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Le sacrement de pénitence dans la Somme théologique





Matthieu Cassin
Les sacrements sont traités par Thomas dans la troisième partie de la Somme, et la pénitence est le dernier sacrement qu'il ait lui-même rédigé ; la suite est une compilation du Commentaire du Livre des Sentences, ce qui constitue le supplément de la Somme. Le traitement de cette question couvre les questions 84 à 90: Sans présenter le détail de l'étude de Thomas et en particulier sans reprendre la structure des articles, organisés en difficultés, objection, réponse et solutions, ni la totalité des exemples et des références scripturaires et patristiques utilisées, on tentera ici de présenter les points majeurs de la réflexion du Docteur Angélique sur la question. La rémission des péchés se fait au moyen de la pénitence, et c'est donc par elle que nous commencerons cette étude, sous sa forme de vertu puis sous celle du sacrement proprement dit ; ensuite, à partir du mode de rémission des péchés, on abordera les péchés mortels, véniels, et la question de la récidive du pécheur pardonné et de ses conséquences.
La pénitence est en effet d'abord en l'homme une vertu, et c'est par-là qu'il faut commencer notre étude, car, si ce n'est pas le point le moins complexe, c'est sans doute celui qui est le plus facile à rapporter à notre expérience extérieure et non technique. C'est d'autre part le premier élément temporel, précédant et accompagnant le sacrement de pénitence. Thomas montre d'abord qu'elle ne saurait être une passion, car si elle comporte une part de douleur, elle n'est pas en propre cette douleur et tristesse, mais l'acte de la volonté qui vise à détruire le péché passé. D'ailleurs, elle n'est dite vertu que parce qu'elle relève de la volonté, non comme passion. Son lien avec les autres vertus est un peu plus difficile à saisir, car il est multiforme et varie suivant le point de vue. Tout d'abord, la pénitence précède certes les autres vertus, mais dans le temps, non par nature ; en effet, elle est la condition nécessaire à ce que l'exercice des autres vertus soit possible. Elle relève particulièrement de la charité, comme déplaisir du péché et considération de l'offense faite à Dieu. Mais son propre est de vouloir effacer le péché, de chercher à s'en laver. Elle est aussi une forme de justice, puisque l'homme cherche à rétablir la justesse de la relation à Dieu et à l'autre ; pourtant cette forme de justice est particulière, car l'un des protagonistes, Dieu, est infiniment supérieur au pénitent, et tout autre. Aussi, cette justice ne peut trouver d'équilibre par le fait de l'homme, qui toujours doit en faire davantage et ne peut assigner un terme à son mouvement. Or Thomas présente ce point à partir de l'Éthique à Nicomaque VIII, 14, d'Aristote, transposant ce qui était pris au point de vue politique et inter-humain au plan théologique et à la relation homme -- Dieu. C'est un exemple intéressant de la manière de lire et d'utiliser celui qu'il appelle le Philosophe ; une autre manière est présente tout au long de ces questions et c'est de prendre chez lui des définitions ou des partitions, mais le procédé est trop fréquent pour le signaler à chaque fois ; il suffit de garder en mémoire que la base logique et définitionnelle est aristotélicienne.
