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Il vous précède en Galilée !

Théophanie chez les ploucs.

Léonard Dauphant

Le carrefour des païens.

La Galilée est une région de collines au sud, plus montagneuse au nord, comprise entre la dépression du Jourdain à l'est, le littoral à l'ouest, la plaine de Yisréel au sud. Au nord, région encore très boisée, elle s'étend jusqu'au fleuve Litani, en plein Liban donc, ce qui permet aux Libanais de se dire de Terre Sainte (c'est là qu'est un des sites possibles pour Cana). Elle a toujours été une zone largement inhospitalière, peu peuplée, sauf la partie sud et les rives du lac. À l'est, le cours supérieur du Jourdain traversait des marais inhabités de Houla, jusqu'à ce que les Kibboutzim assainissent la région dans les années 1950. Avant l'arrivée des Sionistes, les collines de la région étaient retournées à l'état sauvage, sans doute depuis l'invasion musulmane de 6381 voire depuis la dépression démographique du IIIième siècle. En tout cas, cette désolation contraste avec ce que laissent entrevoir les Évangiles, une terre peuplée et pleine de bourgs actifs.

La Galilée, appelée souvent Kinnerot dans le premier Testament, était le territoire des tribus de Nephtali et de Zabulon. Marche nord du peuple hébreu, elle a souvent été perdue et peuplée de païens, descendants des cananéens ou colons syriens, jusqu'au désastre final de 734 av. J.-C. où elle devient province assyrienne. C'est alors qu'Isaïe la nomme ha-galil ha-goyîm, ou « district des païens ». C'est le territoire perdu et souillé que le Seigneur a choisi pour qu'il soit racheté et couvert de gloire par son rédempteur :



« Ce n'est plus l'obscurité pour le pays qui était dans l'angoisse,

Dans un premier temps le Seigneur a couvert d'opprobre

le pays de Zabulon et le le pays de Nephtali,

mais ensuite il a couvert de gloire

la route de la mer, l'au-delà du Jourdain, et le district des nations.

Le peuple qui marchait dans les ténèbres

a vu se lever une grande lumière.

Sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre,

une lumière a resplendi.



Tu as fait abonder leur allégresse,

tu as fait grandir leur joie.

Ils se réjouissent devant toi

comme on se réjouit à la moisson,

comme on jubile au partage du butin.



Car le joug qui pesait sur lui,

le bâton à son épaule,

la matraque de son chef de corvée,

tu les as brisés comme au jour de Madiân.

Les godillots qui piétinent et ébranlent le sol,

les manteaux roulés dans le sang

deviennent bons à brûler, proie du feu.



Car un enfant nous est né,

un fils nous a été donné.

La souveraineté est sur ses épaules.

On proclame son nom :

« Merveilleux-Conseiller, Dieu-Fort, Père à Jamais,

Prince de la Paix2. » »

Le Nazaréen, de la vie cachée à la Vie nouvelle.

La Galilée est le lieu de la vie cachée du Messie, à Nazareth, d'autant plus cachée que cette terre est méprisée par les Judéens, moins certes que la Samarie. C'est aussi, à Cana, le début de sa vie prophétique. Nathanaël est aussi « de Cana en Galilée », pourtant c'est « un vrai fils d'Israël ». La ville principale de l'époque, Bethsaïde, est la patrie de Philippe et d'une famillede pêcheurs, Zébédée et ses fils (Jn, 1, 44). Mais Pierre résidait à Capharnaüm, peut-être parce qu'il s'y était marié (Mc, 1, 30). En tout cas le bourg est devenu dès la paix de l'Eglise (IVième--Vième siècle) un lieu de pèlerinage autour de la « maison de Simon et d'André » (Mc, 1, 29) et par la suite, un site bien connu des archéologues. On y voit les vestiges de la synagogue qui date du IVième siècle environ3, elle a peut-être été bâtie à la place de celle où Jésus lut le livre d'Isaïe (61, 1-3) et annonça la réalisation de la prophétie. Dans l'insula sacra, les fouilles ont mis en valeur la maison considérée depuis l'antiquité comme celle de Simon-Pierre et les églises qui depuis Constantin ont été construites par-dessus.

Enfin, le district des païens est ce lieu très particulier où se réalise la folle supplication du prophète : « Ah, si tu déchirais les cieux et tu descendais ! » La révélation de la Gloire du Christ se fait en deux lieux, d'abord en contrebas des collines dans le Jourdain, lorsque les cieux se déchirent pour laisser l'Esprit descendre sur le Fils et sur le mont de la Transfiguration (identifié au mont Thabor, colline isolée qui domine sa région) où les disciples assistent à nouveau à la révélation terrifiante.

