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Réflexions sur le pardon





Jérôme Levie

Le pardon n'est pas dans l'air du temps. Et lorsqu'il y est, c'est rarement à son avantage. Cette mauvaise presse est le plus souvent due à des visions simplificatrices, dépourvues de profondeur, de l'acte de pardonner. Les uns l'assimilent à un oubli, voire à une négation du caractère délictueux de la faute --- confiscation du passé contre laquelle victimes, et parfois coupables, s'insurgent légitimement au nom du droit et du devoir de mémoire.  Les autres, dans des relents de critique nietzschéenne du christianisme, le taxent de misérabilisme, de complaisance à l'avilissement; accusent ses défenseurs d'abdication de tempérament ou de comptabilité sordide de fautes et d'expiations - permettant de « dormir tranquilles ». Or, c'est le pardon même qui fonde l'inquiétude pour l'autre, la prière pour son salut et la promesse d'un renouveau, d'une résurrection. Mais ici survient un écueil plus subtil : l'offensé, en pardonnant, ne renforce-t-il pas chez l'autre le poids de sa propre faute ? Il apparaît alors qu'un pardon qui ne serait point humble ne serait qu'une sorte d'affirmation de sa propre grandeur d'âme, introduisant un rapport de supériorité et de manière inévitable, un ressentiment accru.

Le pardon outrepasse toutes les catégories dans lesquelles on voudrait l'enfermer. Il n'est pas insensibilité hautaine, car celle-ci le rendrait inutile : il est au contraire, et pleinement en ce qui concerne le pardon divin, reconnaissance de sa propre fragilité aimante, et renouement d'une relation de confiance. Il va également bien au-delà de la compréhension, qui ne mène qu'à l'excuse; et ne la suppose d'ailleurs pas. Enfin, il n'est ni oubli, ni négation; car l'aveu de la faute est sa condition; et un de ses effets est la mémoire saine, non morbide de celle-ci. Le pardon est la seule voie, tant au niveau personnel qu'au niveau collectif, permettant de briser la dialectique de la violence et de reconstruire les personnes et leurs relations. Il évite à l'offenseur de s'enfermer dans un remords maladif, pétrifiant; il brise les engrenages pathologiques et les réactions violentes : il est plus que ré-action, il est création, résurrection. Néanmoins, et c'est sans doute une des causes de sa relative obsolescence actuelle, le pardon n'est pas « rentable » immédiatement. Il ne présuppose rien et n'exige rien en « retour »; il est à la fois grâce et gratuité. Il coule de sa propre source, n'a d'autre cause que lui-même. Cependant, si le vécu du pardon est âpre à la fois pour l'offensé et pour l'offenseur : « Je mettrai tes fautes devant tes yeux »; il est le seul chemin permettant de vivre la vérité paradoxale du fardeau léger, de la peine heureuse. « ... mais maintenant ces souvenirs ne le tourmentaient plus guère : il savait de quel amour infini il rachèterait maintenant tout ce qu'il lui avait fait souffrir1 ... »

Face à ces divers dangers menaçant la piste étroite du pardon véritable, il est bon de répéter que le pardon vrai n'est pas « facile »; il n'est pas une « grâce au rabais ». Le cardinal Danneels n'hésite pas à dire2: « Normalement, il est impossible de pardonner. » Le pardon est sacrement, en tant que mystère dépassant infiniment nos médiocrités humaines. Le pardon est d'abord grâce, don divin d'une puissante pardonnante autrement inaccessible. Voilà qui est bon à rappeler pour maintenir nos pardons dans la simplicité qui doit être la leur : nous ne pardonnons qu'en tant que pardonnés par le Christ. Cependant, si cette activité pardonnante est d'essence divine en sa signification, il y a pour moi davantage qu'un « Je vous déclare pardonné ». Si c'est bien toujours le Christ qui pardonne en nous, la grâce de pardonner ne peut nous être accordée que s'il y a en nous-mêmes aspiration à sortir de la logique de la vengeance et de la rancoeur, non par refus de juger, mais plutôt par conscience que la justice nous est inaccessible.

Ce n'est à mon sens que par cette référence à la Croix, et à Celui qui pardonne, que nous pouvons pardonner humblement, sans « souiller notre coeur par le bien que nous faisons », selon la formule de Dietrich Bonhoeffer. L'expérience de ce pardon nous montre que, ainsi que partout où agit la grâce, le pardon est régi par une « loi de surabondance » (Ricoeur) : « Là où le péché s'est multiplié, la grâce de Dieu a été bien plus abondante encore » (Rm 5,20) Ainsi le pardon s'inscrit dans la démesure; au-delà de tout calcul; au-delà de la justice. Et à ce sur-don de grâce peut correspondre une démesure d'affection; ainsi du flacon brisé par la pécheresse chez Simon le Juste (Lc 7,36), ou de la scène finale du pardon de Crime et Châtiment.

Une des caractéristiques du pardon est également son absence de limites quant à la gravité des fautes pardonnées : il se situe en effet d'emblée dans l'impardonnable. L'alliance entre Dieu et Israël et la fraternité judaïque même étant fondées sur une réconciliation réciproque, toute la tradition juive s'inscrit dans cette pensée, notamment l'incompréhension de Jonas face au pardon de Ninive. L'Ancien Testament est d'abord une loi, « un lieu de mémoires tragiques enfantant constamment un monde de pardons réciproques3. » Ne sont véritablement à pardonner, et ne sont pardonnés, que les actes constituant une réelle faute, et accomplis en pleine lucidité; c'est-à-dire « l'impardonnable » (entendu dans le sens « inexcusable »).

