Donner corps à l'appel du Christ
Anne-Claire Gonnard et Nathalie Requin
«La Grâce ne détruit pas la nature mais la couronne.»
Saint Thomas d'Aquin
«La danse est l'objet de Satan.»
Le Curé d'Ars
Comme le comédien, et parce que leur métier a éminemment
rapport à l'expression corporelle, le danseur s'est longtemps vu attribuer
une réputation sulfureuse: narcissisme, exhibitionnisme, érotisme...
Fondée sur l'interprétation commune et scolaire du Phédon (l'âme
prisonnière du corps-tombeau), sous-tendue dans l'Église par la tradition
mystique, la conception du corps comme obstacle à la spiritualité a la vie
dure. Et pourtant, le danseur, quand il touche à la perfection du
mouvement, incarne véritablement la grâce, spiritualisant par-là son
corps. Alors dialoguent à l'unisson âme et corps. On comprend mal désormais
pourquoi
seraient incompatibles la passion de la danse et l'irrépressible désir de
répondre à une vocation religieuse dans l'Église. Ainsi touchée par la
Grâce, Mireille Nègre, première danseuse de l'Opéra de Paris, étoile
internationale, chorégraphe et directrice en France de deux académies de
danse, a été confrontée aux préceptes ascétiques du Carmel avant
d'embrasser une voie propre: l'oraison par la danse.
«Notre Dieu est Seigneur de la danse, lui dont l'esprit plane sur
les eaux.»
Un parcours atypique
Née en 1943 à Paris, Mireille Nègre a déjà un frère, Jacques, et sept
ans plus tard les rejoint Marie-Paule, qui allait devenir photographe de
grand renom et tenter de fixer avec l'objectif la grâce de
son aînée. Nous vous épargnons la date de ses premières dents. À deux ans,
Mireille Nègre passe ses jambes à travers la grille d'un ascenseur et son
pied gauche se fait totalement
broyer. Par miracle (et grâce aux progrès de la médecine!) elle échappe à
l'amputation de sa jambe mais perd dans l'affaire deux orteils. Elle débute
la danse classique dès
l'âge de quatre ans et son père la présente à l'Opéra quand elle en a
sept. Ses rares amies dans ce milieu sans pitié s'appellent Noëlla Pontois
et Wilfried Piolet. Serge Lifar et Yvette Chauviré, deux autres grands
noms, veillent sur l'enfant qui étonne déjà par sa volonté, sa capacité de
travail (elle est perfectionniste) et son naturel gracieux.
Depuis
l'enfance élevée dans la religion par sa famille, Mireille Nègre est saisie
par la Grâce un
jour de sa douzième année en entrant dans une église: elle parle d'une
présence
qui attire son attention, d'une force qui conforte sa certitude que jamais
le mariage ne pourra assouvir son désir d'absolu (expérience qui a son
origine dans un amour d'enfance déçu... mais qui le dépasse
complètement!). Elle est remarquée à l'Opéra et gravit avec succès tous
les échelons. À quinze ans, elle repasse une seconde fois et réussit le
concours de petit quadrille, puis danse dans le corps de ballet et est
reçue quelques années plus tard première danseuse.
En 1965, elle passe quelques temps en retraite dans un couvent et alors
que sa carrière de danseuse était brillamment lancée, elle a la révélation
de sa vocation religieuse: «J'étais irradiée, enflammée, consumée,
embrasée. Dès le moment où j'ai senti que
je recevais la Grâce, j'ai voulu faire partie de l'Église.»
Mais
s'ensuivent cinq longues années de doute: mal conseillée par un
psychologue qui l'incite à se marier et à avoir des enfants
(!), elle est
tiraillée entre cet appel pressant du Christ et sa passion pour la danse
dont elle a pu faire son métier. Nommée étoile par Serge Lifar, l'année
suivante, en 1973, elle entre au Carmel, à vingt-huit ans. L'Opéra raye
immédiatement son nom de
tous les registres, tandis que les paparazzi la poursuivent jusqu'à Limoges.
«Je devais mourir pour renaître à la vie.» Mireille Nègre prend
l'habit, prononce deux fois les voeux temporaires. Pendant trois ans,
enthousiasmée à l'idée d'épouser la vie contemplative inspirée par
sainte Thérèse d'Avila, elle supporte sans trop de mal le renoncement du
corps et donc de la danse qu'implique un tel engagement. Mais les sept
autres années, Soeur Mireille du Coeur immaculé et transpercé subit
une tourmente intérieure qui la laisse physiquement et moralement ravagée.
Après avoir constamment repoussé ses voeux définitifs, ne ressentant
plus cette joie sereine qu'elle avait goûtée à son arrivée, elle quitte le
Carmel. Elle
trouve refuge chez les Soeurs de la Visitation à Vouvant (ordre
contemplatif plus souple) et est marquée par sa rencontre avec Marthe
Robin.