Après ce résumé sur la vertu de pénitence, qui pouvait servir d'introduction à la question, quoique ce ne soit pas la place que Thomas lui assigne, il convient de se pencher sur la définition du sacrement de pénitence lui-même. On distingue en lui, tout d'abord, et comme en chaque sacrement, la matière et la forme: la première prend une nature particulière à ce sacrement, puisque, contrairement aux autres, ce ne sont pas des réalités physiques mais des actes humains qui en sont la matière - on reviendra plus loin sur ces actes ; la forme, elle, est constituée des paroles du prêtre, qui agit en vertu du pouvoir des clés confié à l'Église, Mt 16, 19. Aussi, comme tous les sacrements de la Loi Nouvelle, peut-on parler pour le sacrement de pénitence d'efficacité, c'est-à-dire qu'il accomplit vraiment ce qu'il symbolise et signifie, car la grâce divine agit par lui. Pour ce qui est de la matière même du sacrement, les actes du pénitent, plusieurs distinctions doivent être opérées. Tout d'abord, on peut distinguer trois parties dans la pénitence, la contrition, « vouloir donner compensation », la confession, « se soumettre au jugement du prêtre qui tient la place de Dieu », la satisfaction, « donner la compensation fixée par le ministre de Dieu. » Ces parties sont essentielles à la pénitence et en font nécessairement partie, mais la dernière peut n'être présente que comme volonté de donner satisfaction, si cela se révèle impossible. Ensuite, on peut distinguer la pénitence extérieure, que fixe le prêtre et qui est limitée dans le temps et proportionnelle à la durée de la faute ; la pénitence intérieure qui, elle, doit avoir même durée que la vie, et qui n'est pas incompatible avec la joie, ne serait-ce que la joie de regretter son péché - mais là, Thomas semble un peu réducteur pour ce qui est de la dimension de joie de la vie humaine, même celle du pécheur repenti... Une dernière question, plus technique, doit être soulevée à propos du sacrement de pénitence en général, c'est celle de son renouvellement. En effet, la position de l'Eglise a varié sur le sujet, même si Thomas voile quelque peu cet aspect, mais surtout, des querelles et des hérésies sont nées à son sujet. En effet, refuser le renouvellement de la pénitence, c'est à la fois méconnaître que le péché qui suit la pénitence est plus ou moins grave, mais aussi et surtout méconnaître la profondeur de la miséricorde divine. De plus, Thomas replace dans son contexte le passage souvent utilisé pour interdire le renouvellement de la pénitence, He 6, 4-6: il s'agit, selon Thomas, pour [Paul]1 le cas de montrer aux juifs que le baptême ne doit pas être renouvelé, et non que le sacrement de pénitence ne doit pas l'être.
Après ce rapide survol de la pénitence comme telle, il convient de se pencher sur ses espèces, c'est-à-dire sur son application aux cas des péchés. Pour cela, Thomas utilise la classification traditionnelle des péchés en mortels et véniels ; à cela s'ajoute une catégorie que l'examen de la pénitence amène à dégager, que l'on pourrait caractériser comme la retombée dans la faute, après la pénitence.
Les péchés mortels sont définis par deux caractères: d'une part, l'aversion pour Dieu, c'est-à-dire qu'ils détournent l'homme de Dieu et du Bien immuable et éternel ; d'autre part, la conversion aux biens passagers, c'est-à-dire qu'ils tournent l'homme vers les biens matériels. Or, cette double caractérisation fait qu'il est impossible qu'il y ait rémission d'un péché mortel sans que les autres soient remis ; car il y a rémission grâce à la pénitence, qui consiste à se retourner vers Dieu, à se tourner à nouveau vers Dieu, donc à annihiler une des deux caractéristiques du péché mortel comme tel, et celle qui est par nature première. Donc, il peut y avoir cessation d'un péché mortel sans que tous cessent ; toutefois, il ne s'agit pas alors de rémission mais d'une grâce spéciale: dans ce cas, c'est la conversion à un type de bien passager qui cesse, non le péché comme tel, car l'aversion à Dieu demeure. En effet, le sacrement, la pénitence, enlève la forme du péché mortel, l'aversion à Dieu, par l'infusion de la grâce qui fait se retourner l'homme vers Dieu. Il peut toutefois rester de la matière, c'est-à- dire la conversion aux biens passagers, mais elle ne domine plus l'homme, elle n'est plus que disposition et non plus habitude. La dette de peine demeure, car il reste à l'homme à se purifier dans l'amour de Dieu.
Les péchés véniels relèvent d'une problématique différente: ils sont en effet définis comme ce qui empêche de se porter volontiers vers Dieu, ce qui retarde l'élan du coeur vers Dieu. Or l'état de charité n'est pas incompatible avec le péché véniel: la nature de l'homme est faillible, et il est impossible d'éviter tous ces péchés, s'il faut prendre la résolution de les éviter chacun. On ne peut que tendre à en diminuer le nombre, mais non atteindre à la perfection en cette vie. Or, si le péché véniel n'est pas incompatible avec l'état de charité, c'est qu'il n'est pas incompatible avec la grâce, et que celle-ci ne doit pas être renouvelée pour la rémission du péché véniel ; donc, un simple mouvement de grâce suffit, qui tourne vraiment, en acte dirait Thomas, vers Dieu. Aussi les péchés véniels, s'ils sont remis par la pénitence, ne sont-ils pas remis par elle seule. Thomas en vient alors à étudier les différents moyens reconnus pour remettre les péchés véniels: Confiteor, Oraison dominicale, aspersion d'eau bénite, bénédiction épiscopale, prière dans une église consacrée. Ces actes ne remettent pas les péchés véniels par une vertu mystérieuse et magique, mais parce qu'ils tournent le pécheur, le lancent vers Dieu. Car les deux premiers induisent un mouvement de détestation du péché, les trois autres un mouvement de révérence pour Dieu et les choses divines: ce ne sont donc pas les actes comme tels qui ont ce pouvoir de rémission, mais c'est le fait de les accomplir en vérité, et dans toutes leurs conséquences, qui donne rémission des péchés véniels parce qu'ils tournent à nouveau vers Dieu, et pour cette seule raison.