Mais malgré les promesses du prophète, est-il imaginable de voir « sortir quelque chose de bon de Nazareth ? », (Jn, 1, 46). Pour cette moisson qui est celle du salut du monde, les ouvriers appelés sont peu nombreux, en majorité des Galiléens, les Douze, et les fidèles, hommes et femmes, comme Matthias ou Marie de Magdala, au bord du lac ou la mère de Pierre et André, qui « suivent Jésus depuis la Galilée4 ». On peut se demander si les « foules » qui acclament Jésus à Jérusalem avant sa Passion ne sont pas des foules galiléennes en pélerinage. Les « Juifs » (Ioudaioi) ou désignés comme tels par Jean sont d'une part, ceux qui se détournent du Messie (qu'ils soient les adversaires contemporains de la rédaction de l'Évangile ou ceux des années 30) , mais aussi, plus que ce que nous appelons le peuple juif, ce sont les Judéens, les habitants de Sion et de sa région. Certains des gardes identifient Pierre comme un disciple à son patois galiléen : « C'est sûr, toi aussi tu es des leurs. Ton accent te trahit !5 » En ce temps pascal, nous arrêterons notre marche au bord du lac de Gennésareth, après la résurrection du Seigneur. Les Évangiles rapportent cette parole : « Il vous précède en Galilée, c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit » : Mc, 16, 7 et Mt, 28, 7 et 10. L'Évangile de Luc ne rapporte pas cette phrase, le Ressuscité apparaît à Jérusalem et sur la route d'Emmaüs, un village des environs. Jean offre en appendice l'épisode détaillé de l'apparition au bord du lac de Gennésaret. Luc distingue la Galilée, lieu de l'enseignement aux proches disciples, et la cité sainte où cet enseignement s'accomplit dans la Passion6 : plus tard, dans les Actes, il mentionnera encore l'importance du Temple pour la vie de la première communauté. Ce sera l'objet du prochain article sur la Terre Sainte. Pour l'instant nous lirons...

... sur la montagne, en Galilée.

Matthieu centre la Vie nouvelle de Jésus sur la Galilée. Chez lui, seules les femmes ont le privilège de rencontrer leur Seigneur à Jérusalem , les disciples retournent en Galilée. Jérusalem est seulement le lieu où l'on tue les prophètes. Les disciples retournent dans leur pauvre patrie. Dernière scène de l'Évangile, sur la montagne a lieu l'envoi des disciples en mission. Pourtant la Galilée n'est que son pays d'adoption, Matthieu le souligne. Il commence son Evangile par la généalogie du Messie, ne mentionne pas la ville où habite Joseph, fait naître l'Enfant à Bethléem, conformément à la prophétie et c'est seulement à la fin du chapitre 2 que Joseph « se retire » en Galilée, pour accomplir une étrange prophétie dont nous ne savons pas grand chose (« Il sera appelé le Nazôréen ») sinon que le mot ressemble à Nazareth. Le roi des Juifs grandit donc caché dans un village perdu, ce qui nous donne à l'échelle humaine une idée de ce que veut dire pour le Fils de Dieu que « prendre notre condition humaine ».

« Quant aux Onze disciples, ils se rendirent en Galilée, à la montagne où Jésus leur avait ordonné de se rendre. Quand ils le virent, ils se prosternèrent mais quelques-uns eurent des doutes. Jésus s'approcha d'eux et leur adressa ces paroles : « Tout pouvoir m'a été confié au ciel et sur la terre. Allez donc ! De tous les peuples, faites des disciples, et baptisez-les au nom du père et du Fils et du Saint Esprit [...] Et moi je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps7. »

Celui qu'avant la création du monde Dieu a fait Seigneur et Christ reste un galiléen. C'est de cet endroit, marginal pour le monde et même pour l'Écriture que l'Église, forte de Sa présence éternelle, part annoncer la Bonne Nouvelle. Nous savons désormais que le monde n'est pas, pour Dieu, organisé par la force, avec un ou des centres et des marges méprisées, mais que « c'est ce qui n'est rien que Dieu a choisi pour confondre ce qui est8 quelque chose ». Ce qui n'est nulle part, même pas accessible en bus, confondra ce qui est quelque part. La géographie de la Terre Sainte selon Matthieu ne substitue pas un sacré juif à un sacré païen9 (Jérusalem à la place de l'Olympe ou de Rome ou de la Mecque), il déchire le rideau du sanctuaire et installe la présence de Dieu au coeur du monde qui n'a plus rien de profane, mais est tout entier habité. Aller en Terre Sainte, c'est aussi ne pas oublier que la Galilée est ce qui n'est rien. Notre Terre Sainte au regard de Dieu doit être Bondy-Nord ou la plaque d'égoût fumante qui accueille un SDF soûl, au coin de la rue Curie et de la rue d'Ulm. Non plus le sacré des lieux mais celui des personnes, plus celui du temple mais celui des pauvres, la demeure de l'Éternel, jusqu'à la fin des temps.

« Que peut-il en sortir de bon de Nazareth ? » demandait Nathanaël.
L.D.

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