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Mission en temps de guerre : un spiritain au Centrafrique

Entretien du Père Joseph Wirth, c.s.sp., avec Jérôme Levie









Les spiritains forment une congrégation missionnaire, comptant actuellement environ 3 000 membres répartis dans les cinq continents. Leur maison-mère se situe au 30, rue Lhomond, à deux pas de l'École normale supérieure1.






Père Joseph Wirth, vous avez 84 ans, dont 55 passés au Centrafrique. Ce fut votre première destination comme spiritain ?

Oui, je fus ordonné en 1947; la consécration et l'apostolat vinrent un an après, en 1948. Le provincial de l'époque m'envoya directement à Fort-Crampel (aujourd'hui Kaga Bandoro), au Centrafrique2. Je suis arrivé le 21 novembre; je m'en souviens, il était 22 heures, sous un superbe clair de lune. Le supérieur, le père Schluraff, est sorti m'accueillir. Un bon frère travaillait également à la mission. Comme le père était alsacien comme moi, l'accueil fut chaleureux. Dès le lendemain, je rencontrai les autorités et le commerçant avec lequel on avait l'habitude de travailler. Nous étions en pleine préparation de Noël. Mon premier travail fut l'école primaire. Les gosses étaient tellement contents de pouvoir venir à l'école ! Les plus jeunes étaient si motivés que j'ai consenti à ouvrir une classe de « CP0 » (c'est-à-dire une classe préparatoire au CP). Dès mon arrivée, le père Schluraff me confia à un enfant afin d'apprendre le sango : il n'y avait ni dictionnaire ni grammaire, juste un missel, avec le texte de la messe telle qu'ils la disaient, moitié français moitié sango. Je dus, comme les autres, me soumettre à la règle de Monseigneur Cucherousset : tout prêtre arrivant en Afrique avait 3 mois, pas un seul jour de plus, pour apprendre le sango ! À cette date, j'ai prononcé ma première homélie en sango, en sa présence. De cette homélie dépendait tout, les autorisations pour les confessions, etc. --- elle marqua le début réel de mon ministère.

Les gosses étaient tout contents de m'apprendre un mot de sango dès qu'ils le pouvaient. Pour vivre, nous fabriquions des briques, au four : d'abord 3--4 jours de petit feu, pour sécher les briques, puis le grand feu, au total 9--10 jours. Une amélioration d'importance (au niveau de la rapidité de la propagation de la chaleur dans le four) fut le remplacement du bois par le charbon de bois.

Comment s'inscrivait la démarche d'évangélisation dans votre vie quotidienne ?

Certains ouvriers étaient chrétiens, d'autres pas. Certains choisissaient de le devenir. Nous avions une paroisse, l'école nous servant de chapelle, avec des catéchumènes, des offices, la messe chaque matin. J'assurais le catéchisme tous les soirs. Je m'occupais également du soin des malades. À ce propos, la confiance qu'ils peuvent avoir en vous est incroyable : parce que vous êtes prêtre, vous devez pouvoir faire quelque chose, voire des miracles. Un soir, vers 22 heures, un ouvrier vint voir le père Schluraff car le capita (le chef des ouvriers) était gravement malade. Le père me dit : « Vous êtes compétent, non ? » Certes, si je n'avais été prêtre, j'eusse été médecin, mais je n'avais pas vraiment de formation... Nous arrivâmes chez lui, au village. Il était étendu sur le sol de sa grande case, toutes les femmes, à demi-nues, l'entouraient --- et tous se taisaient, comme le veut la coutume dès que quelqu'un est malade. Tous braquèrent les yeux sur moi alors que je me penchais sur lui, attendant de voir ce que j'allais faire. Son genou était immense, gonflé de pus, avec plusieurs entailles. Je lui dis, mon gars, il faut absolument faire sortir ce pus. On s'y est mis à deux, avec le père Schluraff, pressant et pressant à l'endroit d'une entaille... Lui hurlait. Et la peau est sautée; le pus, le sang, sont sortis. Je me suis ensuite débrouillé avec mon permanganate et mon « exosertoplix », les seuls remèdes que j'avais à ma disposition. Trois semaines après, il travaillait normalement. À partir de ce jour, la confiance devint terrible. Ils étaient persuadés que j'allais guérir tout le monde.

