L'impossible pardon chez Camus, ou comment échapper à la Chute
Jérôme Moreau
Le Seigneur des Anneaux a été publié en 1954-1955 et la Chute en 1956. Les deux oeuvres sont tout à fait différentes, et pourtant la coïncidence des dates ne me paraît pas dépourvue de signification : on est au milieu des années 1950, une dizaine d'années après la guerre et ses atrocités qui ont profondément ébranlé la conscience morale de l'humanité. Au centre des deux oeuvres, on trouve une réflexion sur le mal, que symbolise de manière saisissante un simple anneau d'or chez Tolkien, un petit objet presque insignifiant et pourtant puissamment malfaisant dont le porteur fait son « trésor» et auquel on refuse par faiblesse de s'arracher, ou qui plonge chez Camus dans un vertigineux délire verbal par lequel on tente de faire disparaître le poids d'une culpabilité existentielle insupportable.
Je ne chercherai pas à comparer Tolkien et Camus, qui s'inscrivent dans des visées tout à fait différentes, mais il me semble que leurs deux oeuvres, chacune à leur manière, sont très représentatives d'une période de remise en cause des valeurs fondamentales de bien et de mal, et trouvent leur place au coeur du XXème siècle dont Pie XII a pu dire que le principal péché y était précisément d'avoir perdu le sens du péché.
Une fois celui-ci perdu, il ne reste que le poids d'une culpabilité si écrasante que la tentation est forte de chercher à s'en accommoder le moins mal possible, car s'en affranchir semble impossible. La bonne conscience n'apparaît que comme un leurre, un idéal impossible ou mensonger.
C'est de cela qu'il s'agit dans le long monologue qui constitue
la Chute. Un homme y raconte comment dans sa vie brillante et
sans souci d'avocat renommé est un jour entrée la conscience de la
culpabilité, le plongeant dans une longue déchéance dont il finit par
s'accommoder en devenant «juge-pénitent» dans un bar mal famé d'Amsterdam. C'est là qu'il rencontre l'homme à qui ce discours est tenu. Du moins si l'on se fie à ce discours invérifiable, et où tout (interlocuteur, localisation réelle, passé de celui qui parle...) peut être faux et pur délire, sans qu'il y ait moyen de soulever l'ambiguïté. Mais par cela même il est révélateur d'un refus absolu du pardon, de ses motivations et de son résultat.
L'avocat : un monde sans jugement
Il y a trois phases dans la vie de Jean-Baptiste Clamence, pour reprendre le faux nom qu'il donne à son interlocuteur : une période de confort et de certitude, puis une période de doute et de remise en question et enfin une dernière période, en cours, où il revendique un équilibre définitif.
Pendant la première partie de sa vie, il vit en toute insouciance, avocat renommé et grand séducteur, réussissant partout, persuadé de sa supériorité réelle ou possible en toute chose. Il est un homme brillant, qui recherche les hauteurs où il se sent le mieux. La vie lui est merveilleusement aisée. «Oui, peu d'êtres ont été plus naturels que moi. Mon accord avec la vie était total», lance-t-il.
Cette insouciance générale se manifeste en premier lieu au niveau de sa profession, avocat, de par le statut particulier qu'elle lui confère : il peut briller et étaler tous ses talents rhétoriques, défendre la veuve et l'orphelin en toute bonne conscience sans jamais être ni jugé ni condamné, ni devoir juger, fonction qu'il ne comprend guère. Il était ainsi «soutenu par deux sentiments sincères : la satisfaction de [se] trouver du bon côté de la barre et un mépris instinctif envers les juges en général. [...] On ne peut pas nier que, pour le moment du moins, il faille des juges, n'est-ce pas ? Pourtant, je ne pouvais comprendre qu'un homme se désignât lui-même pour exercer cette surprenante fonction.» En tant qu'avocat, il se trouve à la fois au coeur du système judiciaire et en dehors du processus même de la condamnation : «je vivais impunément. Je n'étais concerné par aucun jugement, je ne me trouvais pas sur la scène du tribunal, mais quelque part, dans les cintres.» Ainsi, peut-il dire, «les juges punissaient, les accusés expiaient et moi, libre de tout devoir, soustrait au jugement comme à la sanction, je régnais, librement, dans une lumière édénique», c'est-à-dire dans un monde d'avant la chute, sans faute ni culpabilité.
Les autres lui sont indifférents, il n'aime personne, surtout pas les
femmes qu'il séduit en nombre Il n'y a qu'une exception, si l'on peut
dire : «il est faux, après tout que je n'aie jamais aimé. J'ai contracté dans ma vie au moins un grand amour, dont j'ai toujours été l'objet.» Il se justifie par ailleurs en affirmant que «l'homme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut aimer sans s'aimer.» Dans son propre cas, il ne peut aimer que si cela lui permet de s'aimer plus encore, de s'assurer qu'il a toujours autant de talents à séduire.
