le corps même de notre Seigneur ! Et apparemment nous n'avons pas tellement le choix, si nous voulons avoir la vie en nous...

Sans prétendre expliquer pourquoi Dieu a choisi de nous donner Son Fils en nourriture, nous allons tenter dans les pages qui viennent d'explorer un aspect du mystère eucharistique.



En toute généralité, il n'est nullement anodin de manger ou boire quoi que ce soit. Les processus de digestion font qu'après transformation, les aliments deviennent participants de la vie de notre corps, parties inséparables de nous-mêmes. Matériellement, nous ne sommes faits, à peu de choses près, que de ce que nous avons mangé et bu au cours de notre vie ; c'est pourquoi il faut faire appel à autre chose que la matérialité brute pour définir l'identité d'une personne au cours de son histoire --- ce que les philosophes ont appelé le principe vital, ou l'âme. Ce que nous appelons notre corps est en permanence renouvelé par des afflux extérieurs, en général d'autres corps. Et il est important de constater qu'un être vivant doit mourir avant d'en pouvoir nourrir un autre (même les huîtres, si).

Nous sommes donc faits de corps morts, et nous-mêmes sommes mortels. Non seulement au sens où nos propres corps mourront un jour et « iront nourrir les vers », selon l'expression populaire, mais surtout au sens où le péché nous a fait mourir à la vie divine. Il serait artificiel de séparer radicalement ces deux mortalités en rejetant l'une dans le purement matériel et l'autre dans le purement spirituel : notre personne, corps et âme, est une et inséparable, et la tradition considère même que la première mortalité découle de la seconde. Nos corps sont des corps de péché, des corps de mort comme dit joliment saint Paul, et, se nourrissant de corps morts, ne risquent pas de s'arranger. Le bateau coule et le mobilier est en plomb, pas le moindre bout de bois auquel s'agripper.



Pour le sauvetage, il faut donc du neuf, et, comme toujours, c'est le Christ qui l'apporte, en assumant Lui-même un corps. Le corps du Christ né de la Vierge Marie est une chair non entachée de péché : Dieu S'est fait pour nous l'Homme authentique, le premier être véritablement vivant qui ait marché sur cette planète depuis Adam. Il est vivant et Il le manifeste, Il parle haut sur les places et dans les synagogues, Il donne quelques coups de pieds bien placés quand il le faut, Il réveille son monde. Très bien. Et ensuite ? Que Lui vive, c'est réjouissant mais cela ne nous aide pas beaucoup ; en fait apparemment c'est plutôt le contraire qui arrive. Les morts semblent tout compte fait trouver leur tombeau très satisfaisant, et méditent rapidement de fermer le bec à ce Verbe qui rompt brutalement le silence sépulcral de leurs conversations vaines. Mieux, ils y arrivent. Les fantômes soudain bien réveillés s'assemblent et avec une belle unanimité clouent la Vie sur la croix. Bien joué, rendormons-nous en paix. Voilà que même le corps de vie est tombé sous le joug de la mort ; on l'enterre, et qu'il aille lui aussi nourrir les vers. Ayant envoyé le navire des sauveteurs par le fond, retournons à notre naufrage.



La Résurrection est donc bien plus que l'heureuse nouvelle que pour ce prédicateur si sympathique les choses ne se terminent pas si mal : c'est un renversement complet de la logique jusque-là monolithiquement unidirectionnelle de la mort nourissant la mort et de l'abîme appelant l'abîme. C'est à travers la Résurrection que le discours de Capharnaüm cité précédemment prend tout son sens, éclairant du même coup la curieuse cérémonie à laquelle s'était livré Jésus au soir du jeudi saint et dont les apôtres n'avaient sans doute pas compris grand'chose sur le coup. Celui qui mange le corps du Christ reçoit la mort du Christ qui vient s'incorporer en lui ; mais ce n'est pas une mort ordinaire : c'est une mort qui débouche sur la Vie éternelle. La Résurrection, la Vie véritable, s'introduit donc dans le corps mortel du communiant. Le Christ mort participe à la vie de notre corps pour que, comme en miroir, notre corps participe à la Vie du Christ ressuscité. « Celui qui me mangera vivra par moi » : c'est bien sûr vrai de toute nourriture, mais la vie du Christ est la Vie de Dieu et non plus cet état de mort-vivant dans lequel vivaient, temporibus illis, ceux qui se nourrissaient de la manne mais sont morts quand même.

Par l'Eucharistie, le Christ vient donc vivre en nous, et « nourrit en nous la Vie éternelle », comme dit la liturgie eucharistique. Les paraboles du Christ sur le Royaume sont ici instructives : le Baptême nous donne la Vie comme une graine de sénevé, et l'Eucharistie la nourrit jusqu'à ce qu'elle devienne un arbre. Par elle, nous ressuscitons déjà, et la mort qui régnait sur notre corps fait peu à peu place à la Vie apportée par le pain vivant que nous mangeons. « Il ne s'agit pas d'un aliment au sens métaphorique : ``Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson'' (Jn 6, 55) », rappelle l'encyclique Ecclesia de Eucharistia (16). Cette parole suggère même que c'est au contraire le processus naturel de nutrition qui a été introduit dans la création comme signe du sacrifice du Christ pour l'homme, de ce don total de Sa personne, chair et sang, pour la vie du monde. C'est réellement le corps mort et ressuscité du Christ que nous mangeons ; c'est pourquoi « celui qui se nourrit du Christ dans l'Eucharistie n'a pas besoin d'attendre l'au-delà pour recevoir la vie éternelle : il la possède déjà sur terre, comme prémices de la plénitude à venir, qui concernera l'homme dans sa totalité » (ibid., 18).