Un autre jour, un jeune garçon vint me trouver, les yeux horriblement gonflés, jaunâtres. Prudent, je lui dis : « Les yeux, c'est délicat, je n'y ai encore jamais touché...» Devant son insistance, et sa souffrance, j'arrachai une petite pellicule de son oeil gauche. La peau partit, libérant le pus. Pareil pour le deuxième. Ensuite, j'utilisai une pompe à ballon (nous n'avions pas de seringue...) que j'emplis d'eau et de permanganate.

Et vous êtes resté là, dans cette mission, à trois spiritains ?

En 1951, il y eut une immense tornade. Elle mit tout par terre, toutes les briques furent cassées. Le père Schluraff, qui travaillait à l'école, à 100 mètres de la mission, ne la vit plus... « Où est la mission ? », me cria-t-il. Il ne restait rien debout. Le père en fut fort affecté et partit à Bangui, où il fonda la mission de Notre-Dame de Fatima. Le frère était parti peu de temps auparavant, je restai seul, avec un prêtre diocésain, l'abbé Lingo. Il restait au centre lorsque je partais pour des tournées en brousse. Je rentrai en France en 1955. En 1956 on m'affecta à la mission de Sibut, jusqu'en 1957. Ensuite, à la mission de Dekoa [à ce moment le père Wirth sort son calepin de sa poche, blanc sale, tout parcheminé, pour retrouver ses dates], jusqu'en 1958. De 1958 à 1961 j'enseignai les sciences naturelles et les mathématiques au petit séminaire de Sibut. De 1961 à 1972 : mission de N'Djoukou, au bord du fleuve3. En 1972 : Mission de Damara, à 75 kilomètres de Bangui. Et depuis 1982, je suis de retour à Sibut, où j'enseigne le latin et l'histoire. Cependant, une fois, c'était en avril, le professeur de grec partait et était indisponible jusqu'à la fin de l'année. L'évêque vint le samedi suivant, et m'enjoignit d'assurer les cours de grec à partir du lundi ! Ça, c'était lui tout craché, il ne se préoccupait pas de la faisabilité de ce qu'il ordonnait... Mon pauvre grec de jeunesse était fort loin. Le lundi, je regarde les élèves écrire en grec, et je m'aperçois qu'ils n'utilisent pas d'accents. Je bondis ! J'avais une grammaire allemande consacrée aux accents en grec. Je fis une semaine de cours sur les accents; ce qui me permis de lire et d'apprendre la matière pour reprendre le cours de façon normale...

Vous êtes arrivé en Centrafrique 10 ans avant l'indépendance. Quelle était la situation ?

C'était très différent. Il n'y avait pas de politique; les autorités étaient françaises, les gens faisaient leur travail. Il n'y avait pas, à Fort-Crampel, de tensions ethniques entre Mandjas et Bandas4. À Sibut nous avons vécu assez à l'écart au moment de l'indépendance. Ce qui a secoué l'Église ensuite, c'est le mariage de l'abbé Boganda5, avec une secrétaire --- c'était un homme de foi, intéressant, un fondateur.



Magasins détruits sur la route Sibut -- Kaga Bandoro en 1979

Quel fut l'impact pour vous, à N'Djoukou, de la prise de pouvoir de Bokassa en 1965 ?