Tout cela fait de lui un homme qui aime les cimes, les sommets, les hauteurs où il se sent à sa place, la première. «En vérité, à force d'être homme, avec tant de plénitude et de simplicité, je me trouvais un peu surhomme.» Il ajoute même : «à force d'être comblé, je me sentais, j'hésite à l'avouer, désigné. Désigné personnellement, entre tous, pour cette longue et constante réussite.»
En somme, son intelligence et ses qualités naturelles qui le font se mouvoir avec aisance dans la société lui font croire à une sorte de prédestination à laquelle il n'aurait qu'à se plier pour continuer à régner seul sur le monde. Il se sent porté, agi plus qu'agissant. Comme il reconnaîtra par la suite, il avance «à la surface de la vie, dans les mots en quelque sorte, jamais dans la réalité. Tous ces livres à peine lus, ces amis à peine aimés, ces villes à peine visitées, ces femmes à peine prises ! Je faisais des gestes par ennui, ou par distraction. Les êtres suivaient, ils voulaient s'accrocher, mais il n'y avait rien, et c'était le malheur. Pour eux. Car, pour moi, j'oubliais. Je ne me suis jamais souvenu que de moi-même.» Il se contente de briller comme on peut briller dans une société, sans en chercher le sens, sans chercher à rencontrer des êtres qu'il lui suffisait de sentir disponibles à ses besoins.
«Je jouissais de ma propre nature, et nous savons tous que c'est là le bonheur bien que, pour nous apaiser mutuellement, nous fassions mine parfois de condamner ces plaisirs sous le nom d'égoïsme.» C'est sur cette affirmation qui résume bien sa vie qu'il faudra revenir.
Un nuit, il croise sur le pont Royal une jeune fille qu'il entend peu après se jeter dans la Seine et crier. Il n'ose rien pour la sauver. «Je voulus courir et je ne bougeai pas.» «Trop tard, trop loin...» se dit-il. Et il finit par rentrer chez lui et s'efforcer de l'oublier.
Deux ou trois ans plus tard, sur la passerelle des Arts cette fois, il entend dans son dos un rire, franc et joyeux, qui descend le fleuve, sans qu'il puisse réussir à voir dans la nuit d'où vient ce rire, qui ne lui était à l'évidence pas adressé. À partir de ce moment-là, pourtant, il commence à être pris de doutes et à avoir l'impression que tout le monde rit de lui dans son dos. Sa vie commence à changer : «Mes rapports avec mes contemporains étaient les mêmes, en apparence, et pourtant devenaient subtilement désaccordés. [...] Je n'étais sensible qu'aux dissonances, au désordre qui m'emplissait ; je me sentais vulnérable, et livré à l'accusation publique. [...] À partir du moment où j'ai appréhendé qu'il y eût en moi quelque chose à juger, j'ai compris, en somme, qu'il y avait en eux une vocation irrésistible de jugement. Oui, il étaient là, comme avant, mais il riaient.»
Il découvre les affres de l'amour-propre en proie au doute, se met à découvrir qu'il a des ennemis, que le monde n'est pas sous son règne. «Du jour où la lucidité me vint, je reçus toutes les blessures en même temps et je perdis toutes mes forces d'un seul coup. L'univers entier se mit alors à rire autour de moi.» Ce dont il s'aperçoit en fait, c'est que pour affronter le monde tel qu'il lui apparaît désormais, il lui faudrait des forces nouvelles qu'il n'a jamais eues. Son armure de bonne conscience a été brisée, il se retrouve vulnérable au moindre doute, à la moindre blessure d'amour-propre. Dans le même temps, tous les compliments qu'il continue à recevoir lui deviennent insupportables. «Je n'en voulais plus de leur estime puisqu'elle n'était pas générale et comment aurait-elle été générale puisque je ne pouvais la partager ?»
De manière plus générale, il se dit étouffé par le sentiment d'une culpabilité qui fait apparaître dans ses pensées la crainte de la mort et avec elle cette autre : «on ne pouvait mourir sans avoir avoué tous ses mensonges.» En effet, «n'y eût-il qu'un seul mensonge de caché dans une vie, la mort le rendait définitif. [...] Ce meurtre absolu d'une vérité me donnait le vertige.» Il découvre le poids de la faute, un poids d'autant plus grand que c'est toute sa vie qui lui semble avoir été mensongère, et vaine. «J'ai vécu ma vie entière sous un double signe et mes actions les plus graves ont été souvent celles où j'étais le moins engagé. N'était-ce pas cela, après tout, que, pour ajouter à mes bêtises, je n'ai pu me pardonner, qui m'a fait regimber avec le plus de violence contre le jugement que je sentais à l'oeuvre en moi et autour de moi, et qui m'a obligé à chercher une issue ?»
Cette issue, puisqu'il se sent en désaccord avec l'opinion que les gens ont de lui, sera de crier sa duplicité, de dénoncer son propre mensonge avant de sentir que les autres en rient. Mais malgré tous les discours choquant qu'il s'efforce de tenir, «aimables incartades», il réussit «seulement à désorienter un peu l'opinion. Non à la désarmer, ni surtout à [se] désarmer.»
