Corps souffrant, corps mourant
Entretien du docteur Daniel d'Hérouville avec
Marie-Amélie Dutheil de la Rochère
Le docteur Daniel d'Hérouville est médecin à la Maison Médicale
Jeanne Garnier (unité de soins palliatifs), et au centre François-Xavier
Bagnoud - Croix Saint Simon (hospitalisation à domicile), vice-président de la
Société française d'Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP).
Sénevé : Qu'est-ce que la maladie transforme dans le regard du
malade sur son corps ?
Daniel d'Hérouville : La première idée qui me vient, c'est que la
maladie
peut transformer le regard de l'autre. Quand je vois quelqu'un de malade, mon
regard peut lui renvoyer l'image de sa maladie. Une des choses les
plus inquiétantes pour les malades, c'est de se voir aller vers la
déchéance : dans une enquête récente, on a demandé à un amphi de 2500
personnes ce qui les inquiétait le plus; majoritairement, elles ont
répondu que c'était la déchéance. La maladie, avec toutes les atteintes
qu'elle peut avoir sur le corps, risque d'entraîner cette idée de déchéance.
Cette idée transforme le regard que le malade a sur lui-même, mais
également, le regard de l'autre vis-à-vis du malade peut renforcer cette
idée de déchéance pour le malade lui-même ou au contraire peut l'infléchir;
il me paraît important, lorsqu'on est bien portant de regarder l'autre en
tant qu'homme et non en tant qu'occupant d'un corps déchu, abîmé.
S. : Le malade considère-t-il son corps plutôt comme quelque chose
d'étranger ou de familier ?
D. d'H. : Quand il y a une atteinte comme un cancer, les gens ont
tendance
à se le représenter comme étranger : un corps qu'ils ne se reconnaissent
plus. Et ils le disent : «Regardez ce que j'ai, c'est pas moi, ça.» C'est
une manière de rejeter ce qui serait une anomalie qui viendrait s'imprimer
dans le corps et qui donnerait à la personne l'image qu'elle n'est plus
elle-même. Dans ma démarche de médecin, j'essaie d'aider la personne à
continuer à se considérer comme elle-même, malgré toutes les anomalies
qu'elle peut avoir. Tout le travail qu'on peut faire auprès des handicapés
par exemple, c'est de les aider à continuer à s'aimer malgré leur
handicap.
S. : Dans le cas particulier où la maladie est incurable et où le
malade prend conscience qu'il va mourir, qu'est-ce que cela change ?
D. d'H. : Vis-à-vis du corps je crois que cela renforce encore un
peu plus
cette espèce d'étrangeté dans laquelle la personne peut être vis-à-vis
d'elle-même. En même temps, cela la rapproche d'elle-même, c'est-à-dire que
le fait de se découvrir mortel permet de se débarrasser de ce qui n'est pas
important et de se référer à l'essentiel : ce n'est plus forcément l'aspect
physique, ce n'est plus forcément l'aspect du corps, mais c'est l'esprit,
la pensée, l'être, ce que j'ai fait, ce que j'ai été, ce que je suis
encore. Il faut faire
référence à ce que je peux représenter comme personne, et non comme corps,
puisque de toute façon, mon corps m'a déjà lâché. Le corps ayant abandonné
la lutte, il reste l'esprit, il reste tout ce qu'il se passe dans la tête
des gens; et petit à petit, il y a un déplacement : le corps bascule dans
quelque chose de moins important, et la personne se réfère à ce qui est
essentiel pour elle.
S. : Quel est le rôle du médecin dans le rapport du malade avec
son corps ?
D. d'H. : Le rôle du médecin, des infirmières, de toutes les
personnes qui
sont autour du malade, c'est de l'aider à vivre avec son corps. Mon rôle
auprès des personnes en fin de vie, c'est de les aider à vivre avec la
maladie et ses conséquences, avec la perspective de la mort prochaine,
c'est-à-dire la conscience d'être devenu mortel. Tous autour, nous devons
avoir un regard respectueux, qui montre à la personne qu'elle est digne,
que sa dignité est toujours là, qu'elle est en elle, innée; lui renvoyer
l'idée qu'elle est respectable malgré son handicap; l'aider à vivre avec
tout ce qui a modifié son corps. Je pense à une jeune femme qui était dans
une grande révolte contre le handicap que lui avait donné une maladie
potentiellement mortelle. Dans cette révolte, elle n'arrivait plus à se
reconstruire, à vivre. Notre rôle est de lui dire que l'on ne peut pas
forcément lutter contre le handicap : le handicap, il est là. Mais nous
pouvons être avec elle, avec son entourage, pour essayer de voir comment
elle peut vivre quand même; lui redonner la capacité de lutter mais aussi
celle de s'accepter avec tout ce qu'elle vit, toutes les modifications de
son corps. Et ça, c'est galère...
S. : Quels sont les soins non médicaux apportés au corps ?
D. d'H. : L'équipe qui entoure la personne veut lui montrer
qu'elle peut
continuer à faire des choses qu'elle faisait avant : maquillage, coiffure,
etc. On fait aussi des massages, tous les petits gestes qui peuvent
apporter un peu de confort. Même pour les patients en fin de vie, on fait
venir des pédicures. Les gens commandent aussi leur coiffeur qui vient leur
laver les cheveux dans leur lit, leur faire une petite mise en pli... Voir
une personne qui se remaquille, cela peut être un signe que de nouveau elle
investit dans quelque chose. Tout ce que l'on va leur proposer va les
inciter à ne pas se négliger mais au contraire à se respecter
eux-mêmes. Nous, on les respecte, mais on les aide aussi à se
respecter. Quand les gens arrivent en hospitalisation, ils me demandent
s'ils doivent se mettre en pyjama; je leur réponds que non : ce n'est pas
parce qu'on est à l'hôpital, que l'on doit absolument être en
pyjama. Garder au corps un aspect de la vie de tous les jours, je crois que
c'est vraiment important.
