Le corps dans l'Ancien Testament
Jérôme Levie
En ces temps de valorisation frénétique d'un corps
jouisseur
et hédoniste, aseptisé et cosmétisé, privé de toute conscience, étranger
au temps, à toute émotion authentique et à Dieu, la tradition chrétienne,
réputée pour son intellectualisme et son mépris du corps, a-t-elle quelque
chose à nous dire ?1
Pour répondre à la question posée par ce Sénevé,
tournons-nous vers les Écritures, en particulier vers l'Ancien Testament.
Le langage biblique du corps, aux antipodes d'un glossaire
anatomique2, place chacune des composantes dans une
optique synthétique : non comme pièce d'un assemblage, mais comme un
aspect de la personne par lequel l'être entier est exprimé, dans un
symbolisme parfois déroutant. L'homme pense, désire, souffre, jubile, de
tout son être et à travers tout son corps3. Il y a, dans la Bible chrétienne, malgré la
diversité des langues et l'évolution de la foi d'Israël au cours de la
Révélation, une profonde unité de langage, de système symbolique, de
vision du monde. Hélas les expressions corporelles, les symboles et
métaphores, sont le plus souvent occultées dans nos traductions. L'étude
de l'anthropologie vétéro-testamentaire est essentielle, non seulement en
vue d'une compréhension profonde des Évangiles dont on sait combien ils
sont charnels, mais pour saisir à quel point et comment la vie chrétienne
est enracinée dans le corps, dans la liturgie, dans les rites
sacramentels, dans notre prière. Je ne signalerai pas tous les
prolongements de cette vision du corps dans le Nouveau Testament et dans
la liturgie chrétienne, mais bon nombre d'entre eux sauteront aux yeux de
ceux qui les fréquentent un tant soit peu.
Dieu créa les humains à sa propre
ressemblance. (Gn 1 27)4
Le langage biblique, et en premier lieu l'hébreu, conserve le lien entre
un organe et ses fonctions5, et les prend comme symboles6 des réalités intérieures
qu'ils mobilisent. Il ne nie pas la possibilité d'une duplicité de
l'homme : les psaumes sont pleins de l'opposition entre les coeurs
droits et unifiés et les coeurs faux. Les relations entre Dieu et
l'homme sa créature étant le sujet essentiel de la Bible, chacune des
réalités du corps humain (hormis les exceptions significatives de la chair
et des os) est appliquée à Dieu, de qui toute
duplicité est absente. La
Bible, si elle loue chacune des potentialités corporelles de l'homme, les
soupçonne dès qu'elles se referment sur elles-mêmes, s'écartant de leur
orientation, qui est celle de l'homme tout entier : le face-à-face avec
Dieu. Ainsi, ces anthropomorphismes, justifiés par le théomorphisme
initial, cohabitent sans heurts avec l'insistance biblique sur l'absolue
transcendance de Dieu. La ressemblance avec Dieu se traduit par une
injonction : user de notre corps, de notre être, comme Dieu le fait,
malgré l'abyssale différence entre Lui et nous.
Le surnaturel est lui-même
charnel.7
Pour les hébreux, le sujet n'est pas incarné, mais est charnel dès le
départ. Leur anthropologie est très différente de la conception grecque
de l'âme incorruptible incarnée (voire juxtaposée) dans un corps. Ce mot
«corps» n'existe pas en hébreu, et n'apparaît pas dans l'Ancien Testament,
sauf dans les textes sapientiaux tardifs8. Le terme basar, traduit par
«chair», n'est pas restreint aux aspects matériels, ni lié au péché. La
chair désigne l'individu entier (Qo 4,5 : Le sot se croise les
mains, et mange sa propre chair ; Gn 6,17, où Dieu veut détruire «toute
chair»). L'expression «toute chair» peut désigner l'humanité (Jl
3,1) ou toute la création animale (Gn 6,19). Cette même chair,
susceptible et suspectée de péché, trouvera son accomplissement (Gn 6,13)
en la gloire de Dieu : Et la gloire de l'Éternel sera révélée, et
toute chair ensemble la verra. (Is 40,5, cf. la chair sainte de
Jr 11,15)
L'homme... ses jours sont comme l'herbe; il fleurit comme la fleur
des champs (Ps 103, 15) : les aspects désignés par la
chair9 sont, outre l'homme manifesté et
extériorisé, notamment dans son corps (2 R 9,36; Jb 19,26), l'homme comme
créature,
lié par là à l'animalité et à la terre (Ps 90), l'homme fragile et mortel
(Ps 16,9; Is 40,6), impuissant (Ps 56,5 : En Dieu je me confie :
je ne craindrai pas. Que me fera la chair ?), dépendant
entièrement de Dieu (Jr 17,5--7; Jb 6,12; 2 Ch 32,8). La chair désigne
donc le créé, étant un des rares termes anthropologiques ne s'appliquant
pas à Dieu (il est appliqué aux anges en Ez 10,12; Jude 7).
Or maintenant, Éternel, tu es notre père : nous sommes
l'argile, tu es celui qui nous as formés, et nous sommes tous l'ouvrage de
tes mains (Is 64,7) : la chair, créée par Dieu (comme un potier : Jb
10,8; Gn 2,7; ou un tisserand : Jb 10,11), donc digne d'admiration
(Qo 11,5; 2 M 7,22--23) ne véhicule pas, au départ, de connotation
péjorative
ni d'infériorité. Elle nous permet de nous extérioriser, de communiquer,
nous fait frères (Gn 29,14; Gn 37,27) ou époux (Gn 2,23--24) et construit
la communion entre nous. En la chair est inscrite l'Alliance, c'est le
lieu de l'énergie sexuelle prolongeant la fécondité divine. Elle ne se
limite pas au corps, ce qui serait l'«horizontaliser», la stériliser en la
privant de son orientation verticale vers sa finalité divine : elle a
peur, désire, se réjouit (Ps 84,2--3; Pr 4,22). Un coeur de chair,
sensible et intelligent (d'une chair se reconnaissant telle, avec ses
limites), comprenant et appliquant les commandements divins, est
préférable à un coeur de pierre, endurci, un esprit bouché (Ez 11,19; Ez
36,26; Za 7,12).