Il se lance alors dans la débauche : elle «remplace très bien l'amour, fait taire les rires, ramène le silence, et, surtout, confère l'immortalité.» De plus, «on laisse en y entrant la crainte comme l'espérance», toute conscience morale en est absente. L'extase du corps, «un certain degré d'ivresse lucide» où «l'esprit règne sur tous les temps, la douleur de vivre est à jamais résolue», lui procure certes un certain avantage : «Je vivais dans une sorte de brouillard où le rire se faisait assourdi au point que je finissais par ne plus le percevoir. L'indifférence qui occupait déjà tant de place en moi ne trouvait plus de résistance et étendait sa sclérose.»
Mais, au delà de ses limites physiques qui lui interdisent de prolonger un tel régime plus de quelques semaines, il s'aperçoit que rien n'a changé le jour où, depuis un paquebot, il voit flotter sur la mer un débris qu'il prend d'abord pour un noyé et à son angoisse il comprend que le cri poussé par la jeune fille qui s'était jetée dans la Seine «continuerait de [l']attendre sur les mers et les fleuves, partout enfin où se trouverait l'eau amère de [son] baptême.»
Ni par la parole ni par les actes il n'a eu raison de son sentiment de culpabilité. Dès lors : «Finie la vie glorieuse, mais finis aussi la rage et les soubresauts. Il fallait se soumettre et reconnaître sa culpabilité. Il fallait vivre dans le malconfort», du nom de ces boîtes grillagées trop petites où l'on enfermait les prisonniers, et où l'on ne pouvait se tenir ni debout ni allongé. «Tous les jours, par l'immuable contrainte qui ankylosait son corps, le condamné apprenait qu'il était coupable et que l'innocence consiste à s'étirer joyeusement.» C'est en acceptant l'idée du malconfort, en s'y abandonnant, qu'il finit par trouver la solution.
Le juge-pénitent : toute la culpabilité, rien que la culpabilité
Son idée première est «de faire taire les rires, d'éviter personnellement le jugement. [...] Le grand empêchement à y échapper n'est-il pas que nous sommes les premiers à nous condamner ? Il faut donc commencer par étendre la condamnation à tous, sans discrimination, afin de la délayer déjà.» Pour que tous soient condamnés, il faut un ordre, ou un maître, par qui tout le monde puisse être condamné. En effet «l'essentiel est que tout devienne simple, comme pour l'enfant, que chaque acte soit commandé, que le bien et le mal soient désignés de façon arbitraire, donc évidente. [...] Quand nous serons tous coupables, ce sera la démocratie. [...] Les autres ont leur compte aussi, et en même temps que nous, voilà l'important.»
Mais ce nouveau maître manque dans ce monde sans transcendance que représente le Zuyderzee, la mer intérieure qui borde Amsterdam ; tout y est plat : «rien que des horizontales, aucun éclat, l'espace est incolore, la vie morte.» Dans le ciel, passent des milliers de colombes, mais on ne les voit pas : «elles tournent au-dessus de la terre, regardent, voudraient descendre. Mais il n'y a rien, [...] et nulle tête où se poser.»
«Il m'a donc fallu trouver un autre moyen d'étendre le jugement à tout le monde pour le rendre plus léger à mes propres épaules. [...] J'ai découvert qu'en attendant la venue des maîtres et de leurs verges, nous devions, comme Copernic, inverser le raisonnement pour triompher. Puisqu'on ne pouvait condamner les autres sans aussitôt se juger, il fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres. Puisque tout juge finit un jour en pénitent, il fallait prendre la route en sens inverse et faire métier de pénitent pour pouvoir finir en juge.» Autrement dit, ne pouvant échapper aux données du problème, il les inverse afin de ne plus les subir.
Mais sa technique de pénitence est très particulière. Au lieu de confesser ses propres fautes dans le détail, il s'efforce de dépeindre un personnage qui s'adapte à son auditeur : «je prends les traits communs, les expériences que nous avons ensemble souffertes, les faiblesses que nous partageons, le bon ton, l'homme du jour enfin, tel qu'il sévit en moi et chez les autres. Avec cela, je fabrique un portrait qui est celui de tous et de personne. Un masque en somme.» De la sorte, le portrait une fois fini se révèle être un miroir. «Je suis comme eux, bien sûr, nous sommes dans le même bouillon. J'ai cependant une supériorité, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler. Vous voyez l'avantage, j'en suis sûr. Plus je m'accuse et plus j'ai le droit de vous juger.»
Par cette fausse confession, il retourne donc aux autres le rire qu'il entend en eux. Il n'échappe pas à l'idée de la culpabilité, puisque ce sont aussi ses défauts, dans une certaine mesure, qu'il décrit, mais il retrouve une supériorité sur les autres, une supériorité que nul rire ne peut plus remettre en cause. Ainsi, plus même que le fait d'éviter le jugement, ce qu'il affirme avoir gagné c'est «de pouvoir tout se permettre, quitte à professer de temps en temps, à grands cris, sa propre indignité.» En somme : «Je n'ai pas changé de vie, je continue de m'aider et de me servir des autres. Seulement, la confession des fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d'abord, et ensuite d'un charmant repentir.» Ce qui lui permet d'affirmer : «je règne enfin, mais pour toujours. J'ai encore trouvé un sommet, où je suis le seul à grimper et d'où je peux juger tout le monde.» Si parfois il entend un rire, alors «vite, [il] accable toutes choses, créatures et création, sous le poids de ma propre infirmité, et me voilà requinqué.»
