Sauvés dans l'attente du Salut
Jean-Rémi Lanavère
Dans quelques jours, ce dimanche treize janvier, l'Église fête le baptême de Notre
Seigneur. Si nous avons conscience de l'importance de ce moment dans la vie de Jésus, qui
est relaté en Mt, Mc et Lc, en revanche la signification d'un tel baptême demeure
obscure, son sens ne laisse pas de nous échapper, alors que la réaction de St Jean le Baptiste
nous semble claire, évidente, naturelle. Comme Jésus arrive vers Jean « pour être baptisé de
lui, celui-ci l'en détournait en disant: c'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi, et toi, tu
viens à moi1 ! » La question que pose Tertullien est aussi la
nôtre: « pourquoi Jésus a-t-il reçu le baptême de Jean ? » En effet, ce ne peut être pour que
ses péchés lui soient remis, puisque Jésus est Dieu, et, comme le dit St Jean, « Dieu est
lumière, en lui point de ténèbres2. » Jésus le déclare lui-même aux
Juifs, « qui d'entre vous m'a convaincu de péché3 ? » Dans le
canon de la messe, cette innocence de Jésus est réaffirmée: « offerimus praeclari
maiestate tuae, de tuis donis ac datis, hostiam puram, hostiam immaculatam. » Jésus
est la victime sans tache, l'agneau immolé.
S'il en est ainsi, la question se fait plus pressante, pourquoi Jésus veut-il être baptisé ?
Jésus répond à cette question lorsqu'il prononce ces paroles, s'adressant à Jean, mais aussi à
chacun d'entre nous: « laisse faire pour l'instant: car c'est ainsi qu'il nous convient
d'accomplir toute justice4. » Le Catéchisme de l'Eglise
catholique commente ainsi ces paroles: « ce geste du Christ est une manifestation de son
anéantissement » (§ 1124) en rapprochant ce texte de Mt 3, 15 et de Ph 2, 7 ;
ou encore de cette manière, « le baptême de Jésus, c'est de sa part l'acceptation et
l'inauguration de sa mission de serviteur souffrant. Il se laisse compter parmi les pécheurs
[...] Il se soumet tout entier à la volonté de son Père: il consent par amour à ce baptême de
mort pour la rémission de nos péchés. » (§ 536). Sans péché, Jésus ne peut souhaiter être
baptisé pour la rémission de ses fautes: il le veut donc pour la rémission des nôtres. C'est ce
que comprend Tertullien, ainsi que le glose le Père de Menthière, « c'est pour nous et non
pour lui que le Seigneur voulut être baptisé [...] Jésus n'est pas purifié par les eaux, mais en
descendant dans le Jourdain, il sanctifie par avance toutes les eaux qui serviront au baptême
de ses disciples5 ». Autrement dit, il
rend sainte toute l'eau de la création qui pourra ainsi servir au baptême de tout homme. La
réponse de Jésus à Jean prend alors un sens plus sacramentel, complémentaire du premier:
« accomplir toute justice », c'est accomplir la volonté du Père, qui est d'adopter une humanité
nouvelle, régénérée par le baptême institué par son Fils et rendu possible par sa descente dans
le Jourdain. Mais une question reste, qui touche l'efficacité salvifique de ce sacrement du
baptême: la rémission des péchés liée au baptême est-elle définitive ? De même que Jésus est
mort et ressuscité « une fois pour toutes6 », sommes-nous aussi
morts au péché « une fois pour toutes » lors de notre baptême ? En d'autres termes, de la
réponse que Jésus fait à Jean, « c'est ainsi qu'il nous convient d'accomplir toute justice » à la
proposition selon laquelle le baptême accomplit toute justice, la conséquence est-elle bonne ?
Cette question peut sembler oiseuse. Nous savons bien que le baptême ne « fait pas
tout », qu'après celui-ci, « le plus dur reste à faire », et nous le constatons quotidiennement:
ce n'est pas parce que nous sommes baptisés que nous sommes infaillibles, le sacrement de
pénitence suffit à le prouver. Pourtant, la difficulté est réelle et peut être abordée selon deux
modes.
Certes, le Christ a institué le sacrement de pénitence, comme tous les sacrements, mais
« au cours des siècles, la forme concrète selon laquelle l'Église a exercé ce pouvoir reçu du
Seigneur a beaucoup varié7». Dans les premiers siècles, les
personnes adultes qui désiraient recevoir le sacrement du baptême s'y préparaient durant la
période du catéchuménat et le baptême équivalait pour eux au sacrement de pénitence, s'ils
n'avaient pas commis, après avoir été baptisés, de péché grave, et perdu ainsi la grâce
baptismale. Au cours des siècles, il s'est rencontré des pratiques condamnées en leur temps:
certaines personnes attendaient d'être couchées sur leur lit de mort pour recevoir le baptême,
persuadées qu'elles étaient de mourir alors pures de tout péché.
