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L'esclave a-t-il un corps ?

Léonard Dauphant

Rappels déplaisants

Le corps, c'est chouette, non ? Le nôtre est libre, pour la bringue ou la résurrection. Ou, plus social : du corps défiguré au corps transfiguré. Question : dans quelle mesure cet a priori positif et cette liberté du corps reposent-ils sur une amnésie historique ? J'appelle amnésie cette tendance de l'Occidental moderne à bénéficier des apports du christianisme en oubliant l'auteur du bienfait1 : le Christ. On nie la révélation dans le progrès social. Si la souffrance est vieille comme l'Adam, sa perception actuelle ne peut exister que par et à travers cette révélation, compassion de Dieu. La transfiguration précède la (prise en compte de la) défiguration, puisqu'elle révèle le modèle défiguré.

Donc, le corps. Je voudrais évoquer le point de départ, ce que signifie la Bonne Nouvelle pour les corps humains au I er siècle. Le monde gréco-romain est une société esclavagiste. C'est-à-dire que l'esclavagisme n'est pas seulement normal, il est la base de la société. Ça, on sait. Mais, un esclave, c'est quoi ? Il travaille sans être payé et contre son gré, mais ce n'est ni un bénévole de la Croix-Rouge ni un écolier : c'est pour toujours, et pour le profit d'un maître.

Parce qu'il a eu des dettes, que des pirates l'ont enlevé ou que son pays a perdu la guerre, c'est un humain qui a légalement cessé d'être humain2. L'esclave a un statut juridique : «machine qui parle»3. Ce n'est pas une personne qui subit des ordres, c'est un instrument, une chose. Sans volonté, sans corps. Le même statut qu'une vache4.

Nous avons tous appris à l'école républicaine combien les serfs médiévaux étaient malheureux, écrasés d'impôts même pour se marier. Mais un esclave ne peut pas se marier : une vache ne se marie pas, elle s'accouple, et sur commande du propriétaire du troupeau. Un esclave n'a pas d'enfants, pas de famille. Le veau n'appartient pas à sa mère, mais au paysan, qui a le droit d'en faire des côtelettes. C'est la même chose pour une esclave : son enfant est un bien de son maître à elle. Mesure-t-on ce que signifie pour l'esclave sa solitude éternelle ? Enfin et surtout, ce qu'on ne dit pas aux petits enfants, c'est que le corps de l'esclave appartient au maître, entièrement, sans limites. Il use de ce bétail mâle et femelle, les fait travailler ou s'accouple avec eux. Les tuer ou les torturer n'est pas un crime, les posséder n'est pas un viol. Il n'y a pas d'asservissement sans dimension d'esclavage sexuel5. On pense généralement que la plupart des enfant d'esclaves romains étaient issus de ce genre de viols. L'esclave femelle est une prostituée domestique, à disposition6. L'esclave mâle, souvent, est castré dans l'enfance : c'est un eunuque. Le maître contrôle totalement ces corps qui lui appartiennent. Le modèle par excellence de cette micro-société esclavagiste domestique, c'est le harem, qui a fait baver tant de mâles en Occident depuis le XVIIième siècle, et qui ressemble tant à un camp de concentration, l'eau chaude en plus.

Si l'on fait effort pour prendre conscience de ce que signifie cette aliénation radicale de la volonté de l'esclave, qui ne dispose plus de son corps, on comprendra la réalité du monde païen. Le bagnard de Guyane, même épuisé par les fièvres et les corvées, peut garder une part de résistance et de liberté comme une forteresse intime. L'esclave dont on use et on abuse est devenu transparent, c'est une bête. Voilà la condition de vie d'une bonne partie de la population méditerranéenne (une majorité ?) quand le Christ souffrait sa passion.