Il a donc ainsi trouvé une forme d'équilibre, et même le confort. Qu'en penser, qu'en pense-t-il lui-même ? Les deux dernières pages du livre le montrent en proie à l'angoisse dans un délire dont il affirme en même temps qu'il est dirigé. Il y évoque l'impossibilité d'être autre : «il faudrait n'être plus personne, s'oublier pour quelqu'un, une fois, au moins. Mais comment ?» Son délire l'amène à prendre la neige qui tombe à gros flocons à l'extérieur pour des colombes enfin descendues du ciel. «Espérons qu'elles apportent la bonne nouvelle. Tout le monde sera sauvé, hein, et pas seulement les élus, les richesses et les peines seront partagées. [...] Vous n'y croyez pas ? Moi non plus.» Dirigé, ce délire l'est en effet en ce sens qu'il ne fait que l'enfoncer plus encore dans son système, montrant qu'il est sans issue. La grâce ne peut descendre, il faut vivre dans l'horizontalité la plus totale, sans aucune ouverture possible. C'est ce qu'exprime la dernière phrase, son dernier cri, lorsqu'il évoque le souvenir de la jeune fille qui s'est jetée à la Seine : si elle se jetait à nouveau dans la Seine, irait-il la sauver ?
«Brr... ! L'eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement !»
Clamence : la voix de son maître
La réponse de Clamence est en fait la suite directe, logique même, de son point de départ : une vie d'égoïsme, comme il le reconnaît lui-même, tout en considérant qu'il n'y a pas d'autre bonheur, comme tout le monde le reconnaît d'ailleurs, selon lui. Tout au long de son discours, il ne cesse de parler ainsi en recourant à des vérités d'ordre général, admises communément ou concernant les hommes en général, mettant ainsi en balance perpétuellement son égoïsme et les généralités les plus grandes sur la nature humaine, ne faisant finalement que les combiner très étroitement. D'emblée, la vision de son égoïsme et des défauts de ses contemporains est étroitement liée. L'égoïsme de sa période de gloire a de fait une dimension nettement sociale, si l'on peut dire : il consiste à briller le plus possible en société, à s'y faire voir le plus et le mieux possible, à régner sur elle, afin de contenter le plus possible l'amour qu'il se porte à lui-même. Mais en dominant selon l'ordre de la société, selon ses règles et ses codes, il ne fait que tourner sur lui-même, sans fin, il ne fait que revenir à lui-même, toujours plus satisfait de ce qu'il est, c'est-à-dire un être qui brille toujours plus aux yeux des autres. Notons encore que la facilité avec laquelle il se meut dans la société, qui lui fait croire à une supériorité, relève pour être plus précis d'une adaptation parfaite aux exigences de la société qu'il habite. Enfin, son illusion d'innocence est due surtout comme il le note lui-même à ce qu'il ne s'implique dans rien, qu'il ne s'engage pas même dans ses actes les plus graves.
Par la suite, plus il sentira le poids de la culpabilité s'exercer sur lui, plus il croira sentir le regard des autres le juger, et plus il se plongera dans une critique générale de la nature humaine en s'y englobant, jusqu'à sa méthode finale de pénitence, où il s'efforce de dénoncer les travers les plus communs possibles de sa nature, qui se révèle être semblable à celle de ses auditeurs, pour en attirer le plus grand nombre avec lui.
Sa démarche correspond très précisément à ce que Teilhard de Chardin observe dans le phénomène de l'égoïsme : «L'égoïsme, écrit-il, qu'il soit privé ou racial, a raison de s'exalter à l'idée de l'élément s'élevant par fidélité à la Vie aux extrêmes de ce qu'il recèle d'unique et d'incommunicable en soi. Il sent donc juste. Sa seule erreur, mais qui le fait bout pour bout manquer le droit chemin, est de confondre individualité et personnalité. En cherchant à se séparer le plus possible des autres, l'élément s'individualise ; mais, ce faisant, il retombe et cherche à entraîner le Monde en arrière vers la pluralité dans la Matière. Il se diminue, et il se perd, en réalité1.»
Ce dont il faut donc prendre conscience, et ce que n'a pas fait Clamence, c'est que cette forme d'égoïsme ramène en fait son individualité au rang de la généralité, il se perd en tant que personne pour obéir à des motivations qui lui sont extérieures. Il répond à une nécessité qui ne lui est en rien propre. En se perdant lui-même, il perd le contact avec les autres, car dès que l'on entre dans la généralité, avec pour summum les concepts les plus larges, on ne désigne plus d'une personne que des éléments abstraits, et tout extérieurs, matériels. Dès lors que l'on plonge dans une identification de soi aux autres par l'uniformisation, l'unité cherchée se fait par le bas, dans une dépersonnalisation croissante dont la fin ultime serait la parfaite homogénéité et neutralité de la matière, qui sépare irrévocablement tous ses éléments, parfaitement extérieurs les uns aux autres2, il ne peut saisir des autres comme de lui-même que la dimension abstraite et extérieure de lui-même.