Maudit l'homme qui se confie en l'homme, et qui
fait de la chair son bras, et dont le coeur se retire de l'Éternel !
(Jr 17 5)
Les actes humains doivent exprimer l'OEuvre du Créateur, le prolonger.
L'image qu'est l'homme ne pouvant subsister indépendamment de Celui
qu'elle doit exprimer10, elle doit rester ouverte à Son souffle. Le mal et la
souffrance physiques, ainsi que les divisions, sont, pour les Hébreux, le
résultat du mal moral11 (le livre de la Genèse en est une
illustration, l'homme se désolidarisant de sa femme, puis de sa
parentèle), du péché de la chair se fiant à elle-même, ou à des «citernes
percées» (Jr 2,13).
Plus misérable que l'argile, sa vie ! Car il a méconnu
Celui qui l'a modelé, qui lui a insufflé une âme agissante et inspiré un
souffle vital. (Sg 15,10--11) Le péché provient d'une «erreur
de visée» de notre nature, d'une insubordination de la créature à son
Créateur. La chair s'égare si elle se fie à elle-même et non à Dieu qui
la maintient en vie, l'homme se perd s'il veut disposer libertairement de
sa propre vie. Le péché, rejet de l'amitié, de la dépendance vitale entre
Dieu et Adam le glébeux, issu de la terre mais, grâce à sa relation
privilégiée à Dieu, ne s'y limitant pas12, s'exprime par une
utilisation de chaque partie du corps sans référence à l'usage voulu par
Dieu. Ainsi la chair signifiera parfois la chair voulue pour elle-même,
poursuivant son but propre, refusant de reconnaître son
caractère de dépendance vis-à-vis de Dieu, et s'opposera alors à l'esprit
(Is 31,3 : Les chevaux des Égyptiens «sont chair et non esprit»).
S'abîmant ainsi dans les iniquités et les «sépulcres de la convoitise» (Nb
11,4), elle creuse la distance entre Dieu et l'homme. La chair n'est
bonne qu'ordonnée à Dieu et à l'esprit, et telle est le sens de la
circoncision, et de la phrase de Paul : La chair convoite contre
l'Esprit, et l'Esprit contre la chair (Ga 5,17; cf. Ga 3,3). La
chair n'est chair qu'unie à l'âme, vivifiée par l'Esprit --- l'hébreu ne
nomme jamais «chair» un cadavre (cf. 2R 9,37).
L'idée de faire des idoles a été l'origine de la fornication, leur
découverte a corrompu la vie. (Sg 14,12) La sexualité, voulue par Dieu
(Gn 1,27--28; Qo 9,9)13, est inscrite comme incomplétude au creux de la chair de chacun,
et liée à la fécondité de Dieu insufflant la vie. Mais un désir de
possession égoïste perturbe en l'introvertissant la poussée sexuelle vers
l'autre (Pr 5,18--27; Si 26,13--16). La chair est dès la création signe
de l'Alliance que j'établis entre moi et toute chair qui est sur la
terre (Gn 9,17), et de la promesse de fécondité faite à Abraham.
L'Alliance, extériorisée par la circoncision (Gn 17), écarte l'enflure du
moi pour révéler l'homme à lui-même en l'ordonnant ontologiquement à Dieu,
en le faisant membre de Son peuple. Toute la vie humaine devant être
reliée à Dieu, la notion de circoncision s'est élargie aux lèvres (Ex
6,30; Ha 2,15), à l'oreille (Jr 6,10) et à toute impureté (Lv 19,23; Is
52,1), à l'idolâtrie, l'infidélité (Israël est incirconcise de coeur, Jr 9,25; Jr 4,4 : Ôtez le prépuce de votre coeur),
l'hypocrisie, l'orgueil (Lv 26,41). Cette tension entre les sens
extérieur et intérieur de la circoncision devient paroxystique dans le
Nouveau Testament (Rm 2,25).
Car mes jours s'évanouissent comme la fumée, et
mes os sont brûlés comme un foyer. (Ps 102 3)
Les os signifient aussi l'humain dans son caractère dérisoire lorsque non
animé par Dieu. La chair, disparaissant plus rapidement que ceux-ci après
la mort, a désigné particulièrement la fragilité de la créature humaine,
les os rappelant la vie durable, puis la mort définitive.
Les os, symboles du cadavre et de l'état post mortem, sont
revivifiés par le Souffle divin dans Ez 37. Un homme est d'autant plus
vivant qu'il a de la chair autour des os (Jb 33,19--21; 7,5; 30,30);
l'état de la moëlle indique l'âge de l'individu (Jb 20,11). Les os
peuvent ressentir des émotions durables (Pr 14,30; 15,30; Ps 6,2; 38,4 :
Point de paix dans mes os, à cause de mon péché), la honte (Pr 12,4),
le trouble (Ps 6,3), la tristesse (Ps 31,10), et peuvent, métaphoriquement, se
disloquer (Ps 22,15), dépérir loin de Dieu (Ps 32,3; Jb 30,30), se briser
lorsqu'on attaque Dieu (Ps 42,11). Chair et os sont les conditions
premières de toute vie, et le signe de reconnaissance d'un parent, d'un
homme (Gn 2,21--25 : Adam reconnaît Ève; Gn 29,14 : Laban reconnaît
Jacob, David et Israël se retrouvent; 2 S 5,1; 19,12--13). Ainsi le
Christ ressuscité n'est pas un simple esprit, car il est de chair et d'os
(Lc 24,39).