J'étais au Zaïre, je l'ai appris par la radio. Je suis rentré tout de suite, et c'est moi qui ai appris aux indigènes que je croisais sur la route le changement de régime. Vous savez, N'Djoukou, à plus de 250 kilomètres de Bangui, était vraiment isolé. Je faisais des tournées en brousse, dans des endroits où on n'avait pas encore vu de blanc ! C'était impressionnant, dès qu'ils savaient que je voulais les voir, ils m'accueillaient en grande pompe, tous les chefs étaient là, sur leurs chaises longues (comble du luxe là-bas). On m'offrit oeufs, poulets, vin de palme. Là, j'étais ennuyé car la quantité qu'ils me proposaient allait me rendre complètement rond. Et la politesse m'empêchait de refuser ! Je trouvai la solution : Je les servis tour à tour et plutôt plus que moins, ils en furent très flattés et il m'en resta moins à boire in fine.

Quelle image avaient-ils donc du blanc, du prêtre, puisqu'ils n'en avaient jamais vu ?

Pour eux, le prêtre est un homme de Dieu, en contact privilégié avec lui. L'endroit où il travaille est protégé.

Cette question de protection me rappelle une anecdote. À Fort-Crampel, les bêtes sauvages étaient monnaie courante. Un soir, dans ma case, j'entends un grand coup, je pense que c'est un animal mais je vois une lumière. C'est une lanterne, portée par un homme : « Père, la panthère a mangé Poukassa ! » (le gardien de ma bergerie). J'accours. La panthère était rentrée par le toit, Poukassa avait pensé : « Ce sont les cabris du père, je serai protégé » et était rentré dans la bergerie avec sa sagaie. La panthère s'était jetée sur lui et lui avait arraché la peau du crâne. Et, je ne comprends comment, il avait réussi à sortir, à enfermer la panthère et à m'attendre là, debout, les débris de peau pendant de son front. Je l'ai soigné avec mes moyens; il s'en est sorti et a encore vécu trois ans.

À Damara, vous étiez plus exposé à la répression dictatoriale ?

C'était parfois terrible, j'étais espionné pendant la messe, surtout les jours d'affluence et particulièrement le jour de l'indépendance; j'ai d'ailleurs fini par confier l'homélie, ces jours-là, à l'instituteur --- c'était un homme intelligent, et surtout... centrafricain. Mais encore plus qu'à N'Djoukou, nous avions vent d'amis qui étaient à Garagba6 : un séminariste y est mort --- d'autres s'en sont échappés. La dictature oppressait les gens, nous les soutenions comme nous pouvions. Bokassa, catholique, respectait cependant l'Église (d'autant que l'archevêque du moment était M'Baka comme lui) --- celle-ci jouait de son influence pour libérer des prisonniers, tenter d'améliorer le sort des plus pauvres. En tentant d'aider les gens contre la misère et l'injustice dans des cas précis, j'étais assez prudent. Et il le fallait, car peu de choses suffisaient pour être embarqué par Bokassa --- un murmure, une parenté avec un dissident.

J'avais un ami juif proche de Bokassa. Un jour il m'emmena le voir, je n'avais rien à lui dire ou presque mais il fut très gentil; et me donna des billets de la Loterie Nationale (qu'il venait de lancer). Il me pria même de saluer l'évêque de Strasbourg, qui l'avait confirmé, de sa part. Nous n'eûmes guère de problèmes, nous personnellement, avec son régime. Un jour un chef de district (représentant du gouvernement) voulut faire du zèle, pour plaire à Bokassa. Il arrêtait les gens sur la route pour qu'on le salue, à tout bout de champ... Cela ne nous a guère plu. Plus grave fut l'affaire du sacre7. Tout le monde --- villages, congrégations, missions catholiques et protestantes --- devait donner de l'argent au MESAN (le parti unique de Bokassa) pour cela. Je partis chez Monseigneur Ndayen, qui, furieux, me dit de ne rien leur donner. Je les laissai mariner puis leur refusai toute obole, leur rapportant les paroles de mon supérieur : ils avaient un ministre du culte, qu'il s'adresse à l'évêque. Je me demande si tout le mal que Bokassa a fait, tortures, exploitations, ne constitue pas une vengeance contre les brimades et persécutions que subissaient --- et continuent de subir --- les pygmées.