Pour préciser l'analyse et donner un nom au point de vue qu'exprime Clamence, il semble clair que la voix qui se nomme Clamence correspond de manière très précise à ce que Bergson appelle le moi superficiel. Il s'agit du niveau de conscience où se jouent nos réflexes, nos habitudes, notamment en matière sociale. Si l'on prend une société déterminée, le moi superficiel sera le plus accompli quand nous pourrons nous orienter et agir de manière totalement automatique, par réflexe, sans avoir de nouvel effort à fournir. En somme, nous n'agissons plus par effort mais par réflexe. Le moi superficiel prend la forme de la matière à laquelle il s'applique, et peut ainsi s'adapter aux codes et usages d'une société déterminée, en tant qu'elle a un fonctionnement réglé qui l'apparente à une mécanique bien réglée.
Clamence n'est autre que la voix à l'état pur du moi superficiel engendré par la société de l'époque de Camus. Une société qui déjà en elle-même privilégie un égoïsme et une absence de tout questionnement profond ou sérieux sur le mal ou le bien. Clamence n'est donc pas la voix d'une personne ou d'une autre, mais la voix que prend tout membre de cette société quand il va dans son sens. Ce qui explique qu'en lui on puisse retrouver des traits autobiographiques plus ou moins directs, mais que ce portrait ne soit pas celui de Camus ou de quelqu'un d'autre en particulier. Le fait que l'interlocuteur de Clamence soit lui aussi un avocat parisien renforce l'idée que Clamence n'est qu'un miroir, mais un miroir qui renvoie de chaque individu son image sociale au sens large du terme. Pas de clé dans ce roman, mais au contraire une évidence, celle d'une société qui ne peut se défaire de sa bonne conscience, refusant de se poser des questions sur le bien, le mal et la culpabilité, qui seraient trop dérangeantes, et feraient s'écrouler l'édifice et dérailler la mécanique péniblement reconstruite après la guerre dans l'urgence d'un retour à l'apaisement et autant que possible au confort.
Calqué sur la matière, le moi superficiel est donc enfermé dans une vision horizontale, c'est-à-dire régie par une régularité sans faille sans aucune intervention émanant d'un autre niveau. Il fonctionne, s'il est parfaitement adapté à son objet, en «circuit fermé» : la somme d'énergie personnelle nécessaire pour le faire tourner a été donnée, il n'y a plus besoin de rien y ajouter. D'un point de vue personnel, du point de vue de la conscience, autrement dit du moi profond, c'est un état d'immobilité : plus aucune sollicitation habituelle ne dépasse le stade du moi superficiel qui répond à toutes.
Voilà l'état de Clamence dans la première partie de sa vie, jusqu'au moment où la machine se dérègle lorsque surgit une sollicitation à laquelle il ne peut répondre automatiquement : la mort d'un être sans qu'il ne fasse un mouvement. Sa faiblesse apparaît, mais il la refuse, il tente de maintenir l'ordre de sa conscience, son «innocence», c'est-à-dire le fait de ne pas être touché par le monde. Mais un rire3 descendant la Seine comme le cri de la jeune fille, fait entrer le doute en lui. La seule issue alors, puisque, refusant l'examen de conscience, il ne peut faire l'effort d'un réarrangement pour y intégrer l'idée d'une faiblesse, c'est de descendre toujours plus bas, de diminuer tout ce qui peut faire accroc, tout ce qui donne prise au rire, toute faille dans sa carapace. Puisque le rire a révélé qu'il était plus bas qu'il ne croyait être, la seule solution pour ne plus l'entendre, c'est de le devancer consciemment en se laissant descendre le plus bas possible. Il ne peut répondre à l'exigence d'un rire qui est pourtant «bienveillant», «presque tendre», il lui faut donc se laisser descendre avec lui. Et pour garder son confort, c'est-à-dire le sentiment d'avoir toujours les autres à son niveau, il lui faut trouver un moyen de les faire chuter à leur tour.
Qu'est-ce que la chute ? Que signifie se laisser descendre ? C'est laisser diminuer l'énergie spirituelle propre qui nous anime, laisser diminuer notre conscience, jusqu'au niveau théorique où elle s'éteindrait tout à fait dans la matière, où notre intériorité se fondrait dans l'extériorité.
Le phénomène n'est pas si total dans la Chute, mais il va assurément très loin : qui saurait dire ce qui reste de la personne réelle dans le personnage de Clamence, image de son interlocuteur ? Dans son discours sans aucun fait réellement précis, sauf peut-être la jeune fille et le rire ? L'énergie spirituelle attendue dans un être est chez lui en chute libre, non pas à la verticale mais selon une courbe qui se rapproche de plus en plus de l'horizontale. Ce qu'il fait, il ne le fait plus que par habitude, il boit, court encore les femmes, d'après ses dires, ce qu'il a toujours su faire, il donne des conseils juridiques, se servant de ses compétences d'avocat. En tout cela, il ne fait que répéter ce qu'il dit avoir été, en se plongeant toujours plus dans sa fonction de juge-pénitent.
