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Vive la polémique

Adrien Candiard


Saint Paul, par Masaccio

Saint Jacques, par Cosme Tura

Il y a Paul et il y a Jacques. Le premier est explicite : « Abraham eut foi en Dieu, et cela lui fut compté comme justice. Or, à celui qui accomplit des oeuvres, le salaire n'est pas compté comme une grâce, mais comme un dû. Par contre, à celui qui n'accomplit pas d'oeuvres mais croit en Celui qui justifie l'impie, sa foi est comptée comme justice. » (Rm, 4); tandis que, pour le second, ça ne fait pas un pli : « Abraham eut foi en Dieu, et cela lui fut compté comme justice et il reçut le nom d'ami de Dieu. Vous constatez que l'on doit sa justice aux oeuvres, et pas seulement à la foi. » (Jc, 2). Sauf à nier l'évidence, l'un dit le strict contraire de l'autre. Et, de fait, il est probable que l'auteur de la lettre de Jacques ait voulu, en reprenant jusqu'au même exemple, polémiquer avec Paul. Cela n'empêcha pas les premières communautés chrétiennes de canoniser l'une et l'autre lettre, considérant qu'au-delà des effets polémiques, ils ne parlaient pas exactement de la même chose, en tous cas pas du même point de vue. Et que la polémique n'était pas un drame. Il y a tout lieu de penser --- et le Nouveau Testament en fournit d'innombrables traces --- que les premières communautés étaient des lieux de forts débats, théologiques, moraux, politiques ; et le débat n'y était pas toujours vécu sur le mode tragique de l'orthodoxie et de l'hérésie. Au sein même du collège apostolique1, on était loin de Disneyland, et le canon des Écritures rassemble des textes aux perspectives très différentes2. Force est de constater que, depuis lors, l'Église comme lieu de débat a des limites vite atteintes. Inutile de s'engager ici sur le rôle historique de l'autorité romaine dans cette limitation : cela, précisément, mériterait un vaste débat, et ce n'est pas mon propos. Je me contenterai de remarquer qu'en écrivant cet article, j'ai l'impression de pasticher les textes écrits immédiatement avant Vatican II ; et cette impression est significative, mais au fond trompeuse. Car à la réflexion, l'Église à la veille du Concile était le lieu de nombreux débats, certes souvent souterrains, frappés d'interdictions d'enseignements ou suspendus a divinis, mais qui aboutirent finalement au Concile. On pouvait croire alors que le débat allait se poursuivre à ciel ouvert ; mais force est de constater que c'est le contraire qui s'est produit. Le débat, si vif dans les années 1960, s'est escamoté comme par magie : la collégialité et la synodalité n'ont connu qu'un rapide succès d'estime, tandis que les fidèles sont aujourd'hui totalement dépourvus de lieux de débat, que ce soit entre eux ou avec la hiérarchie. Beaucoup de catholiques, sincèrement inquiets de voir dans l'Église se développer une culture du débat qui, brisant le consensus, portait les germes d'une « guerre civile » ecclésiale, ont été soulagés de constater que, l'aggiornamento accompli, la dissidence s'était éteinte, et la paix était enfin revenue. Les déclarations du Pape sont accueillies partout avec enthousiasme, sur fond de grands rassemblements qui montrent que la jeunesse aisée sait occuper pieusement ses loisirs. Cette culture du consensus n'a pas que des inconvénients. Elle permet d'éviter, en général, de dire absolument n'importe quoi ; et elle évite de heurter les personnes sensibles. Mais elle n'exclut pas, au contraire, la mièvrerie, la langue de bois, la crainte et la paresse intellectuelles. Et surtout, elle masque et laisse pourrir des crises et des tensions que la simple lumière du jour permettrait de guérir.


Vatican II

Car on doit en même temps constater que ce consensus apparent est d'une extrême fragilité, et que le fossé se creuse toujours davantage entre les conceptions théologiques et morales de la hiérarchie et celles de l'essentiel des fidèles ; mais le fossé se creuse sans heurt, sans formulation nette, sans réflexion sur ses causes. À esquiver sans cesse les débats, faute de lieux et d'instruments adéquats pour les résoudre pacifiquement, on se réserve de très mauvaises surprises, et la grande fête consensuelle dont nous sommes aujourd'hui les acteurs pourrait s'achever par une gigantesque gueule de bois. On ne peut pas se plaindre du nombre croissant de chrétiens qui, à en croire les sondages, ne croient pas à la vie après la mort, et attendre que les fidèles se décident à lire le catéchisme et à changer d'avis. Une solution est, tout simplement, d'élever le débat. En effet, l'organisation réelle du débat --- et pas simplement la tenue de quelques sympathiques dîners-débats sur les sectes, la drogue, la paix dans le monde ---, parce qu'elle s'accompagne de responsabilité, est assurément le meilleur moyen de mettre à jour les difficultés, de les formuler et de permettre aux laïcs non spécialistes de sortir de l'ignorance où on les cantonne bien souvent. On ne sortira pas de l'impasse actuelle sur le « mariage des prêtres », si l'Église ne s'interroge pas collectivement, de manière beaucoup plus générale, sur ce que doit être aujourd'hui un prêtre ; débat qui ferait assurément bouger bien des lignes, et serait en tout état de cause bien plus fertile que l'actuelle opposition non déclarée, non formulée ecclésialement, entre les partisans du « mariage » et ceux qui refusent l'ordination d'hommes mariés.

Le débat entendu ainsi n'est pas une simple pédagogie, un logiciel éducatif interactif permettant de faire progresser les esprits simples jusqu'à la vérité non seulement une, mais unifiée. Sans remettre en question l'autorité du magistère, véridique, le débat interne, en confrontant dans le respect différentes manières d'être chrétien, est un puissant garde-fou contre la tentation de réduire Dieu à une suite de propositions (quand bien même ces propositions seraient vraies) et, partant, de s'en croire propriétaire : ce que la Bible condamne comme idolâtrie ; ce que l'Église des premiers siècles a combattu sous le nom de gnosticisme ; ce qu'on appelle aujourd'hui l'intégrisme. « On se fait une idole de la vérité même, disait Pascal ; car la vérité en dehors de la charité n'est pas Dieu, et est son image et une idole qu'il ne faut point aimer ni adorer » (Br, 582)3. Il ne s'agit pas pour autant d'importer simplement dans l'Église une « culture du débat » élaborée ailleurs ; il s'agit encore moins de singer les lieux habituels de débat, comme les partis politiques ou les associations, pour en copier jusqu'aux défauts. La confrontation dans l'Église peut se singulariser fortement dans sa méthode, par l'honnêteté intellectuelle et le respect mutuel. C'est en étant là-dessus exemplaires que nous pourrons mériter qu'on dise de nous sans mentir : « Voyez comme ils s'aiment ».
A. C.

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