Un coeur sain est la vie de la chair, mais l'envie est la
pourriture des os. (Pr 14,30) Au départ de la pensée hébraïque, la vie,
bien que transcendante (Jos 9,24; Ps 34,23; 72,13--14) est liée au temps
(Ps 6,6; Jb 7,10), et l'état post mortem est l'inespoir du
Shéol (Qo 5,14). Néanmoins, les ossements conservent un pouvoir, une
énergie vitale, et exigent un certain respect (2 S 21,12--14; 2 R 23,18; 2
R 13,20--21). L'expérience d'intimité avec l'Éternel (Ps 16,11), la confiance en Sa
fidélité (Ps 16,10 : Car tu n'abandonneras pas mon âme au shéol, tu
ne permettras pas que ton saint voie la corruption.), amènent à espérer
une vie pleine (Pr 3,18; 11,30), une résurrection14,
espérance qui s'ancrera lors de la persécution d'Antioche15. La personne, donc la chair, sera restaurée en son
intégralité, à l'image de la délivrance des puissances de mort, de péché,
que Dieu accomplit ici-bas (Ps 13,1--5; 94,17; 103,4; Os 13,14 :
Où est ta peste, ô Mort ? Où est ta contagion, ô Shéol ?).
La poussière retourne à la terre comme elle en est
venue, et le souffle à Dieu qui l'a donné. (Qo 12 7)
Le mot nephesh, qui est le plus utilisé pour parler de l'âme
(l'autre mot est neshamah, haleine), désigne la gorge, le lieu par
excellence des échanges de nourriture et d'air. C'est le lieu du principe
vital, vivifié par le souffle de Dieu. Par suite, ce mot prendra la
signification de principe vital, présent en tout être vivant (Gn 1,20), et
de ses fonctions --- à la fois les opérations psychiques les plus basiques
(se nourrir, respirer) et les opérations spirituelles les plus hautes.
Parmi celles-ci, la louange s'exprime par le verbe hallelu,
onomatopée désignant le bruit gazouillant obtenu en frappant les mains
contre la gorge : Bénis le Seigneur, ô mon âme ! Alleluia ! (Ps
104,35) Être vivant, c'est avoir en soi le souffle (2 S 1,9), car à la
mort l'âme repart (Gn 35,18; Jr 15,9). La Bible nomme la dépouille âme
morte (Nb 6,6; Lv 21,11), ou simplement âme (Nb 22,4; Nb 5,2), signifiant
par là qu'une âme n'est rien si elle n'est pas animée par le Souffle
divin. Plus souvent Dieu reprend l'esprit (Jb 34,14; Qo 12,7), et l'âme
meurt (Nb 23,10; Jg 16,30; Ez 13,19) ou «habite le silence» (Ps 94,17).
Paul reprendra cette distinction, parlant des stades psychique et
pneumatique16 de l'homme.
Les bonnes nouvelles d'un pays éloigné sont de l'eau fraîche pour
une âme altérée. (Pr 25,25) L'âme désigne l'homme vivant (Lv 5,2; 1 R
17,21--22; Ex 21,23.24 : âme pour âme, oeil pour oeil) et sert à
compter les individus (Gn 46,27; Nb 31,46; Dt 10,22). L'expression «toute
âme», moins fréquente que «toute chair», désigne parfois les hommes (Ex
12,16), parfois les êtres vivants (Gn 9,10--12). Un autre
aspect de l'homme (1 S 18,1--3) ou de Dieu (Am 6,8; Jr 51,14) qu'elle
souligne est l'engagement profond dans le secret. Devenue spirituelle,
l'âme peut toujours avoir soif (Ps 63,2), faim (Ps 107,9), être noyée (Ps
69,2); en elle se ressentent le désir sexuel (Gn 34,2--3), la soif de Dieu
(Ez 22,24), la joie (Ps 86,4), l'orgueil (Ha 2,5), la tristesse (Ps 42,6).
L'âme bénit (Gn 27,4; Ps 103,1), l'âme de Dieu hait le méchant (Ps
11,5), l'âme de l'homme aime et cherche Dieu (Dt 6,5).
L'âme n'est pas la source autonome de la vie, qui est l'haleine (neshamah ou ruah) insufflée de Dieu (Ps 104,29) : elle ne vit
qu'unie à la chair qu'elle vivifie (du moins dans les textes anciens).
C'est le coeur vivant de l'être, auquel seule la Parole a accès.
L'homme n'est pas le maître de la vie : Oui, c'est toi qui as
pouvoir sur la vie et sur la mort, qui fais descendre aux portes de
l'Hadès et en fais remonter. L'homme, dans sa malice, peut bien tuer,
mais il ne ramène pas le souffle une fois parti, et ne libère pas l'âme
que l'Hadès a reçue de Dieu. (Sg 16,13.14) L'âme est dans la main de Dieu
(Sg 3,1), qui protège les justes, combat les ennemis d'Israël (1 S 25,29)
et juge les âmes (Sg 12,22--23; 4,14).
L'Esprit de Dieu m'a fait, et le souffle du Tout-puissant m'a donné
la vie. (Jb 33,4) Le mot ruah, vent, symbolisa vite le souffle
des
narines de Dieu17 (Lm
4,20; Ex 15,8--10; Ps 18,16), instrument de Sa justice (Os 13,15; 4,19),
exécuteur de Ses préceptes et de Sa création (Gn 1,2; Jdt 16,14; Ps 33,6).