Mais les raisons historiques ne sont pas les seules à rendre compte de la question. Il est
des raisons proprement théologiques ; St Paul affirme en effet « mais vous avez été lavés,
mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés par le nom du Seigneur Jésus Christ
et par l'Esprit de notre Dieu8. » Il dit ailleurs « ainsi la Loi nous
servit-elle de pédagogue jusqu'au Christ, pour que nous obtenions de la foi notre justification.
Mais, la foi venue, nous ne sommes plus sous un pédagogue. Car vous êtes tous fils de Dieu,
par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le
Christ9. » Enfin, le texte cité de Rm 6, 1-11 pourrait
nous laisser penser que, par le baptême, nous sommes justifiés « une fois pour toute. »
Compte tenu de cette réelle difficulté, comment répondre à la question posée ? Comme
très souvent, il s'agira de soutenir simultanément deux positions apparemment
contradictoires, mais dont l'ajointement révélera une logique supérieure.
Par le baptême, « Il nous a pardonné toutes nos fautes11. »
Nous professons dans le Credo notre foi au pardon des péchés par le baptême.
Confiteor unum baptisma in remissionem peccatorum. Cette foi s'enracine dans les
paroles du Christ en personne, « Allez dans le monde entier, proclamez l'Évangile à toute la
création. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné
12. » Le CEC l'affirme sans ambiguïté: « le baptême
est le premier et principal sacrement du pardon des péchés parce qu'il nous unit au Christ
mort pour nos péchés, ressuscité pour notre justification, afin que nous « vivions nous aussi
dans une vie nouvelle13. » (§ 977). Toute l'Épître aux Romains va
dans ce sens. En un autre passage14, le CEC est non moins clair sur
ce point: « par le baptême, tous les péchés sont remis, le péché originel et tous les péchés
personnels ainsi que toutes les peines du péché. En effet, en ceux qui ont été régénérés, il ne
demeure rien qui les empêcherait d'entrer dans le Royaume de Dieu, ni le péché d'Adam, ni
le péché personnel, ni les suites du péché, dont la plus grave est la séparation de Dieu. »
La liturgie du baptême exprime cette foi de l'Église15. Le rite actuel par ablution suggère une sorte de nettoyage pour purifier l'homme de la tache originelle. Cet aspect
de purification au baptême n'est pourtant pas le seul. Le baptême par immersion (plus
conforme au sens même du terme « baptiser », qui signifie plonger) révèle un aspect plus
fondamental encore de ce sacrement, à savoir la renaissance du baptisé à une vie nouvelle, la
vie de la grâce. La descente dans l'eau, c'est la mort au péché, et la remontée, c'est la
renaissance. Aussi dit-on d'un baptisé qu'il est un « néophyte », c'est-à-dire un nouveau-né.
Le CEC le dit explicitement: « le baptême ne purifie pas seulement de tous les
péchés, il fait aussi du néophyte « une créature nouvelle16 », un
fils adoptif de Dieu qui est devenu participant de la nature divine, membre du Christ et
cohéritier avec lui, temple de l'Esprit Saint. » (§ 1266). De même que les Hébreux, en
traversant la Mer Rouge, d'esclaves qu'ils étaient, sont devenus libres de par l'action de Dieu,
de même le baptisé entre dans l'eau pécheur, esclave, et en sort libre et pur. Il y entre sujet de
la mort et du démon et en sort fils de Dieu. La mer des fonts baptismaux est à la fois
mortifiante et vivifiante, mortelle et régénérante. Le baptisé est un homme nouveau, le peuple
des baptisés est une humanité nouvelle.
« Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous abusons nous-mêmes et la
vérité n'est pas en nous18. »
Le baptême est certes une traversée, un passage, une Pâque, mais la fin de la traversée
n'est pas la fin du voyage. La fin de la traversée est bien plus un nouveau départ qu'un
aboutissement, le début d'une nouvelle vie qui ne pourrait être sans cette traversée, mais qui
est appelée à se déployer sur la terre ferme. Après le Déluge, Dieu réitère l'ordre donné aux
premiers hommes, « soyez féconds, multipliez, emplissez la terre19. » Aussi Noé et sa famille n'en restent-ils pas à l'ordre donné par Dieu concernant l'arche,
mais se conforment au plan de Dieu qui veut faire grandir par eux une humanité nouvelle,
avec ses péripéties et ses déboires, son histoire propre. Après la traversée de la Mer Rouge par
le peuple hébreu, vient l'exode du peuple de Dieu. Le baptême de Jésus n'est que le début de
sa vie publique. Pour nous, le baptême est l'un des trois sacrements de l'initiation chrétienne,
avec la confirmation et l'eucharistie. C'est le début d'une route qui sera un combat
ininterrompu. Car l'arrachement au Prince de ce monde qui s'accomplit lors du baptême (d'où
les exorcismes prononcés par le prêtre) n'est pas une immunisation magique contre tous ses
assauts, encore moins sa réduction au néant. L'Église formule ainsi ce mystère: « En ce
combat avec l'inclination au mal, qui serait assez vaillant et vigilant pour éviter toute blessure
du péché ? Si donc il était nécessaire que l'Église eût le pouvoir de remettre les péchés, il
fallait aussi que le baptême ne fut pas pour elle l'unique moyen de se servir des clés du
Royaume des cieux qu'elle avait reçues de Jésus-Christ ; il fallait qu'elle fut capable de
pardonner leurs fautes à tous les pénitents quand même ils auraient péché jusqu'au dernier
moment de leur vie20. » D'où l'existence du sacrement de
pénitence, qui réconcilie en permanence le pécheur avec Dieu, et que Grégoire de Nazianze
nomme un « baptême laborieux » ; le CEC le dit ailleurs: « Dans le baptisé,
certaines conséquences temporelles du péché demeurent cependant, telle les souffrances, la
maladie, la mort [...] ainsi qu'une inclination au péché que la tradition appelle [...]