Ce que montre donc Camus avec un incontestable talent d'écrivain, c'est le sens profond de la société dans laquelle il vit, c'est une sorte de «moi superficiel» collectif dont il montre la nature en le poussant jusqu'au bout, jusqu'à la plus grande superficialité possible. Pour cela, il fait surgir la culpabilité, la conscience de la faute qui tôt ou tard ressort, montrant qu'elle est l'élément principal que la société de son temps ne peut prendre en charge et tente d'effacer. Dès lors, la moindre faute sentie, ne pouvant être assumée, génère un sentiment de culpabilité qui s'attaque à tout l'édifice du moi superficiel, et l'envahit d'angoisse et de désespoir, car la société ne fournit pas par elle-même le moyen de se dépasser, elle reste limitée à un stade donné, plus ou moins mauvais. Elle est une société fermée, comme l'exprime Bergson. Comme toute société, d'ailleurs. Et c'est là le problème : d'où viendra le sursaut moral qui effacera le sentiment de la faute qui sinon, ne pouvant disparaître, durera tant que durera la mémoire, c'est-à-dire au moins tant que durera la vie (et ce qui la suit, éventuellement, selon les croyances) ? Comment échapper à ce sentiment d'être d'emblée jugé et condamné pour une faute que le sentiment de culpabilité étend jusqu'à l'être social tout entier ? Il faudrait un maître où une loi transcendante, selon Clamence, et ni l'un ni l'autre ne se rencontrent selon lui : il n'y a donc pas d'espoir. Ou plutôt : «Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi, et mon espérance.»
Il n'y a pas d'issue vers le haut pour un monde où serait entré le sentiment de la faute, et il y entre inévitablement. À travers Clamence, la société qu'il représente crie qu'il n'y a pas de salut, parce que le pardon est impossible.
Le pardon et la force des humbles
Camus a un jour déclaré : «Beaucoup d'écrivains modernes, dont les existentialistes athées, ont supprimé Dieu ; mais ils ont conservé le péché originel. On a trop affirmé l'innocence de la création. Aujourd'hui, on veut nous accabler sous le poids de notre culpabilité. Il y a je crois une vérité intermédiaire.»
Quelle serait-elle à partir de ce que nous venons de voir ? Comment trouver le surcroît d'énergie personnelle nécessaire pour surmonter la culpabilité ? Comment s'en libérer, c'est-à-dire être pardonné ?
La sentiment de culpabilité est lié au souvenir de la faute et au regret de l'avoir commise. Quand bien même la conséquence matérielle de la faute pourrait être annulée, réparée, effacée, son souvenir lui ne peut s'effacer. Il faut donc que ce soit en nous que la culpabilité soit effacée (sans écarter l'éventualité d'une réparation qui y contribue). Or nous éprouverons un sentiment de culpabilité tant que notre amour-propre se sentira blessé dans l'image qu'il avait de lui-même, tant que nous ne pourrons revitaliser notre moi superficiel. En d'autres termes, il faut que notre amour-propre ne se sente pas atteint par un jugement et que nous puissions trouver un surcroît d'énergie personnelle.
L'une comme l'autre de ces exigences impliquent une unique chose : une ouverture aux autres êtres personnels. «Pour être pleinement nous-mêmes, continue Teilhard de Chardin après avoir dénoncé l'erreur de l'égoïsme dans le passage cité ci-dessus, c'est en direction inverse, c'est dans le sens d'une convergence avec tout le reste, c'est vers l'Autre, qu'il nous faut avancer. Le bout de nous-mêmes, ce n'est pas notre individualité, --- c'est notre personne ; et celle-ci, de par la structure évolutive du monde, nous ne pouvons la trouver qu'en nous unissant», dans une relation «de centre à centre.» Par nous en effet passe librement une énergie, «intercentrique» et personnelle, qui est l'amour. La force qui anime l'Univers, traverse la matière et se renforce progressivement à mesure qu'elle peut s'exprimer par des corps plus complexes et organisés jusqu'à se libérer partiellement en nous, c'est l'Amour. Et «seul l'amour, pour la bonne raison que seul il prend et joint les êtres par le fond d'eux-mêmes, est capable, --- et c'est là un fait d'expérience quotidienne ---, d'achever les êtres, en tant qu'êtres, en les réunissant. À quelle minute en effet deux amants atteignent-ils la plus complète possession d'eux-mêmes sinon à celle où l'un dans l'autre ils se disent perdus ?»