La vigueur, la vitalité, le maintien en vie du monde en
dépendent18 (Jb 34,14--15; 12,10). Ce vent peut être violence (Ez 13,13; Is
30,33) ou murmure (1 R 19,12), desséchant, fécondant ou renouvelant (Ez
37,9--10; 39,29). Il représente aussi l'esprit humain (opposé, au moins
par endroits, au souffle animal), force soulevant, animant le corps par la
respiration. Il vient de Dieu et y retourne (Gn 6,3; Qo 12,7), vivifie la
chair inerte, lui donne une âme vivante. Il désigne l'homme en
tant qu'animé par Dieu (Gn 7,22; Is 42,14), ouvert à la vie
divine et à la Sagesse (Jb 32,8--9; Ps 143,10).
Et l'Esprit de Dieu vint sur les messagers de Saül, et eux aussi
ils prophétisèrent. (1 S 19,20) On voit ici clairement comment
l'observation de la nature rejaillit sur l'anthropologie. La ruah
inspire toutes les actions humaines selon la Justice de Dieu : ainsi les
prophètes sont les interprètes (au sens large) de l'esprit de Dieu (Nb
11,29; Is 61,1; Jl 3,1--2). Inséparable de l'être (chair et âme) qu'il
anime, pas toujours bien distingué de l'âme, l'esprit humain, s'il peut
implorer Dieu (Za 12,10), désigne au départ une vie physio-psychologique
particulièrement vigoureuse (vitalité : 1 S 30,12,
colère : Jg 8,3, discernement : Is 28,6, sagesse : Is 11,2). Il peut
s'égarer, mentir (1 R 22,23), s'abandonner à des forces néfastes, des
«esprits mauvais» (1 S 16,14--16; Jg 9,23), lorsque la conscience humaine
ne s'appartient plus, dans la jalousie (Nb 5,14), la haine et l'impureté
(Za 13,2), mais il peut aussi, s'il est en relation avec la ruah
divine, être source de renouvellement de l'être.
J'entends le sang de ton frère dans le sol me crier vengeance.
(Gn 4,10) L'origine du mot nephesh montre bien l'importance du
sang. Circulant dans la gorge, il s'identifie avec l'âme de l'être
vivant, la vie de sa chair (Ps 72,14; Lv 17,11 : L'âme de la chair
est dans le sang, Lv 17,14). Chair et sang ensemble désignent l'homme
dans sa nature terrestre, faillible (Si 14,18; Mt 16,17). Le sang étant,
comme la vie, sacré, on ne peut mêler sangs animal et humain, ni ingérer
du sang (Gn 9,4; Lv 7,27). Si le sang menstruel est impur, le sang du
sacrifice, le sang de l'Alliance, est expiatoire, pouvant par-là même
protéger.
Ma chair et mon coeur sont consumés; Dieu est
le rocher de mon coeur, et mon partage pour toujours. (Ps
73 26)
Le coeur (lev, levav) est celui de nos organes que nous sentons le
plus constamment. S'il est le moteur de nos mouvements (1 S 25,37--38; Ps
38,11), il désigne également, plus largement qu'en nos langages, le dedans
de l'homme, son centre d'intériorité, le siège de ses sentiments (Is
65,14), sa santé (les deux étant liés en Pr 17,22 : La bonne humeur
favorise la guérison, mais la tristesse fait perdre toute vitalité), de
sa mémoire, de sa personnalité consciente (2 S 15,13). Le coeur de
l'homme est différent du coeur de la bête (Dn 5,21; 7,4).
En outre, plus que le siège du sentiment amoureux19, le coeur est le lieu de la mise en ordre de nos sensations, de
l'intelligence et de la connaissance (Dt 29,3), de la délibération avant
l'action : tout sauf le symbole de l'irrationalité ! Salomon est large de
coeur (1 R 4,29) par l'étendue de son savoir et de sa sagesse.
Connaître au sens biblique (l'expression populaire signifie : avoir des
rapports sexuels) n'est pas séparable d'aimer et de comprendre. Celui qui
manque de coeur est idiot (Os 7,11) ou insensé (Pr 10,13), dit dans son
coeur : Il n'y a point de Dieu (Ps 53,2). Dieu inscrit Sa Parole
dans le coeur de Son peuple (Dt 6,6), qui Le suit en confiance. Et
c'est dans un tel coeur que Marie conserve les paroles de son fils (Lc
2,51).
Sagesse et connaissances humaines ne sont rien devant Dieu (Is 44,25).
Le psalmiste demande un coeur propre, c'est-à-dire une conscience pure
(Ps 51,12). Un coeur endurci demande une conversion, une circoncision
qui est re-création à l'image du coeur de Dieu, Alliance renouvelée (Jr
31,33; 32,39; Dt 30,6; Is 65--66; Ez 18,31)
Le coeur de Dieu souffre et se réjouit avec nous (Os 11,8). C'est avec
son coeur que l'on cherche Dieu (Dt 4,29) ou retourne à Lui (Jr 24,7),
qu'on L'aime (Dt 6,5) et Lui est fidèle (1 S 7,3). Par Son coeur il
connaît nos coeurs, id est nos projets, décisions, idées,
souvenirs : Moi, l'Éternel, je sonde le coeur, j'éprouve les
reins. (Jr 17,10) On ne peut cacher l'intérieur de notre coeur à Dieu,
et nos hypocrisies éclatent au grand jour (Am 5,21; Ps 78,36--39).