métaphoriquement « le foyer du péché »21. » Ou encore: « la
vie nouvelle reçue dans l'initiation chrétienne n'a pas supprimé la fragilité et les faiblesses de
la nature humaine, ni l'inclination au péché que la tradition appelle concupiscence, qui
demeure dans les baptisés pour qu'ils fassent leurs preuves dans le combat de la vie
chrétienne aidés par la grâce du Christ. Ce combat est celui de la conversion en vue de la
sainteté et de la vie éternelle à laquelle le Seigneur ne cesse de nous appeler
22. » Autrement dit, après la conversion par le baptême, le
baptisé est constamment appelé à la conversion. De cette réalité de la vie chrétienne, le curé
d'Ars eut plus qu'aucun autre une conscience aiguë, qui passait ses nuits au confessionnal. De
cette réalité témoignent aussi les romans de Bernanos, en particulier Sous le Soleil de
Satan qui s'est beaucoup inspiré de la vie du curé d'Ars pour peindre celle de l'abbé
Donissan, dont la mort a précisément lieu dans son confessionnal. Le Verbe de Dieu, en
s'incarnant, a béni notre terre, l'a sanctifiée. Aussi toute terre, et pas seulement celle que Jésus
a foulée de ses pieds est-elle sainte. Il l'a bénit, Il a dit sa bonté, a repris à son compte les
paroles de son Père qui voyait que ce qu'Il faisait était bon, et même très bon pour ce qui est
de l'homme. Et pourtant Bernanos met dans la bouche du saint de Lumbres ces paroles:
« L'univers que le péché nous a ôté, nous le reprendrons pouce par pouce, nous le rendrons tel
que nous le reçûmes, dans son ordre et sa sainteté, au premier matin des jours. » En effet,
c'est « pouce par pouce » que se poursuit l'oeuvre de sanctification en nos coeurs, qui ne se
lassent pas de prononcer les paroles du Notre Père: « pardonne-nous nos offenses » ou qui
pourraient répéter à l'infini la Prière de Jésus, comme le font les moines d'Orient, sur le
rythme de la respiration, « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, prends pitié de moi pécheur. »
« Voyez quelle manifestation d'amour le Père nous a donnée pour que nous soyons
appelés Enfants de Dieu. Et nous le sommes23. » Enfants de Dieu,
nous le sommes par le baptême, qui nous a configurés au Christ. Cette conformation est
irréversible: « le baptême scelle le chrétien d'une marque spirituelle indélébile de son
appartenance au Christ24. » Ce baptême fait de nous des êtres
sanctifiés par le Christ, autrement dit des saints. Pourquoi professons-nous notre foi en la
communion des saints si nous ne croyons pas en même temps que, membres de l'Église par
notre baptême, nous sommes précisément cette communion des saints, précédés au ciel par
ceux qui ont répondu pleinement à l'appel que nous adresse le Christ: « Soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait. » Lorsque l'Église fête la Toussaint, elle fête aussi ses
membres, qui tirent leur sainteté, comme elle, de leur consécration au Christ mort et
ressuscité.
Mais de même que l'Église est à la fois sainte et appelée à se purifier, poursuivant
constamment son effort de pénitence et de renouvellement, rassemblant des pécheurs saisis
par le salut du Christ mais toujours en voie de sanctification, de même chaque baptisé, justifié
par son baptême, est appelé à poursuivre sans relâche ses efforts pour adhérer à l'oeuvre de
justification que la Trinité sainte désire accomplir en chaque homme. Le Chrétien, porteur du
nom même du Christ, vit donc ce paradoxe: il est appelé à devenir ce qu'il est, à coopérer à la
réalisation de la sainteté qui lui donne son identité. La faute la plus grave serait de
méconnaître cette identité, ou de vouloir la mériter en tentant d'être saint par soi-même. En
réalité, nous sommes des sanctifiés dans l'attente de la sainteté, des pardonnés dans l'attente
du pardon, des justifiés vivant dans l'attente de la justification, des sauvés dans la vivante
attente de notre salut.
J.-R. L.