On est très attentif à ce que les gens n'aient pas mal, et les soignants
sont des magiciens pour essayer de mobiliser les gens dans les meilleures
conditions possibles : ils vont leur proposer des douches dans des chariots
spéciaux pour qu'ils aient la sensation d'avoir de l'eau sur le corps, ils
vont proposer des bains, des bains avec des bulles... Toutes ces
attentions-là sont très importantes. L'attention au corps va permettre à
l'esprit de pouvoir s'exprimer plus librement : si le corps est torturé,
l'esprit ne peut pas travailler. Dans le cadre de la SFAP, on a beaucoup
parlé des soins palliatifs. Les soins palliatifs sont toute l'attention au
corps : soulager la douleur, les symptômes, tout ce qui physiquement peut
empêcher la personne de vivre; il y a des douleurs qui empêchent les
personnes de vivre. Maintenant, on essaie de développer l'attention à la
façon dont les gens vivent toutes ces difficultés, toutes ces
souffrances. On a du mal à dissocier la personne, son esprit, son corps :
on défend l'idée d'une globalité de la personne. La médecine pendant
longtemps s'est un peu trop occupée du corps sans s'occuper du reste.
S. : Est-ce que le rapport avec les malades et les mourants change
le regard du médecin sur son propre corps ?
D. d'H. : Non, en tout cas pas pour moi. Un autre dirait peut-être
autre chose, mais moi, je n'ai pas ce sentiment.
S. : Le fait d'être chrétien a-t-il une influence sur la manière
dont on aborde ces problèmes ?
D. d'H. : D'une façon plus large, la culture, les croyances que
l'on a en
soi, quelle que soit la religion, jouent forcément un rôle dans la relation
à l'autre et le regard que l'on porte sur lui. Mais il est important,
surtout dans ce moment de fragilité que peut représenter la fin de vie,
d'être attentif à respecter les valeurs que peuvent avoir les gens
eux-mêmes, en particulier en ce qui concerne leur religion, leur foi. La
foi ou les croyances que le médecin ou le soignant peut avoir vont l'aider,
lui, dans sa pratique, mais il ne doit pas l'imposer aux autres comme
quelque chose qui apporte un plus. Je suis très mal à l'aise quand des gens
imposent leurs croyances, brandissent leur bannière et disent : «Voilà,
c'est comme cela qu'il faut être». Par contre, être nous-mêmes dans une
profonde vérité, ou foi ou croyance, cela nous aide dans notre façon
d'être, nous renforce, nous guide. Cela me paraît important et chaque
individu a le droit de mettre en avant ses propres valeurs au fond de
lui-même. Ça m'aide dans la façon dont je peux regarder l'autre, l'accepter
dans ses handicaps, dans sa décrépitude quelquefois, dans sa déchéance
même, parce que certaines personnes se présentent vraiment comme cela, mais
ça ne va pas au-delà : je ne fais pas de prosélytisme !
S. : Sa famille adopte-t-elle une attitude particulière face au
corps du malade ?
D. d'H. : L'attitude la plus courante, c'est : «Vous vous rendez
compte
comment il est ? Est-ce que c'est bien de continuer à vivre comme ça ?»
L'entourage réagit souvent en bien portant et a du mal à faire le chemin et
à accepter l'autre dans les modifications qu'il peut vivre dans son
corps. Les proches ont tendance à s'arrêter à tout ce qui est altération
physique : la peau abîmée, le visage déformé, tel ou tel symptôme qui fait
que le visage est crispé... Souvent, les gens n'arrivent pas à dépasser
cela pour continuer à voir dans la personne qui est là celui ou celle
qu'ils aimaient, qu'ils connaissaient, qu'ils appréciaient. Notre travail
est de les aider à prendre conscience que derrière tout ce corps abîmé, il
reste la personne, qu'elle est toujours là en tant que personne qui a
besoin de continuer à être aimée. C'est très difficile pour une famille de
voir un de ses proches avec le corps éclaté, abîmé.
C'est intéressant l'approche du corps. J'ai l'impression, avec les
personnes qui me sont confiées, que le corps a effectivement une grande
place, mais qu'il se passe aussi beaucoup de choses indépendamment du corps
: tout ce que les gens ont envie de dire, de faire sentir, ce sur quoi ils
veulent faire le point, ce qu'ils ont été; pas seulement : «J'étais beau,
j'étais jeune» mais plutôt : «Quel a été le sens de ma vie ? Qu'est-ce
que j'ai pu en faire ? Est-ce que j'ai pu apporter quelque chose au monde ?
Est-ce que je peux me donner quitus pour la vie que j'ai menée ?» Dans ce
contexte, le corps passe au second plan. Aujourd'hui, on est dans une
société où il faut être beau, jeune et riche : ça peut rendre la situation
difficile car les gens vont dire : «Regardez-moi : est-ce qu'il y a un
intérêt à ce que je vive ?» Quand on ne fait pas partie de cette société
perfectionniste du «jeune, beau, riche», on se dit : «Autant partir». Je
trouve vraiment qu'il faut lutter contre ça.
M.-A. D.R., D. H.