Corps de l'esclave, corps du Christ

«Le Christianisme. Il a libéré les esclaves.»
--- Flaubert, Dictionnaire des idées reçues

Les premiers chrétiens n'ont pas provoqué de révolution armée, ils n'ont jamais pris le pouvoir. Pourtant, contrairement à un jugement un peu rapide style Flaubert, l'absence de révolution ou de décret sensationnel ne veut pas dire qu'ils n'ont pas bouleversé le monde. La foi n'agit pas d'abord sur les structures sociales, elle change les rapports entre les personnes. La différence est capitale. Spartacus, l'esclave révolté, ne change pas non plus les structures, il place la classe des maîtres sous sa propre et éphémère domination. La révolution armée se noie dans la vengeance, l'exploiteur change de nom, l'exploitation reste.

Les lettres de saint Paul, elles, nous exhortent non pas à la révolution mais à la conversion. Lisez la lettre à Philémon, ce chrétien propriétaire d'un esclave fugitif que Paul a recueilli, baptisé et qu'il lui renvoie. Étrange conduite de renvoyer à son maître un esclave fugitif ! E. Osty, en traduisant la lettre, l'enrubanne de notes qui cherchent à y voir de «délicates allusions à un affranchissement». Je pense qu'il n'a rien compris, il raisonne en termes de structures, ici de statut juridique. Paul parle d'amour, une nouvelle nature humaine qui ne pense plus à la force mais au don de soi. Ce sont les païens qui affranchissent leurs esclaves préférés. Et que font-ils après ? Ils en rachètent d'autres, et la traite s'étend. Le salut est dans les relations :

Onésimos, le fugitif, «n'a peut-être été séparé de toi temporairement que pour que tu le retrouves pour toujours, non plus comme un esclave, mais bien mieux, comme un frère que tu aimes. Il est un frère pour moi, et pour toi plus encore, dans la chair et dans le Seigneur.» (Phm 15--16)
On voit bien le problème que nous avons pour articuler la réalité antique de l'esclavage et la vie des premiers chrétiens. Les païens conseillent : «ne pas trop cogner, un esclave, c'est comme un tracteur, ça coûte cher. Ne pas trop les posséder, le sage reste sobre7.» Paul, lui, abolit l'esclavage dans les coeurs. Ce n'est pas la société qui est pourrie ou mauvaise, c'est nous qui sommes pécheurs, donc esclavagistes. Le statut juridique demeure, mais la conversion le vide de sa substance monstrueuse. Dans les premières communautés, on a trace de femmes libres épousant des esclaves, ce qui, pour les païens, est un crime, puni de mort par la loi romaine, et une impossibilité pratique : on n'épouse pas une bête. Comprenons ce que signifie ce mariage : extérieurement, pour un historien, rien n'a changé dans les chiffres et les lois. Pourtant cet esclave possède enfin son corps, sa souffrance solitaire est libérée dans un couple. La conversion est celle des rapports interpersonnels : plus de mort d'épuisement, de mutilations, de viols, mais la découverte que l'homme, même asservi, est un corps libre qui reçoit dans le baptême les fruits de la résurrection du Maître fait serviteur. La personne de l'esclave n'est plus aliénée, au contraire son travail, même forcé, rejoint comme service le coeur du Salut, à l'imitation8 de Celui qui s'est abaissé jusqu'à la croix. Et cette transfiguration est aussi celle du maître.