7.5cm
Elle veut être totalement consacrée au Christ avec son coeur et son
esprit, mais aussi avec ses bras et ses jambes: pourquoi pas artiste
religieuse?
La danse est une discipline rigoureuse et exigeante,
inséparable de l'extase, dit-elle, car la danse est une passion qui
déchire le corps et le transfigure. Elle considère la danse comme un
mode de vie dans l'action de grâce. Les Visitandines lui permettent de
reprendre la danse. Elle se bat pour retrouver forme physique, technique
et lié des mouvements. Le 31 mai 1986, Mireille Nègre devient soeur
consacrée en présence du Cardinal Lustiger (statut qui avait disparu lors
de son entrée au Carmel et qui avait été rétabli par la suite). Depuis
cette reconnaissance, elle pratique la danse dans des lieux consacrés:
chapelles, églises, cathédrales (comme à Chartres). Ses spectacles ont
pour sujet l'Ave Maria, le Magnificat, l'Annonciation, le Gloria. Elle
témoigne ainsi que le corps n'est pas un objet de malédiction, qu'il peut
au contraire être l'incarnation de cet ardent désir d'aimer Dieu plus que
quiconque et que soi-même.
«Votre corps est le temple de Dieu.»
Saint Paul, Épître aux
Éphésiens 2, 22.
Laissons-lui la parole...
L'expérience cruelle de la finitude: dépasser le
handicap
À la suite de son accident, la danse classique est préconisée à la
petite fille comme technique de rééducation pour lui apprendre à retrouver
assise et équilibre sur son pied gauche. Elle passe l'examen médical de
l'Opéra en gardant ses chaussettes sur les conseils de Serge Lifar. Le
défi est de taille: en butte aux regards malveillants des autres petits
rats et aux vexations répétées, Mireille Nègre doit expérimenter de
savantes compensations d'équilibre pour exécuter les figures sur pointes.
«La première fois où je montai sur pointes fut un supplice. Comme le
poids de mon corps se portait sur mon seul pouce gauche, je ne pouvais
atteindre l'équilibre qu'au prix de grands efforts musculaires. Ce défaut
m'a suivie pendant toute ma carrière de petit rat, et il me fallut
attendre l'âge de dix-sept ans pour trouver un bon appui au sol.» Elle
échoue à cause de ce handicap au concours de petit quadrille: «Mon
infirmité me rendait --- de fait --- très faible techniquement. J'avais
pris de faux appuis au sol et les compensations musculaires ne faisaient
que masquer les difficultés que je rencontrais à tenir en équilibre sur
mon pied gauche.» Mais Marika, étoile des ballets Diaghilev, dont elle
fréquente les cours en sortant de l'Opéra, a l'idée de lui confectionner
une prothèse faite de mousse et de bandelettes.
Dès les premiers cours de danse, l'enfant découvre qu'elle peut aller
au-delà de ses limites: «On me fit faire quelques mouvements
élémentaires de placé de mains et je découvris alors que la danse
m'aidait à faire de mon corps handicapé un instrument qui pouvait
exprimer de la beauté.» Plus tard, elle vérifiera de nouveau cette vérité
auprès de Jean Vanier, à l'Arche: «Je tentai d'apprendre à danser [aux
personnes handicapées] et ne tardai pas à découvrir que leur sens du
mouvement et leur absence de complexes leur conféraient une inspiration
artistique fort émouvante.»
«Ton amour me fait danser de joie,
Tu vois ma misère et tu sais ma détresse.»
Psaume 30.
Souffrir dans sa chair
Au Carmel, soumise à la règle ascétique des religieuses (sa démarche «en
canard» est corrigée, elle se fait rabrouer quand, alors qu'elle passait
le balai dans le réfectoire, la mère prieure la surprend en train
d'esquisser une arabesque), Mireille Nègre laisse son corps se délabrer.
Ce qui avait été conquis sur lui à force de travail est désormais perdu.
«J'oubliais mon corps --- l'absence de miroir m'y aidait --- et
j'aurais pu vivre mes souffrances physiques comme une forme de
mysticisme.» «Cependant, au fur et à mesure que s'écoulaient les années,
je sentais un vide, comme un creux, au niveau de mon pied gauche: (...)
de nouveau, je me sentais très fragile.» Le refus de toute expression
libre et spontanée la torture cruellement: «L'expression gestuelle
n'avait pas droit de cité au Carmel. Il était exclu que je rechausse mes
pointes. J'étais condamnée quotidiennement à refréner mes gestes, mes
élans les plus directs.» Elle combat sept ans durant avec violence contre
ce désir qu'elle sait, sans le comprendre, condamné par le Carmel. Elle
souffre de crises de nerfs et d'anorexie (elle considère que son corps ne
dansant plus, il n'a plus besoin de nourriture) et par-dessus tout d'une
triple scoliose, ce qui n'arrange pas les choses. «Mon corps était
devenu un réseau de tensions, un abîme de douleurs.»