Il y eut aussi l'histoire du mariage de Bokassa avec Catherine. Il était déjà marié --- religieusement --- une fois, et voulait faire déclarer le mariage invalide ; il faisait pression sur l'Église pour cela.

Comme au XVIième siècle ?

Oui... Rome a fait venir un évêque pour l'enquête, je fus nommé son secrétaire. Comme il refusait de montrer son livret militaire (qui contenait des indications privées...), l'enquête fut arrêtée, le mariage ne fut pas célébré. J'ai connu l'impératrice. Elle ne pouvait rien faire sans autorisation --- un jour elle m'a dit qu'elle viendrait bien assister à ma messe à Damara un jour, mais que cela ne lui serait pas permis.

Quelle était votre situation sous les régimes de Dacko, qui était soutenu par les Français, puis Kolingba ?

Dacko n'a guère eu le temps de changer les choses. Néanmoins Garagba fut vidé et les gens ont retrouvé une certaine liberté pendant cette période. À Sibut, nous n'avons pas eu de problèmes avec le régime de Kolingba, ni avec celui de Patassé, au début. Globalement, l'autorité sait qu'elle a besoin de l'Église, et de notre côté, je pense que maintenir des relations amicales n'est pas mauvais. À partir de 1999 et son élection contestée, puis quand Patassé a commencé à ne plus payer les salaires8, et a fait assurer sa sécurité par un contingent libyen, il a mis tout le monde contre lui et le désordre s'est installé, en commençant par des grèves, des manifestations, puis l'insurrection. L'Église critiquait Patassé, je me souviens que l'archévêque était intervenu en chaire, lors d'une messe à laquelle assistait Patassé, plaidant pour que les écoles reprennent. Mais nous sommes restés relativement tranquilles (nous n'étions pas payés par Patassé...) jusqu'au 1er novembre 2002.



L'église Saint-Pierre de Dekoa

Que s'est-il alors passé ?

Des militaires centrafricains et tchadiens, avec des kalachnikovs, sont venus au séminaire. Plutôt gentils, ils nous ont salués, se sont renseignés sur nous. Au bout d'un moment, ils ont demandé à me parler, je les ai emmené chez moi, ils m'ont dit : « Père, vous êtes dans le pays depuis longtemps, vous avez certainement beaucoup d'argent. » J'ai ouvert un tiroir, ai pris une cassette et en ai tiré l'argent, 2 000 francs CFA. Ils ont cru que je me moquais d'eux. Je leur ai dit que je travaillais bénévolement depuis 55 ans, mais, pas contents, ils ont tout fouillé. Ils ont voulu tout voir --- j'ai dû chercher pour trouver les clefs de tiroirs qui n'avaient pas été ouverts depuis des années. Ils ont tiré en l'air une fois [là, le Père fouille l'intérieur de sa veste et me montre la douille !], puis entre mes jambes, puis ils ont jeté l'argent sur la table : « Gardez votre argent ! » et sont sortis. Ils ont vu la réserve de carburant, ont pris le véhicule et tout le carburant.

Le lendemain, des militaires tchadiens sont venus --- sans doute des gens de Bozizé9, ou de simples pilleurs, mais comment savoir, il y avait un tel désordre. Ils voulurent voir le directeur, l'abbé Sanzé. Ils me demandèrent son argent en me jetant par l'épaule contre la porte. Je refusai, ils tirèrent une balle entre mes jambes, une deuxième, la troisième eût pu être la bonne mais quelqu'un est venu voir ce qui se passait et j'ai pris la tangente...

Les militaires revinrent-ils ?

Oui, ils revenaient de temps en temps, prendre ceci ou cela, parfois rendre ce qu'ils avaient pris. Un jour, deux types, armés, vinrent avec un camion pour prendre ce qu'ils trouvaient. Mais ils n'avaient manifestement pas d'autorisation de leur chef... nous avons téléphoné à celui-ci; il est accouru --- les insubordonnés ont été fouettés et durent nous rendre ce qu'ils nous avaient pris.