Ainsi la vie du Christ est en nous, et nous pouvons véritablement, avec saint Paul, affirmer : « Ce n'est plus moi, c'est le Christ qui vit en moi. » Les prières eucharistiques en développent les conséquences : Dieu pourra nous accueillir dans la compagnie des saints, « sans nous juger sur nos mérites, mais en accordant [Son] pardon par Jésus Christ notre Seigneur » dont la vie s'est substituée à notre mort, « afin que notre vie ne soit plus à nous-mêmes, mais à lui qui est mort et ressuscité pour nous ».



S'il est vrai que la messe est une actualisation de l'unique sacrifice du Christ, la communion, partie intégrante de la messe, est une composante de ce sacrifice, et nombre de théologiens, dont saint Robert Bellarmin et saint Alphonse de Liguori, ont même vu dans la communion du prêtre le moment réel où s'accomplit ce sacrifice de la messe : la consécration a permis au Christ de se faire nourriture et boisson pour nous, et la communion achève le sacrifice en consommant le Christ devenu offrande. Les espèces du pain et du vin sont véritablement détruites, et la mort du Christ est plus que symbolisée lorsque nous les consommons. Il est certes assez dur de nous voir ainsi faits instruments de la Passion du Sauveur, mais il faut nous mettre en tête que nous, pécheurs, ne pouvons guère prétendre à un poste plus élevé. Le Christ est mort pour nous, c'est là une réalité à laquelle nous ne pouvons rien changer, et la meilleure chose que nous puissions faire est d'apprendre à accepter et accueillir Son sacrifice. La loi divine est celle du don, et refuser d'accepter le don est une faute du même ordre que de refuser de donner. Nous n'avons bien sûr pas le beau rôle dans l'échange, et saint Pierre regimbait déjà quelque peu à la simple idée de se faire laver les pieds par son Maître. Après explications, il se soumit avec joie et reconnaissance, et c'est ainsi que l'humilité nous commande de recevoir le sacrifice eucharistique. Lorsque le Maître frappe à la porte, quel serviteur lui refusera l'entrée ?



Le Christ vit donc en nous, et ce pour que notre vie soit en Lui ; très bien, mais quelle est donc cette vie du Christ à laquelle l'Eucharistie nous fait participer ? « Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. » Mais quand on se rappelle pour quelle mission très spéciale le Père a envoyé le Fils parmi les hommes, on est soudain pris d'un doute. Ce n'est pas le confort et le repos que le Christ vient nous apporter, mais la force de devenir nous-mêmes des offrandes. « Quod accipimus nos sumus », dit saint Augustin1 : nous devenons ce que nous recevons, en particulier en tant que ce que nous mangeons est nourriture. Revêtir le Christ, devenir le Christ, c'est devenir à notre tour la victime de Son sacrifice. Il ne s'agit pas seulement d'imiter le Christ dans notre vie, mais plus radicalement de devenir « une vivante offrande » à la louange de la gloire du Père. « Livre-nous en partage à ceux qui ont faim », demande-t-on aux vêpres du dimanche (IV) : comment, ayant reçu le don total de Celui qui avait souverainement le droit de tout garder pour Lui-même, aurions-nous le droit de garder quoi que ce soit de nous pour nous-mêmes ? Le communiant, en participant au sacrifice du Christ, devient lui-même victime en Lui, et par Sa grâce s'offre à son tour. Nous ne recevons rien que nous ne devions donner. Le témoignage qui nous est demandé ne consiste pas en sermons bien sentis à nos contemporains ni même en une vie édifiante, mais bien à la mise à disposition de notre personne entière au service du salut du monde. Le peuple de Dieu uni au Christ devient sacrement pour l'humanité, lumière du monde et sel de la terre, rappelle Ecclesia de Eucharistia (22). Le corps du Christ offert au Père dans le sacrifice de la messe est indissociable du corps mystique du Christ qui est l'Église. Bossuet renchérit : « l'Église fait elle-même une partie de son sacrifice ; de sorte que ce sacrifice n'aura jamais sa perfection tout entière, qu'il ne soit offert par des saints », rejoignant saint Grégoire le Grand : « Alors vraiment l'hostie sera offerte à Dieu pour nous, lorsque nous nous serons faits nous-même hostie. »



Tous ces sacrifices en tous sens ne semblent pas devoir prendre fin, et il est bon qu'il en soit ainsi. L'Agneau glorieux est un agneau immolé (Ap 5 6), et l'Église triomphante qui l'entoure participe éternellement à Son sacrifice. « La pleine incorporation de l'humanité rachetée au Christ s'épanouira en l'Oblation plénière, qui fera monter à jamais vers la Trinité Sainte la gloire de son plan enfin réalisé, de toutes ses oeuvres, Création, Incarnation, Rédemption, merveilleusement achevées. »2 Dans la Béatitude que Dieu nous prépare, rien n'est autre que don total, car tel est l'être même du Créateur. Nous ne pouvons nous offrir pleinement à Dieu, l'Amour véritable est hors de notre portée, mais nous pouvons, instruments et réceptacles de Sa Passion, devenir le Christ et participer de l'intérieur à Son Sacrifice qui remplit le temps et l'Éternité.
S. R.


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