Mais c'est précisément cette union que vient briser en nous le sentiment de culpabilité, au niveau de notre amour propre, parce que nous craignons d'avouer notre faiblesse et d'être jugés, et au niveau de la relation même qui nous unit à la personne que nous lésons. Non seulement nous l'avons sans doute blessée, mais encore nous avons manqué à ce qui nous unissait, nous avons mis à mal notre capacité d'aimer et sans doute la confiance de l'autre. L'enfermement dans l'amour propre, comme le montre l'exemple de Clamence, ne conduit qu'à un sentiment généralisé de culpabilité. Il faut donc éviter de généraliser ce sentiment par la reconnaissance de la faute précise que nous avons commise, c'est-à-dire son aveu : cela nécessite de se forcer à dépasser le frein de l'amour-propre, à reconnaître plus de force à notre amour qu'à notre faiblesse et notre faute. Il faut donc trouver en nous plus d'amour pour avoir cette volonté. Il faut reconnaître la souffrance de l'autre, qui peut être causée surtout par la rupture de la relation entretenue, la déception causée, penser à l'autre plus qu'à nous-mêmes, et trouver la force de revitaliser notre relation.
Il nous faut aussi avoir la certitude que si nous acceptons d'avouer, d'être jugés par l'autre, nous ne serons pas condamnés, qu'un jugement n'est pas nécessairement une condamnation, que le jugement signifie que l'autre a pris acte de notre aveu, mais qu'il ne renonce pas à son amour pour autant, de sorte que la relation ne sera pas amoindrie ou brisée de son côté également.
De son côté comme du nôtre, il faut donc un surcroît d'amour et la
certitude que l'essentiel, c'est-à-dire la relation inter-personnelle,
ne sera pas atteinte de manière irréversible. L'un et l'autre nous
devons reconnaître que l'amour porté à l'autre vaut plus que
notre amour-propre. Mais si la faute commise a révélé que nous ne
sommes pas capables d'un tel amour, où trouverons-nous la force
d'aimer les autres plus que nous-mêmes et de nous offrir à eux ?
L'énergie que nous avons en nous doit nous permettre d'aimer plus
que nous-mêmes, puisque cet amour est partiellement libéré, prêt à
s'offrir, si l'on en croit Teilhard de Chardin, mais comment la
libérer pleinement pour donner et recevoir un pardon véritable ?
Si chaque faute que nous commettons nous oblige à un surcroît d'amour, sachant notre faiblesse, comment trouverons-nous l'énergie, l'amour, pour reconnaître notre faute et accepter le pardon ? Qui saura nous pardonner sans cesse ? Ne risquons-nous pas d'épuiser notre énergie personnelle ? Être pardonné une fois, ou plusieurs, oui, sans doute, mais à chaque fois ?
Il faudrait que de manière définitive nous soyons assurés que l'amour est une énergie infinie, plus forte que toutes nos faiblesses, et que nous pouvons y puiser. Sans quoi, le pardon serait voué à être à terme impossible et risquerait de nous épuiser progressivement. Il faudrait donc pouvoir rencontrer la super-personnalité dont il doit émaner, quelle qu'elle soit, puisque l'amour est une énergie personnelle. La relation que notre centre aurait avec ce sur-centre ne pourrait en droit être rompue ou affaiblie, puisqu'elle procèderait d'un côté du moins d'un amour infini. Nous pourrions nous y fermer, mais nous ne saurions faire que nous soyons pas aimés constamment et il serait de notre responsabilité de la reprendre. Surtout, nous ne pourrions atteindre et diminuer la capacité d'aimer, infinie par définition, de ce sur-centre. Notre faute ne l'atteindrait pas, seule resterait notre sentiment de culpabilité.
Encore faut-il être sûr que ce sur-centre existe, et se soucie des
créatures imparfaites que nous sommes. Faibles et inconstants, nous
avons besoin de savoir que ce sur-centre ne retirera pas son amour,
que nous le trouverons toujours prêt. Mais à quoi pouvons-nous mesurer
son engagement envers nous ? Si l'amour parfait consiste à se perdre
en l'autre, à quel signe saurions-nous que cette sur-personnalité
s'offre réellement à nous, totalement, «personnellement» si je puis dire ? Si une relation se créait entre nous et une telle sur-personnalité, il faudrait que dans cette relation nous puissions connaître ce sur-centre de tout notre être comme ce sur-centre nous connaîtrait de toute façon déjà parfaitement, car dans un amour parfait, perdus l'un en l'autre, les deux êtres se connaissent totalement. Mais comment un homme avec toute sa faiblesse pourrait-il en plénitude connaître une telle sur-personnalité qui dépasse tellement notre nature ? Il faudrait encore que, comme en un amour parfait, nous puissions offrir notre humanité à cette sur-personnalité comme elle-même s'offrirait à nous.
D'emblée, cela semble impossible, l'expérience montre que nous ne
pouvons atteindre une telle perfection, que sans cesse nous nous
égarons, sans cesse l'idée de notre culpabilité trouve à se
renforcer. Il faudrait que cet amour infini lui-même soit en
nous. Qu'un homme, un seul, puisse atteindre cette perfection et nous
saurions que cela est possible, que le pardon est possible, que nous
pouvons être sauvés. De nous-mêmes, nous le pouvons pas. Il faudrait
que ce Dieu d'amour infini lui-même prenne l'initiative de se faire
homme. Pleinement homme, pour que notre humanité soit pleinement
embrassée dans sa faiblesse, et pleinement Dieu, pour révéler qu'une
relation d'amour parfait et infini est possible. Pleinement Dieu, pour
que Dieu s'offre à notre humanité, et pleinement homme, pour que notre
humanité s'offre à Dieu. S'il n'y a pas de plus grand amour que de
donner sa vie pour ceux que l'on aime, alors par une mort non pas
voulue mais acceptée, Dieu se livrerait totalement à la folie des
hommes tandis que l'humanité s'en remettrait totalement à la volonté
de Dieu4.