À sa sortie du Carmel, son corps est dans un état de faiblesse maladive
si déplorable qu'elle a peine à se reconnaître dans un miroir et à
discerner ce qui lui reste de sa formation d'étoile à l'Opéra. Elle est
«confrontée au néant». «Mon corps n'était plus que sang et os.» «Je
dansais certes mais à quel prix!» Alors pour la première fois, elle
prononce l'acte de foi qu'elle renouvelle à chaque danse: «J'ai
prié Dieu de faire taire ma douleur ou, plutôt, de me donner le courage de
la surpasser.» Elle a à présent recouvré la grâce du mouvement et la
plénitude que lui procurent ses chorégraphies priantes. Elle peut ainsi
répondre à un spectateur que son bien-être est le fruit d'une ascèse.
«Le Seigneur danse en toi avec des cris de joie.»
Prophète Amos.
L'image du corps
Le souci de l'apparence est réel chez l'artiste mais pas au
sens de narcissisme même si son image est souvent utilisée à des
fins qui privilégient le seul physique de la danseuse: Mireille Nègre,
remarquée dans la rue pour sa beauté, se plia volontiers à des séances de
photographies de mode (dans Paris Match entre autres) et joua dans
des films (où elle s'est révélée piètre comédienne!) Mais fidèle à
elle-même, elle refusa de danser certains rôles. Elle se réservait la
liberté de ne
pas accepter ceux qui faisaient violence à sa conscience: «Incarner
l'érotisme devant un public, c'est le lui faire partager. Je me sentais
responsable de ces chorégraphies que j'offrais
aux spectateurs.» Au contraire, le regard porté sur sa personne est en
quête de vérité: «La scène ne
sera jamais mon royaume. En vérité, à ses artifices, j'ai toujours préféré
le travail solitaire. Il permet de vérifier,
d'éprouver ses limites. Chaque muscle, chaque tendon a une fonction bien
précise dans le travail, le miroir permettant de jauger la vérité de la
sensation au regard de la justesse du mouvement. Le spectacle, au
contraire est le lieu par excellence où la tricherie peut se faire jour
pour combler un manque.»
Le miroir, parlons-en, n'est pas indispensable. Il est d'un grand
secours pour les débutantes, mais «une danseuse
s'est-elle jamais contemplée avec délectation, sinon celle dont l'âme est
un songe creux? Car le senti est plus précieux que l'image renvoyée par
les glaces. (...) La danse ressortit presque à l'expérimentation, c'est
une ascèse perpétuelle, un continuel renoncement destiné à ce qu'il n'y
ait aucune perte d'énergie dans un mouvement porté à
l'extrême. (...) Il faut pouvoir briser son reflet pour que la beauté
allie la perfection du mouvement à l'intransigeance envers des défauts
incessamment corrigés, sans cesse renaissants. Briser le
miroir, (...) c'est aussi savoir dépasser ses limites.»
La principale difficulté pour la danseuse qu'était Mireille Nègre était
de comprendre pourquoi le corps est systématiquement mortifié au Carmel:
elle souffrit de la tonsure, non par coquetterie ni parce que le cuir
chevelu respire mal sous la toque mais parce qu'il lui semblait, en
perdant cet attribut naturel, trahir la conception de l'homme à l'image de
Dieu. Peut-on s'imaginer la Vierge sans chevelure? «La négation de
mon corps de danseuse me semblait relever d'une erreur puisque le Christ
en se faisant homme voulut non seulement éprouver son esprit mais aussi
nous inciter à être une forme vivante parmi toutes les choses de la
Création. Être, en définitive, humain. Pour que la Création ne soit pas
uniquement une vue de l'esprit, mais également une union entre le Verbe
et la Chair.»
«Je danserai pour Toi, Seigneur, tant que je dure.»
Mireille Nègre témoigne ainsi de la réconciliation possible de la
contemplation et du corps. Elle nous fait réaliser que «la danse
classique est un
merveilleux outil pour exprimer la spiritualité chrétienne, pour faire de
son corps, une des langues de la connaissance et du dialogue. L'appui au
sol permet l'expression d'un envol; la gestuelle n'est pas sans évoquer
le langage caché et l'invisible de Celui qui nous gouverne. La danse est
aussi une école de tolérance, puisque son langage est universel et peut
être entendu par chacun, quelles que soient sa croyance ou ses origines.»
Et voilà ce que vous attendiez tous: une bibliographie!
Mireille Nègre, «Alliance», texte de J.-R. Bourrec, photographies
de M.-P. Nègre, édité chez Desclée de Brouwer.
Je danserai pour toi, Mireille Nègre, récits de Michel Cool, même
éditeur.
Une vie entre ciel et terre, Mireille Nègre, édition France
Loisirs.
Danser sur les étoiles, Mireille Nègre.
A-C. G. et N. R.