Ces mois furent très difficiles. Nous n'avions plus de carburant, donc plus de moteur. Pas de lumière, ni d'eau, ni de manioc --- et 105 gosses de 12 à 18 ans à nourrir. Le puits était ouvert à tous vents, les seaux trainaient par terre, les cabris y pissaient; j'ai prié le Seigneur pour éviter l'épidémie. Les enfants étaient désorientés, nous essayions de les rassurer. Je leur racontais des anecdotes historiques amusantes10 pour les distraire. Nous devions assurer leur ravitaillement, leur sécurité --- nous leur défendions de sortir, sauf le dimanche pour aller à la messe en paroisse (à laquelle assistaient les rebelles...). Nous devions faire attention à ce que nous disions, surtout moi blanc, nous ne savions jamais à qui nous avions affaire... Cela dura comme cela jusqu'au 14 février.

Que s'est-il passé ce jour-là ?

Ce jour-là, des militaires vinrent par le fleuve, c'était des Zaïrois --- probablement des hommes de Bemba11. Ils n'étaient pas du pays, donc ils s'en foutaient, ils détruisaient pour détruire, pillaient, volaient, et en vingt minutes de pirogue ils étaient de retour en RDC. Ce sont les pires de tous. Ils ont tiré, vers 2 heures de l'après-midi, sans s'arrêter, je me suis cru en 39--45. Deux hommes vinrent chercher de l'argent mais pas vers moi, car ayant été prévenu je m'étais calfeutré chez moi. Tout le monde s'était réfugié à la chapelle : les enfants, les professeurs... Ils tirèrent trois fois, puis le curé décida d'intervenir. Il sortit et leur expliqua --- en anglais, ce qui fut fort utile car les militaires ne parlaient ni le sango ni le français --- ce qu'ils étaient et parvint à les convaincre qu'ils ne gagneraient rien à nous tuer. Ils partirent. Ils allèrent chez les soeurs, là ils ont tout volé, ils ont giflé les soeurs, déchiré leurs vêtements. Elles s'enfuirent dans la brousse pour ne pas être violées.

Le lendemain, d'autres Congolais arrivèrent. Ils furent très étonnés de savoir ce qui s'était passé la veille. Ils nous demandèrent la description des « coupables ». Ceux-ci furent fouettés tant et plus. Les « bons » rebelles voulurent nous aider. L'abbé Sanzé obtint des rebelles des camions pour ramener les élèves et leurs bagages à Bangui. Ceux-ci arrivèrent samedi au lieu de lundi, pendant la nuit, nous dûmes boucler rapidement les bagages des élèves dans l'obscurité. Je priai le Seigneur qu'il n'y ait ni pétards ni crevaisons. Nous arrivâmes à Damara; l'économe et moi devions, pour pouvoir resortir de la ville, nous adresser à celui qui en était le patron, le « colonel » (c'était comme cela qu'il était connu, c'était un congolais, d'assez mauvaise réputation, notamment de voleur). Il était assez méfiant mais l'économe me présenta : le père Wirth, présent ici depuis 55 ans... N'en revenant pas, le congolais promit de nous aider et nous donna ce conseil : « N'allez pas à Bangui ce soir. Dormez ici, vous repartirez à 5 heures demain. » Je décidai de lui faire confiance, les élèves dormirent dans une salle à même le sol, le congolais me trouva un matelas. J'avais peur pour les bagages pendant la nuit mais le lendemain, nous étions prêts à partir.

En sortant de Damara cependant, nous nous heurtâmes à la garde de Patassé, la FACA. Habituellement, ils demandent de l'argent; nous aurions dû payer de l'ordre de 10 000 francs, plus un supplément pour les bagages. Or je n'avais pas le sou. Mais on ne nous demanda rien, le « colonel » s'était occupé de tout: nous passâmes sans encombres. Nous arrivâmes à Bangui, soulagés. Les élèves de Bangui trouvèrent un logement pour ceux qui étaient d'ailleurs. Ils ont fait de leur mieux, c'était très chic de leur part.