Sans le Christ, donc, pas de salut, parce que notre faiblesse, notre finitude, rendrait impossible en fin de compte le pardon, tandis que grâce à lui nous savons que nous pouvons mettre notre confiance en Dieu et qu'en Lui nous puisons la force d'aimer et de nous offrir, en Lui qui est une source d'amour infinie.
Comment reconnaître et atteindre cet amour que Dieu nous porte ?
Il ne faut pas perdre de vue que, si imparfaite soit-elle, l'humanité comme terme de l'évolution est ouverte à l'amour, capable d'aimer, et que c'est en étendant cette capacité qu'elle se perfectionne. Reconnaître en nous l'élan vital, explique Bergson, c'est rencontrer une exigence de création dont la forme supérieure est la création de soi par soi. Or, cet élan vital, découvre-t-il encore, est amour. Répondre à l'élan de la vie en nous, c'est aimer toujours plus. Notre capacité d'aimer tient à notre personnalité, à ses caractéristiques biologiques, c'est-à-dire à la forme d'organisation que l'élan vital a dessiné par nous dans la matière, associées à notre histoire. La forme de l'amour que nous pouvons éprouver spontanément est donc particulière, nous serons poussés vers certains êtres plus que d'autres. Néanmoins, la personnalité infinie que constitue Dieu correspond, tout en le dépassant infiniment, à ce fragment que nous sommes, de sorte que par toute notre ouverture inter-personnelle c'est aussi à Dieu que nous nous ouvrons. Nous nous élevons ainsi à Dieu à mesure que nous aimons plus, et mieux. Mais dans le même temps, tout ce qui nous éloigne des autres nous éloigne de Dieu, de sorte que le pardon entre personnes comme restauration de la relation d'amour non seulement est rendu possible par l'existence de Dieu, mais encore il implique pour celui qui pardonne, par la force qu'il doit trouver en lui de pardonner, comme pour celui qui est pardonné, qui reconnaît qu'en blessant l'autre il s'est fermé à Dieu et trouve en Dieu la force de l'aveu, de mettre Dieu au coeur de la relation.
L'atteinte personnelle sur nous-mêmes du péché, quelle que soit sa victime, implique que l'on se réconcilie avec Dieu lui-même pour restaurer sa capacité d'aimer. Il s'agit d'ouvrir toute sa personnalité à Dieu, de lui présenter toute son histoire, pour L'aimer de tout son être, quel que soit cet être et son passé, inaliénable et ineffaçable. Mais il ne s'agit pas de lui avouer quelque chose qu'il ne saurait pas, car Dieu nous connaît déjà mieux que nous-mêmes tant son amour est infini. Nous savons aussi que nous n'avons pas à craindre de condamnation, car Il nous a déjà pardonné. Si nous nous réconcilions avec lui, ce n'est pas pour le convaincre de rétablir sa relation avec nous, qu'il n'a jamais interrompue, mais pour restaurer en nous son image, ou plus précisément pour accroître en nous, qui avons été créés à son image, notre ressemblance avec Lui.
Pour rencontrer Dieu, nul effort particulier n'est en réalité demandé : tout notre être, fruit de l'évolution de l'Univers et où l'énergie de la création se libère, brûle de se replonger en Lui, tandis que sans cesse son Amour nous attire à Lui. Il ne nous est pas demandé de nous montrer dignes de Lui, de nous élever pour mériter sa Grâce (qui d'ailleurs peut dire ce qu'est mériter la grâce de Dieu, ou ne serait-ce même qu'affirmer savoir ce à quoi Dieu l'appelle ?) : un seul mouvement nous est demandé, l'acquiescement, pour nous laisser porter en lui. Déjà pardonnés, il ne nous reste qu'à accepter ce pardon en s'ouvrant de tout notre être à son Amour.
Ce qu'il a manqué à Clamence, ce qu'il a manqué à cette société que Camus dépeint à travers lui, c'est l'humilité de reconnaître ses faiblesses pour se laisser porter par l'amour de Dieu. La force qui a manqué pour surmonter le poids de la faute et l'obsession de la culpabilité, plongeant ainsi dans un enfermement irrévocable, c'est l'humilité et la confiance en Dieu qui seules peuvent l'apporter.
À l'heure où la mode est à la célébration des refus, nous ne cessons d'être appelés à mettre humblement nos pas dans ceux d'une femme d'Israël qui, il y a deux mille ans, est née et n'a cessé de vivre pure de tout péché : appelée par Dieu, elle s'est offerte sans crainte, tout entière.
Elle est celle qui a dit oui.
J.M.