Mes entrailles ! mes entrailles ! je suis dans la
douleur ! Les parois de mon coeur ! (Jr 4 19)
Pour les Hébreux, conscients des connections psychosomatiques, les paroles
et les actes extérieurs ont des effets sur le corps jusqu'au creux des
entrailles (Pr 18,8). Le foie, de l'homme ou de Dieu, souffre de la
destruction du peuple (Lm 2,11), est transpercé par la fornication comme
d'une flèche (Pr 7,23), ou se réjouit : Mes entrailles jubilent. (Ps
16,9)
Les reins désignent la puissance procréatrice (2 S 7,12; Ps 132,11), la
vigueur physique en général (1 R 12,10) et la source des passions les
plus fortes (Ps 38,8 : Mes reins sont pleins de fièvre; 1 M 2,24; Na
2,11) : la joie (Pr 23,15--16), le désir (Jb 15,17; 16,12--13 je
me tourmentais dans mes reins), l'indignation (Ps 73,21). Comme le foie
(mais plus fréquemment cités), ils sont le lieu des blessures
sentimentales. Là règne la sécheresse de l'amour perverti, ou l'ardeur de
la fécondité; c'est le symbole de la descendance future et du
développement de la personnalité : Car tu as possédé mes reins, tu
m'as tissé dans le ventre de ma mère. (Ps 139,13) L'homme a beau vouloir
cacher ses sentiments, à cette région lombaire des desseins cachés (Jr
11,20) qu'Il a lui-même tissée, Dieu, qui «sonde les reins et les coeurs», a également accès20. La puissance de Dieu
sur nos projets (Ps 69,23), nos actions, notre descendance, est ainsi
rappelée. Ceindre ses reins d'homme ou de femme, c'est s'ordonner au
service fidèle de Dieu (Ex 12,11; Pr 31,17; Is 11,5 : La
justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité, la ceinture de ses
flancs.)
Une femme oubliera-t-elle son nourrisson, pour ne pas avoir
compassion du fruit de son ventre ? Même celles-là oublieront; mais moi,
je ne t'oublierai pas. (Is 49,15) Le mot rahamim, désignant la
compassion, la générosité, fréquemment attribuées à Dieu, dont les
entrailles peuvent s'émouvoir (Is 63,15; 54,8; Ps 116,5; 77,9.10; Dt 13,18;
Jr 31,20; Os 11,8), découle de rehem, utérus, ventre. La
demande d'un enfant était une des plus pressantes adressées à Dieu, seul
capable de l'exaucer (1 S 1,10--13; Gn 30,1--2; Dt 34,4 : Je le
donnerai à ta semence.), Lui qui nous connaît dès avant notre conception
(Jr 1,5; Ps 22,9--10). Malgré l'impureté rituelle de la femme menstruée,
décrétée en Lv 15,19--21 (impureté comparée au péché d'Israël en Ez
36,16--17), le ventre fécond d'une femme, qui n'appartient qu'à Dieu, est
une promesse, et une poitrine pleine (Is 66,11; Ps 131,2; Os 9,4 a
contrario) annonce abondance et rédemption. Lorsque Salomon attribue (1
R 3) une moitié d'enfant à chacune des deux prétendues mères, la vraie
mère est celle qui manifeste de la compassion21. Si la sympathie, l'empathie, ont dans
l'esprit hébreu une origine féminine privilégiée, les hommes peuvent aussi
l'éprouver (Gn 45,2). Par cette relation sémantique, l'aspect maternel de
Dieu (pour son peuple) est souligné (Os 11; Jr 21,4--7).
L'esprit de l'homme est une lampe de l'Éternel; il sonde toutes les
profondeurs du coeur. (Pr 20,27) Toutes ces entrailles, avec le coeur, symboles de la réactivité psychosomatique de l'homme, sont connues
(donc visitées) par Dieu. Elles sont l'espace intérieur où nous digérons
nos sensations et prenons nos décisions22, le for intérieur d'où
nous louons Dieu : Que mon âme bénisse l'Éternel, et tout ce qui est
au dedans de moi, son saint nom ! (Ps 103,1)
Fais luire ta face sur ton serviteur; sauve-moi
par ta bonté. (Ps 31 16)
Au Proche-Orient, le crâne était enterré à part23, la tête était
(comme la main et l'organe sexuel) un trophée de guerre. Chez les
Hébreux, la tête, comme pars pro toto, représente la personne
entière. Vulnérable, elle exige respect et vénération : les têtes de
rois ou de prophètes sont ointes ou couronnées (1 S 10,1; Jb 19,9), et la
Bible dénonce ceux qui mésusent de leur puissance (Ps 147,10; Is 9,3--5;
Jdt 9,11--14) et exploitent les pauvres parce qu'ils écrasent la tête
des faibles sur la poussière de la terre (Am 2,7).
Parmi les éléments de la tête, la face exprime la personnalité en contact,
en relation, le partage des états d'âme s'y inscrivant (la honte : Ps
44,16; 69,7.8; la vie : Pr 16,15). D'aucuns refusent de voir la réalité en
tournant la tête vers le mur (1 R 21,4; 2 R 20,1--2; Is 38,2); de même
après le meurtre d'Abel, Caïn fuit la face de Dieu (Gn 4,4--6).
S'incliner face contre terre est la réaction normale face à Dieu (Jg
13,20; 1 R 18,39); cracher à la figure d'une personne est la marque
suprême du mépris (Nb 12,14; Dt 25,9; Jb 30,10). Le face-à-face est le
lieu de la communication la plus intime, d'où l'aspiration cultuelle à
voir la face de Dieu (Ps 17,15), symbolisant Sa présence (Ex 34,28--35),
ce qui fut, après Jacob (Gn 32,22--32) et Moïse (Ex 33,11), réservé au
temple (2 S 21,1). Dieu détourne Sa face du péché d'Israël (Dt
31,17; Jb 13,24; Ps 51,11--12), et ne montre l'éclat stellaire de Son
visage, la «lumière de Sa face», qu'à ceux qu'Il aime (Nb 6,22--27; Ps
4,7; 44,4; 67,2).