Sans introduire une nouvelle catégorie de péchés, Thomas accorde une attention particulière à la question de la nature du péché de celui qui y est retombé après avoir fait pénitence. Ceci est sans doute à rapprocher de la question du renouvellement de la pénitence. Le premier point à soulever est celui du retour des péchés remis, ou tout au moins de leur culpabilité ; soutenir que les péchés remis reviennent avec un nouveau péché, tel quel, ce serait dire que le péché l'emporte sur la miséricorde divine... Le Docteur Angélique propose une solution plus subtile: le péché commis après une première pénitence renouvelle la culpabilité, il la contient comme nouvelle, mais les péchés pardonnés ne reviennent pas ; c'est la culpabilité seule qui est ramenée. Ceci doit être relié à la question de l'ingratitude ; en effet, pécher après que nos péchés nous aient été remis est une marque d'ingratitude, car Dieu avait alors manifesté particulièrement sa miséricorde et sa bonté à notre égard. Mais en tout péché, il y a ingratitude. Thomas distingue donc quatre types de péché où il y a spécialement ingratitude: la haine du prochain --- qu'il faut rapprocher de la parabole du débiteur à qui l'on a remis et qui ne remet pas à qui lui devait --- l'apostasie, le mépris de la confession --- c'est-à-dire refuser de se confesser ---, le regret d'avoir fait pénitence. En effet, en ces quatre types, le péché va contre la forme même du bienfait précédent. Car le mépris de Dieu, s'il entre constitutivement dans tout péché, n'est pas forcément ce en vue de quoi tout péché est commis. Ce sont les péchés commis en vue du mépris de Dieu qui acquièrent une gravité spéciale, et qui sont qualifiés de péché d'ingratitude ; ceux-là vont particulièrement contre le sacrement de pénitence.
A la fin de ce rapide parcours, il faut rappeler que Thomas étudie ici le sacrement de pénitence, et aborde donc la vertu de pénitence, la miséricorde divine, la rémission des péchés, la nature des péchés sous cet angle. Et les deux points sont indissolublement liés: c'est parce qu'il étudie le sacrement qu'il parle de pénitence, c'est parce qu'il étudie la pénitence que le sacrement est analysé. On pourra se demander pourquoi l'auteur a choisi ce nom du sacrement, au détriment des autres, sans s'arrêter aux simples - mais importantes raisons historiques. Pour ce qui est du terme de confession, on voit que Thomas l'inclut dans la pénitence comme une de ses parties ; mais des appellations de sacrement du pardon ou de sacrement de la réconciliation, il n'est pas fait mention dans ces questions. C'est que la pénitence est la matière même du sacrement, tandis que pardon et réconciliation en sont les conséquences, or l'étude porte ici sur le sacrement en lui-même. Il est sans cesse fait référence à la conversion vers Dieu, au renouvellement, par la miséricorde, de l'amour qui lie Dieu et sa créature, mais ce n'est pas là l'objet de l'étude. Cela peut sembler aller contre la sensibilité actuelle, contre le génie du temps --- ou, plus sobrement, contre les points que l'Eglise met, à juste titre, en avant actuellement ; toutefois, il est important de revenir à de telles analyses, qui complètent et éclairent celles que l'on a davantage l'habitude d'entendre: elles dessinent avec netteté la nature du péché, la forme que prend la pénitence et le rapport de l'un à l'autre, la forme que prend la rémission des péchés et la réconciliation avec Dieu. Elles ne peuvent être qu'un appel à la conversion et à la pénitence.
M.C.





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