Nouvelles de l'Est
Philippe Saudraix
Les talas et talos, pleins du souffle christique, ne peuvent se contenter
de leur cave amiantée : notre bien-aimée direction nous le rappelle sans
cesse, ouvrez-vous sur l'extérieur et vous aurez la vie. L'été dernier, on
se le rappelle, certains étaient partis en Ombrie sur les traces de la
secte des nu-pieds1 mais cela ne suffit pas : il faut s'extraire de la
cave et de tout ce qui peut la rappeler. Deux d'entre eux n'ont pas résisté
à l'appel du grand large et, poussés par l'exotisme, ils se sont rendus
dans les terres ventées, brumeuses et froides de la plaine germano-polonaise -- j'ai nommé Leipzig. Parmi les nombreuses propositions
ecclésiales de la localité, nos deux explorateurs ont tout de suite été
séduits par la communauté jésuite, remarquable par ses qualités de
communication et d'accueil. Avouez que rencontrer une communauté dédiée à
saint Thomas More2, sise sur la place aux Puces est une occasion qui ne
se rate pas ! Leur maison comporte quatre étages, selon une ascension
édifiante : au rez-de-chaussée, le garage à vélos, lieu du dépouillement
matériel ; au premier, la chapelle avec en face, le bar (oui, l'alcool permet
de s'élever avec plus de sûreté vers le Seigneur) ; au second, le dentiste ;
au troisième, la cuisine et la bibliothèque, qui nourrissent autant l'une que
l'autre, à condition d'avoir vu la chapelle et le dentiste ; au quatrième, la
chambre des quatre jésuites, lieu du repos dans la contemplation digestive.
C'est le premier qui a surtout intéressé nos deux talas : refusant d'aller chez
le dentiste, ils n'ont pu comprendre la quintessence du troisième. La journée
commence le jeudi matin, par les laudes, dites à 7h ou 8h30 selon les cas.
Elles commencent comme en cave, mais sitôt le premier verset prononcé3
suivent les vêpres. Si l'on suit l'ordre de la journée (bien plus
intéressant que l'ordre des jours, tout de même), les jésuites se
retrouvent le dimanche à 11h15 pour la messe. Nos deux explorateurs ont été
très surpris d'observer que la messe jésuite de Leipzig ressemble beaucoup
à la messe tala -- pourquoi sortir de sa cave alors ? -- mais, heureusement,
il y avait quelques changements : en temps ordinaire, il n'y a qu'une seule
lecture, suivie, non d'un Psaume (ce serait tout de même ringard et trop
compliqué), mais d'un « chant intermédiaire » qui peut aussi faire office
d'Alléluia (ce dernier est fréquemment supprimé : pourquoi louer le
Seigneur ? Il sait bien qu'Il est grand et bon). L'un des moments les plus
spirituels et les plus porteurs de la messe est le Credo : les jésuites de
Leipzig possèdent une collection de non moins quatorze Credo, sans compter
les Credo usuels (que l'on n'utilise donc pas). Affirmer toujours la même
Foi devient ennuyeux à la longue, les jésuites ont donc introduit de la
variété : cinq ne comportent aucune mention de Dieu, quatre mentionnent le
Christ sans évoquer son Incarnation, sa Passion ou sa Résurrection, trois
évoquent un ou deux de ces trois moments, seuls deux les évoquent tous. En
voici un exemple :
« Je ne crois pas au droit du plus fort, au discours des
armes, à la puissance des puissants. Mais je veux croire au droit de
l'homme, à la main tendue, à la non-violence. Je ne veux pas croire aux
races et à la richesse, aux prérogatives et aux privilèges, aux ordres bien
établis. Mais je veux croire que tous les hommes sont hommes, que l'ordre
de l'injustice est le désordre. Je ne crois pas pouvoir combattre
l'oppression en laissant la moindre injustice subsister. Mais je veux
croire que la justice est partout une, que je ne suis pas libre tant qu'un
seul homme est esclave. Je ne crois pas que l'amour soit tromperie, que
l'on ne puisse compter sur l'amitié et que tous les mots soient des
mensonges. Mais je veux croire à l'amour, à la sincérité et à la confiance
des uns envers les autres, à la parole, qui dit ce qu'elle dit. Je ne crois
pas que la guerre soit inévitable, la paix inaccessible. Mais je veux
croire à la petite action, à la puissance des bons, à la paix sur la Terre.
Je ne crois pas que tous les efforts soient vains, que la mort soit la fin.
Mais j'ose croire au nouvel homme, au rêve propre de Dieu : un nouveau ciel
et une nouvelle Terre, habités par la justice. »
Un de nos talas,
catéchumène de son état, a rendu visite à ses frères de Leipzig : il est
maintenant 17h. Un jésuite se fait aider d'une soeur Mère de la Charité4. La catéchèse, par une largesse d'esprit bien compréhensible, est oecuménique,
mais pas de cet oecuménisme étriqué pratiqué par certains : ouvrez-vous donc
à l'extérieur ! Ce qu'il nous faut, c'est un oecuménisme véritablement
universel, c'est-à-dire celui qui exclut les musulmans, mais s'occupe de la
religion des anciens Germains, du bouddhisme, du taoïsme, etc. : parler de
Noël, ce n'est pas parler de l'Incarnation, il faut d'abord s'occuper des
arbres germaniques, etc. Si vous voulez être universel, commencez par ne pas
suivre Rome, ce serait être esclave : le meilleur des baptêmes n'est donc
pas celui qui est conforme au Pontifical romain, c'est celui qui fait
exactement le contraire, car il affirme sa liberté face à Dieu et devient
vraiment universel. Deux demoiselles ont ainsi été confirmées dix jours
avant le Carême, puis elles ont été baptisées le premier dimanche de Carême
(et remarquez que le Credo a été dit après le baptême), elles ont reçu
l'appel décisif le deuxième dimanche de Carême. Après ces aventures, on
enchaîne directement sur les vêpres du mardi à 18h : malheureusement, nos
deux talas ont été épuisés par leurs découvertes, et ayant déjà entendu les
vêpres à 7h, ils n'ont pas voulu les réentendre -- de sorte qu'on ne sait si
les vêpres ne sont pas en fait des laudes. La soirée est bien occupée,
entre visite des églises de la ville (une initiative qu'on ne saurait trop
recommander), expériences culinaires ou yoga ; car c'est là la spécialité
de nos jésuites : le yoga ! Comment peut-on mieux terminer la journée qu'en
s'élevant vers le Seigneur par une lévitation physique, psychique et
spirituelle ? Nous n'avons pas osé suggérer à nos jésuites d'aller sur la
Lune : la lévitation y serait pourtant fort aisée.
Trêve sur la Lune : rions, pleurons, indignons-nous, sautons, crions,
sourions, gémissons, tout ce que vous voulez, mais n'oublions pas que ce
sont nos frères. Le plus difficile est là, rester en communion et aimer
même lorsque nous sommes troublés sur des points qui nous semblent
essentiels, ne pas avoir de fierté parce que nous croyons faire mieux (et
quand bien même nous ferions effectivement mieux). Nous n'avons plus qu'à
prier pour eux et tous ceux qui sont dans une situation semblable.
Il est minuit : retour sur Terre ; la cave tala, c'est bien.
P. S.