Vous étiez à Bangui au moment du coup d'État du 15 mars12 ?

Oui. Je n'ai pas été inquiété mais dans le désordre qui a suivi, les profiteurs pullulèrent : nos véhicules, nos portables furent volés. Nous dûmes payer pour récupérer nos véhicules.

Avant le coup d'État, peu après mon arrivée à Bangui, je fus interviewé par RFI sur les derniers événements. J'y insistais beaucoup, hors de toute politique, sur le fait que les pauvres avaient le plus souffert. Je ne savais pas quand il allait être diffusé mais quelques jours plus tard, quelqu'un me félicite : « Mon vieux, tu as bien parlé. » [Le père Wirth sort alors un journal de sa poche : « Le Citoyen », daté du 14 mars. Ses propos, un peu « ramassés », avaient été recueillis à la radio et réutilisés par ce journal loyaliste --- pro-Patassé.] Après le coup d'état, j'ai attendu le rétablissement des lignes aériennes et je suis rentré en France.

Savez-vous si à l'heure actuelle, le petit séminaire a rouvert ses portes ?

Je n'ai guère de nouvelles mais la veille de mon départ de Bangui, il y avait une réunion des familles des séminaristes, l'abbé Sanzé disait que trois jours après, les premiers élèves allaient réintégrer l'école, ainsi que lui-même et les professeurs. La situation est beaucoup plus calme maintenant. Le général Bozizé a payé les fonctionnaires, c'est le meilleur moyen de gagner la population. Alors que plus personne ne voulait de Patassé. Mais on jugera sur les futurs actes de Bozizé.

Votre retour en France était-il prévu, ou a-t-il été accéléré par les événements ?

En partant de Sibut, j'ai démissionné. Il fallait arrêter, je ne retenais plus les noms. J'espère être ramené à Bangui, je pense que je peux encore assurer utilement un ministère.

Vous étiez souvent dans des endroits fort isolés. Mais aviez-vous des relations avec les autres projets ecclésiaux ?

Il y avait beaucoup de réunions. J'avais un ami pasteur protestant, qui avait deux fils --- je les ai perdus de vue depuis. C'était amusant, l'un assistait aux cours du séminaire, l'autre refusait carrément de nous saluer. Le pasteur lui-même m'aidait beaucoup; il m'a demandé un jour une version catholique de la Bible. Il était en train de rédiger une version protestante de la Bible en sango (mais un sango-yakuma, de la région du Bangassou) !

Je me souviens d'un chef de région qui faisait quelque chose de très astucieux : il convoquait tous les trimestres tous les responsables de projets chez lui, pour un repas. On mangeait, il y avait du whisky, on dansait... Et on réglait les affaires dans l'amitié, c'était extraordinaire. Du coup nous étions en d'excellents termes avec les protestants de tous bords. Les réunions festives s'arrêtèrent une fois lui parti, ou mort.

Que retenez-vous de votre expérience de ces mois d'épreuve ?

Ce qui me frappe le plus, c'est la protection de Dieu. Au milieu de tout ce désordre, de cette guerre civile sanglante, Dieu a gardé le séminaire et ceux qui vivaient autour. Malgré toutes nos difficultés (nourriture, hygiène, déplacements, agressions...), nous n'avons eu ni morts ni épidémie. Il est intervenu visiblement pour nous aider, je pense qu'il faut le souligner. Au point de vue de la santé, mais également des personnes qui nous ont aidées, alors qu'on pouvait s'attendre au pire --- lorsque nous étions enfermés dans la chapelle, ou au pouvoir du « colonel ». Maintenant les élèves sont revenus, et les cours ont repris.

J.W. c.s.sp., J.L.



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