Mais ils refusèrent d'être attentifs, et opposèrent une épaule
revêche, et appesantirent leurs oreilles pour ne pas entendre. (Za
7,11)24 Le front, au centre de
la tête, symbolise l'affirmation de soi (Ez 3,7--9), et le port de tête
les diverses attitudes de l'homme. La nuque, comme le front et l'épaule,
peut être souple, montrant l'humilité, haute, exprimant la fierté (Is
3,16--24), ou raide, montrant l'entêtement (Ex 32,9; Is 48,4; Jg
2,19), ployée sous un joug (Jos 10,24; Jr 27--28).
Le nez perçoit les odeurs, agréables (Ct 7,14) ou non (Am 4,10); les
narines sont le lieu du souffle divin maintenant la vie. En outre, un nez
fort symbolise la décision, un nez haut l'arrogance, un nez enflammé la
rage (Jb 32,2--3) ou la colère divine (Jr 21,5), attribut très masculin de
Dieu, qu'on essaye de calmer avec de saintes odeurs.
Tu pris ta croissance, et tu devins grande, et tu parvins au
comble de la beauté; tes seins se formèrent, et ta chevelure se développa
(Ez 16,7) : les cheveux représentent le dynamisme et la
vitalité25 (Ct 6,5; 4,1; 2 S 10,4; Nb 6; Jg 13--16 : Samson), pour les
femmes l'érotisme. Les coiffures, différentes d'un peuple à un autre,
étaient réglementées26, ainsi que l'hygiène capillaire, pour tout
Israélite, spécialement les prêtres et guérisseurs (Lv 19,27--28; Jr 9,25;
Lv 13,40--44; Ez 44,20). Un des voeux des nazirs, consacrés à Dieu,
était de se laisser croître les cheveux (Nb 6,5; Jb 16,17).
Ils se baisèrent l'un l'autre et
pleurèrent l'un avec l'autre, jusqu'à ce que les pleurs de David
devinssent excessifs. (1 S 20 41)
Avec la bouche, nous communiquons avec le monde, par l'ingestion de
nourriture, et avec nos semblables, par le rire, le baiser (amoureux Ct
1,2 ou familial, pour se saluer : Gn 29,13; Rt 1,9--14; Ex 18,7, sceller
un héritage : Gn 33,4; 48,10), contact intime et
transparent27 (Gn 29,11),
provoquant les larmes, ce «sang de l'oeil»28,
et le langage. Mais le baiser, célébré par la Bible, peut être signe de
défaite ou d'hypocrisie (Pr 27,6).
J'ai ouvert ma bouche, et j'ai soupiré; car j'ai un ardent désir
de tes commandements. (Ps 119,131) L'ingestion de nourriture est
positive, car nécessaire à la vie. Mais la manne (Ex 16,31) acquiert
vite un sens spirituel (Dt 8,3) signifiant la Loi, la Parole. Mais une
bouche avide (Is 3,14) montre une cupidité malsaine.
Les ouvriers d'iniquité parlent paix avec leur prochain tandis que
la méchanceté est dans leur coeur. (Ps 28,3) La Bible ne cesse de nous
exhorter à mesurer nos paroles, expressions privilégiées de notre
intelligence, de notre sagesse. Le langage, privilège de l'homme,
instrument de domination (Pr 18,21), doit, via les lèvres, la
bouche et la langue (comme d'ailleurs nos actes et notre visage), exprimer
à Dieu et à notre semblable les sentiments de notre coeur (Pr 16,23).
Sinon, non seulement l'homme est divisé, mais son coeur lui-même l'est
(Ps 12,3). Seuls les coeurs unifiés sont heureux (Si 27,23) :
rien de pire que la duplicité et le mensonge (Ex 23,1; Jr 9,3). La Bible
vilipende la parole d'iniquité (Ps 36,3.4), fausse, perverse, flatteuse (Pr
26,28), violente, proférant des malédictions (Ps 10,7), faisant du gosier
un «sépulcre du mensonge» (Ps 5,10), souillant l'homme (Si 20,24--26),
brisant jusqu'à son esprit et sa santé (Pr 12,18; 10,11; 15,4). Jésus,
traitant les pharisiens d'hypocrites, de langues de vipères, reprend cette
tradition (Mt 12,34--37). Aimé de Dieu (Pr 12,22) le juste dont la parole
est sagesse, pesée, maîtrisée, informée et judicieuse (Pr 10,20; 20,15;
12,19; 17,27; 29,20; Jc 1,26.27). Cette parole vraie, qui est d'argent, est
comparée à la beauté des lèvres, dents et joues, célébrée en Ct 4,2--3 :
Celui qui répond des paroles justes donne un baiser aux lèvres. (Pr
24,26)
Pour ne point être avides ou contraires à l'Éternel (Is 3,12),
les lèvres doivent être suspendues aux lèvres de Dieu, idéal de sincérité,
écouter l'incomparable Parole de Dieu (Ps 12,7), agissante et percutante
comme nulle autre (Is 55,8--11; Ps 33,6; Jr 23,29), pour obtenir la grâce
de simplicité, et La reproduire (Ps 119,43), malgré leur radicale impureté
(Ex 6,12).