« Le pardon est là précisément pour pardonner ce que nulle excuse ne saurait excuser : car il n'y a pas de faute si grave qu'on ne puisse en dernier recours, la pardonner. [...] S'il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour les cas désespérés ou incurables4. »

Dans cette optique, le pardon symbolise un « au-delà de la justice », à manier avec précaution (l'emploi, motivé par la « raison d'État », qu'en font l'amnistie et la grâce est parfois abusif). Cette grâce nous permet une sublimation de nos « pulsions de justice », et en cela le pardon nous invite à penser un autre monde. Il est don de sens par delà la faute, ouverture d'un espace de liberté; et pour nous qui pardonnons, il est source de fraîcheur pour l'âme.

Pour pouvoir vivre pleinement l'acte de pardonner, il convient de réfléchir à la manière dont nous sommes pardonnés. Lorsque Dieu nous pardonne, comme dans la parabole du fils prodigue, il ne nie pas nos actes, ne nous invite aucunement à recommencer, (« Va, et désormais, ne pêche plus », Jn 8, 11) mais rétablit une relation de confiance avec nous, basée non sur nos péchés mais sur notre dignité irréductible de fils de Dieu. Il m'est impossible de ne pas associer à cette méditation sur le pardon la figure de Marie. Il s'agit bien pour moi, non seulement de miséricorde paternelle, mais également de réaffirmation d'un amour maternel : quoique nous ayons fait, nous conservons notre caractère de fils aimé. Comme des enfants - non dans l'infantilisme mais dans l'esprit d'enfance -, nous sommes, malgré notre indignité, enveloppés dans la tendresse par le pardon de notre Mère. C'est un regard qui n'est ni indulgence, ni complaisance; mais qui relève d'un amour connaissant, conscient de nos péchés, de nos manques et de nos désirs. Et c'est ce flot infini de tendresse qui déborde de nous et nous permet de pardonner.

Lorsque nous pardonnons, nous reconnaissons en l'autre l'homme que nous sommes, en même temps que son irréductible altérité; et cette humanité commune fonde la possibilité de compassion. Ainsi, au sein du pardon, la « compréhension » consiste également en la reconnaissance en l'autre de ce « nuage d'inconnaissance » (selon l'expression de Stanislas Breton) enveloppant tout acte humain. Ce pardon humain, en tant que reconnaissance d'une faiblesse, et d'une dignité communes, est illustré magnifiquement par le roman de Dostoïevski : Les frères Karamazov. Le pardon et l'amour qui nous sont accordés nous aident également à renoncer à l'esprit de puissance lorsque nous pardonnons : car « seule la Toute-Puissance de l'Amour peut vouloir cette limitation de la puissance même5. »

Je me suis surtout consacré à l'acte de celui qui pardonne, mais le pardon est rarement unilatéral... Et c'est dans les relations avec l'autre - la « suite » du pardon - que réside sans doute la plus grande difficulté. En effet, il peut parfois y avoir violence à imposer une continuation à la relation.  Bien sûr il ne s'agit pas de se retrancher derrière la facilité, et ne plus vouloir entendre parler de celui qui nous a offensé, mais d'être conscient des difficultés de l'autre. Pardonner à un ami peut à la fois être le plus facile, et paraître insurmontable; mais c'est souvent le plus fécond. En effet, c'est dans ce cas que le miracle véritable est le plus visible, en la reprise de la vie ensemble; souvent bien plus dense qu'auparavant. « Ils auraient voulu parler, mais ne le pouvaient point. Des larmes brillaient dans leurs yeux. Ils étaient tous deux pâles et maigres ; mais dans ces visages pâles et malades rayonnait déjà l'aube d'un avenir rénové, d'une résurrection totale à une nouvelle vie. L'amour les avait ressuscités. Le coeur de l'un renfermait des sources infinies de vie pour le coeur de l'autre6. «

En ce qui concerne la renaissance du pêcheur, rendue possible par le pardon, je voudrais vous citer Les Misérables de Victor Hugo, mais il me faudrait transcrire plusieurs chapitres, tant ils sont une démonstration magistrale de l'effet que le pardon fou, déraisonnable, peut avoir sur le fautif. Je ne retranscrirai que le passage où Jean Valjean, à peine sorti du bagne, est trouvé en possession de couverts en argent qu'il avait volé à l'évêque et est amené à celui-ci, flanqué de trois gendarmes7 : « -Ah ! vous voilà !, s'écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donné les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emporté avec vos couverts ? Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre. »

Le pardon est pour moi, dans ce monde de violence, une parole de rupture, qui est en elle-même folie, démesure, mais qui seule permet de sortir de l'engrenage de la vengeance et de la logique de crimes, de réparations et de peines. La grâce est la seule alternative à l'absurde. Cependant le pardon est une « porte étroite », un chemin exigeant, qui doit être parcouru en toute gratuité et en toute humilité. Ce pardon qu'il nous est parfois donné de vivre, d'offrir, est à l'image du pardon de Dieu qui, malgré nos incessants péchés, reprend toujours le risque de « vouloir dépendre » de sa créature indigne, c'est à dire de l'aimer. Le pardon humain, en sa signification et en ses effets, est pour moi, dans sa beauté inhérente, une des plus belles manifestations terrestres de l'Amour divin.

J. L.



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