«Esclaves, obéissez à vos seigneurs terrestres avec crainte [...], dans la simplicité de votre coeur, comme au Christ, [...] asservis de bon gré. [...] Et vous les seigneurs, agissez de même envers eux. Arrêtez de les menacer : vous savez que leur Seigneur et le vôtre est dans les cieux, et il ne fait pas de différence entre vous.» (Ep 6 5.7.9)
«Autrefois nous aussi nous étions insensés, rebelles, égarés, asservis à de multiples plaisirs et convoitises, nous vivions dans la méchanceté et l'envie, odieux, nous haïssant les uns les autres. Mais lorsque sont apparus la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour des hommes [...] Il nous a sauvé selon sa miséricorde par un bain de régénération et de renouvellement de l'Esprit saint.» (Tt 3 3--5)
Le maître se découvre serviteur de Dieu, quelqu'un au-dessus de lui. De plus, il apparaît que le vrai esclave, c'est lui, esclave de ses convoitises9. Parmi elles : traiter les esclaves comme des biens de consommation, leur nier la possession de leur être. L'esclave renaît à sa volonté pour accomplir la loi de Dieu, qui est délivrance, par le travail et le mariage. L'esclave n'est plus dominé et tenu par la peur, habité par la haine, il ne méprise pas non plus son maître qui s'essaye à la douceur. C'est un nouveau monde de relations sociales qui naît, fondé sur le respect né de la faiblesse de Dieu, qui brise le cercle de la force. Enfin, le baptême, à la différence de l'affranchissement païen, ne remplace pas un esclave par un autre mais coupe le besoin d'esclaves à la base, dans les coeurs.

L'exploitation des corps humains, une fatalité ?

Avec l'évangélisation du monde romain à partir de l'époque des apôtres, une libération débute donc, à deux niveaux : la double libération personnelle des maîtres et des esclaves, l'Évangile qui prend corps dans leur nouvelle relation d'amour, et enfin la lente ratification légale de ce renoncement personnel à l'exploitation humaine. Je rappelle très brièvement comment l'esclavage comme structure a peu à peu disparu de l'Europe occidentale, au fur et à mesure des conversions : évidemment, ne pas prendre le pouvoir et convertir les rapports sociaux de la base c'est agir en profondeur mais très lentement, en se fondant sur la bonne volonté, selon la promesse de Noël. Puis les structures ont évolué, pour s'adapter à la société christianisée, quand les empereurs romains sont devenus à peu près chrétiens. Le Code théodosien, c'est-à-dire la loi romaine de l'Empire chrétien, paru en 438, mentionne alors : «Tous les hommes, sans distinction de statut ni de condition, sont gardiens de la sainteté descendue du ciel.» L'esclavage existe encore, mais la non-humanité de l'esclave est reniée : si la société reste inégalitaire et cyniquement exploiteuse des faibles et des dépendants, elle proclame que tous les hommes sont des êtres humains, que tous naissent libres et égaux devant Dieu. Le reste, l'interdiction lente du meurtre, de la mutilation, etc., est une autre histoire, jusqu'à l'extinction du statut même d'esclave, vidé de son sens, vers le IXième ou le Xième siècle.

Une précision capitale : l'esclavage n'a jamais été aboli, mais la chrétienté y a peu à peu (et souvent mal) renoncé10. Quelque soit d'ailleurs la législation, que recule un instant la foi et l'esclavage revient, car il découle automatiquement des rapports sociaux sans amour. Pas de péché sans esclaves. La servante d'une maison bourgeoise Belle Époque, si la patronne la tue au travail et que Monsieur la viole, a malgré les lois la vie d'une esclave.

Vous croyez qu'en France en 2003 il n'y a pas d'eclaves ? Je ne parle même pas de ces pauvres filles, malgaches ou autres, sans papiers bien sûr, que certains ménages séquestrent pour faire leur ménage. Non, je parle des «filles de l'Est». Pas des esclaves ? Elles sont enlevées, en Moldavie ou ailleurs, transportées ou déportées au secret vers l'Ouest, violées à chaque étape, battues, retenues prisonnières de leur propriétaire à Paris et louées à des clients pour qu'ils les violent ou les mutilent selon leurs rêves les plus fous11. Pas des esclaves, donc. Heureusement --- parce que l'idée qu'un trafic de corps humains qui ressemblerait autant à ceux de l'époque de Néron aboutisse dans le XVIIIième arrondissement risquerait d'empêcher de dormir les bourgeois du Vième  non ?

L.D.


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