Que toute chair fasse silence devant l'Éternel, car il s'est
réveillé de sa demeure sainte. (Za 2,13) Les lèvres doivent être ouvertes
pour exprimer le fond du coeur, aussi dans le Nouveau Testament (Mc
7,32--35), et si, plutôt qu'une logorrhée injuriant
l'Éternel29, le silence peut
être sagesse (Jb 13,5; Lm 3,26), il peut aussi révéler une incapacité de
répondre à Dieu, de le louer (Ps 38,14--15; Is 56,10). Mais «l'Éternel
ouvrira les yeux des aveugles» (Ps 146,8), alors leur bouche «annonce [sa]
louange» (Ps 51,16) et «la langue du muet chantera de joie» (Is 35,5; voir
aussi 32,3.4 et Ps 88,11; Jb 8,21).
Voici, tu es belle, mon amie; voici, tu es belle
! Tes yeux sont des colombes derrière ton voile. (Ct 4
1)
Ici l'hébreu insiste, non sur l'aspect extérieur de l'organe, mais sur le
dynamisme de la fonction. Les yeux ne sont pas passifs, ils envoient des
messages (Ct 4,9), ont un éclat30 qui est le
rayonnement de la personne (Ps 38,10; Gn 29,16--18 : Rachel et Léa; 1 S 16,12
: David). Il s'ensuit que Dieu, s'il «voit tout ce qu'Il a créé» (Gn
1,31), a certes un regard pénétrant, mais plutôt compatissant (Ex 3,7; Jb
36,5--7) et secourant31 que surplombant (voir cependant Am 9,3--8). Rappelons que le sens
de la prohibition des images (Ex 20,4--5; Dt 5,8--9) est de protéger
Israël de la dépendance aux faux dieux, aux réalités écartant d'une vie
pleine. Si, on le verra, le sens auditif n'est pas peu important, les
yeux de l'homme cherchent Dieu et implorent son secours (Ps
121,1), et voir Dieu reste la fin suprême : Mon oreille avait
entendu parler de toi, mais maintenant mon oeil t'a vu. (Jb 42,5)
Souviens-toi que c'est mal d'avoir un oeil avide. (Si 31,13)
Voir, surtout pour les prophètes, signifie connaître, comprendre et
expérimenter substantiellement. On comprend alors l'importance des
paroles de Siméon : mes yeux ont vu ton salut (Lc 2,30) et de
Pierre en 2 P 1,16. Dans l'Ancien Testament, et davantage encore dans le
Nouveau, il y a ceux qui voient et écoutent (id est qui comprennent
en leur coeur et se convertissent) et ceux qui ne voient ni n'écoutent
(Is 6,9--10; Ez 12,2--3; Mc 4,11--12). C'est là tout le sens de la
pédagogie des paraboles de Jésus et de ses guérisons d'aveugles et de
sourds32 annoncées par Isaïe.
Cependant, sur fond de peur du «mauvais oeil» (Pr 28,22 : L'homme
qui a l'oeil mauvais se hâte pour avoir des richesses), la sagesse
biblique critique le regard idolâtre et avide (trouvant son prolongement
en Mt 5,29) : l'homme est en danger s'il s'attache aux choses vues (Jb
31,7 : si mon coeur a suivi mes yeux) et les désire avidement.
Comme la véritable écoute, le regard véritable n'est pas qu'extérieur (Is
32,3--4).
Donne donc à ton serviteur un coeur qui écoute,
pour juger ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal. (1
R 3 9)
C'est en «écoutant», c'est à dire en apprenant et en expérimentant, que
Salomon s'attire la faveur divine de vivre longtemps, et écrit «ses»
proverbes (Pr 1,1--6). Ils nous poussent à écouter (donc à suivre) les
enseignements de nos parents et de Dieu (Pr 23,22; 22,17) --- sinon la
peine capitale est au bout du chemin (Dt 21,18--21). Israël est vu comme
une communauté à l'écoute amoureuse de Dieu (Dt 6,4--9), c'est le Shema Israël. C'est cette écoute que désire Dieu, non des sacrifices :
Tu ne veux ni sacrifices ni offrandes, mais tu m'as donné une oreille
ouverte. (Ps 40,7; cf. 1 S 15,21.22) Dans la bouche de ceux qui
L'écoutent,
dont Il ouvre lui-même les oreilles, Il mettra Sa propre Parole, et ils
interpréteront Ses signes (Is 40,4--5), comme Moïse et Aaron (Ex 4,10--16;
Dt 32,1--2). Comme le regard, l'audition entre Dieu et Son peuple est une
relation intime33 : ainsi
Dieu, au contraire des idoles (Ps 115,6; 135,17; 1 R 18,27), écoute les
cris et les suppliques des affligés (Ex 2,23--24; 22,22--23; Ps 34,16;
116,1--2), exauce les demandes de descendance (Gn 16,11; 1 S 1,20) ---
mais ce que Dieu entend peut aussi réveiller sa colère (Nb 11,1). Cette
théologie liant écoute, réflexion (Pr 18,13 : fous ceux qui parlent avant
d'écouter), ouverture à la foi et actes droits, est sous-jacente aux
guérisons de sourds par Jésus (Lc 8,21; Mc 7,32--35; 4,14--20; cf. Jc
1,22--25).
Si l'Éternel ne bâtit la maison,
ceux qui la bâtissent y travaillent en vain. (Ps 127
1)
Les bras et la main (un même mot en sémitique primitif), sont le signe de
l'action humaine. Le langage des mains est complexe et varié : on peut
taper des mains pour applaudir (2 R 11,12), encourager (Is 55,12; Ps
98,4), ou pour rejeter, s'écarter d'un malheureux, d'un disgrâcié (Jb
27,23; Ez 21,17; 25,6; 6,11)34. Le travail de nos mains sera béni ou
non (Dt 14,29), suivant notre attitude vis-à-vis de Dieu; s'il n'est
pas relié à notre «coeur», donc à notre intelligence, et à Dieu, ce
travail est aliéné (Gn 31,42) et inutile.
J'ai mis Yahvé devant moi sans relâche; puisqu'il est à ma droite,
je ne bronche pas. (Ps 16,8) La main gauche, qui porte l'iniquité (Ez
4,4) et est subalterne (Gn 48,13--20), est nettement différenciée de la
droite (seule utilisée pour les gestes sacrificiels), qui est droiture et
puissance. Si Dieu a deux mains, il n'a qu'une main droite (Is 63,12), Sa
puissance,
Sa solidité, qui est la nôtre quand Il nous protège. Le doigt de Dieu est
sa trace, sa signature (Ex 8,18), sa volonté et son action (Ex 31,18;
Dt 10,2), par laquelle Jésus chassera les démons. Le bras des rois,
symbole de leur puissance via le sceptre (Jg 5,14; Est 4,11; 5,2), peut
être brisé (Ez 30,21--25; Jr 48,17), le bras de Dieu seul ayant la vraie
puissance (Is 59,16; 62,8). Dieu seul peut nous aider (Dt 4,34.35;
7,19), «à main forte et à bras étendu». Tu ouvres ta main, et tu
rassasies à souhait tout ce qui vit (Ps 104,28) : potier et tisserand,
Dieu tire de Sa main toute vie, de Sa main généreuse offre les moissons,
rend le bétail fécond. C'est donc en Ses mains que l'on se remet en toute
confiance, à l'heure de la mort ou de la détresse (Ps 31,6).
Ta parole est une lampe à mon pied, et une lumière
à mon sentier.
(Ps 119 105)
L'hébreu n'a qu'un mot, regel, pour les pieds, les jambes et les
genoux (et parfois, l'entrejambe35). Jambes et genoux représentent la force de réalisation de
l'homme, son lien à la terre et à l'animalité36 (Ps 147,10). Fléchir le genou est un
signe37
d'infériorité, de soumission (Is 45,23), mais également de
sainteté. L'agenouillement dans la prière marque l'imploration muette, la
supplication profonde. Les pieds nous lient à la terre, avec eux nous nous
tenons debout et nous marchons. Avec la démarche (Pr 30,29; Sg 14,11 :
les idoles sont «un piège pour les pieds des insensés»), ils symbolisent
notre personnalité dans sa solidité et ses fondements. Le boiteux est vu
comme très fragile (2 S 9,13; 1 R 15,23), et chacun se doit de l'assister,
d'«être ses pieds» (Jb 29,15) --- comme du reste le sourd et l'aveugle.
Signalons qu'a contrario, ceux qui courent trop vite sont mal vus,
soupçonnés d'espionnage (1 S 26,4; 2 S 15,10.11), sauf le messager du salut
(Is 52,7). Les pieds d'une femme, en particulier d'une vierge, sont
adulés (Ct 7,1.2; Ez 16,10; Jdt 10,4; 16,9), et incarnent sa fierté, son pas
altier.
Siège à ma droite, avant que je ne fasse de tes ennemis l'escabeau
de tes pieds. (Ps 110,1) Cette expression (cf. Ps 18,37--39)
sera fréquemment appliquée à Jésus (Mc 12,36; Ac 2,35). Indiquant la
suprématie, elle est appliquée à Dieu (Ps 99,5; Is 66,1), ou à l'homme,
pour indiquer sa prépondérance au sein de la création (Ps 8,6.7) ou sur la
terre que Dieu lui donne (Gn 13,17)38. Par suite, l'humiliation
suprême, à ne faire quasiment que devant Dieu ou ses envoyés (Ps 2,12;
99,5; 132,7; 2 R 4,27.37; exception: 1 S 25,23), est la prostration aux
pieds de quelqu'un. Enlever ses sandales et aller pied nu est un signe
d'impuissance (2 S 15,30; Is 20,2--4), de honte (associé au crachat à la
figure en Dt 25,9--10); en outre, les sandales, liées à la terre, sont
impures par excellence (Ex 3,5), et enlever celles d'autrui était une des
plus basses tâches (de même pour laver les pieds, ce qui se faisait cependant
aussi entre amis).
Par l'Esprit Saint il a pris chair de la Vierge
Marie et s'est fait homme...39
Voilà donc la culture à travers laquelle Dieu S'est révélé, dans
laquelle il Lui a plu d'Incarner Son Fils. Il me semble que sa vue
unifiée de l'homme, sa juste appréciation de ce qu'est la chair,
fragile mais capable de déification, la rendait particulièrement
propice à saisir le mystère glorieux qu'est l'Incarnation.
Outre une vision renouvelée, réconciliée, de notre propre corps,
l'Ancien Testament, toujours orienté sur les rapports entre l'homme et Dieu,
nous apprend que l'ensemble de notre être, chacune
de nos fonctions physiologiques, psychologiques et spirituelles, est
créé à l'image de Dieu, à laquelle nous sommes invités à nous
conformer. À travers Son visage, Son regard, Son bras, Son souffle,
Dieu y apparaît parfois ferme, voire violent,
parfois tendre et aimant, aspects mystérieusement réconciliés en la
Justice parfaite du Père.
Par ses retournements successifs, sa relation à la fois
respectueuse et suspecte vis-à-vis, non tant des réalités corporelles,
mais de nos fonctions de créatures, enfin par sa conscience aiguë de l'unité
pneumato-psycho-somatique de l'homme, la sagesse biblique, que j'ai
tenté d'esquisser, a je crois beaucoup à apporter à notre monde actuel.
J.L.