Si tu te maries, ce n'est pas un péché ; et si une jeune fille se marie, ce n'est pas un péché. Mais ceux qui choisissent cette vie y trouveront des épreuves, et c'est cela que moi, je voudrais vous éviter. (1 Co 7 28)
Cette norme, dans son contenu négatif, constate que la personne est un bien ne s'accordant pas avec l'utilisation, ne pouvant être traité comme un objet de jouissance, partant comme un moyen. Parallèlement se déploie son contenu positif : la personne est un bien tel que seul l'amour peut dicter l'attitude appropriée et valable à son égard. (Karol Wojtyla, Amour et responsabilité16, Stock 1978.)Cette norme personnaliste est opposée à la norme utilitariste, qui place le plaisir comme valeur fondamentale et considère l'univers entier comme un moyen pour y parvenir, une sorte de Big Bright Green Pleasure Machine.
Goûter le plaisir sexuel sans traiter pour autant la personne comme un objet de jouissance, voilà le fond du problème moral sexuel... Il existe une joie conforme à la nature de la tendance sexuelle, et en même temps à la dignité des personnes ; dans le domaine étendu de l'amour entre l'homme et la femme, elle découle de l'action commune, de la compréhension mutuelle, et de l'accomplissement harmonieux des buts choisis ensemble. Cette joie, ce frui, peut provenir aussi bien du plaisir multiforme créé par la différence des sexes que de la volupté sexuelle que donnent les rapports conjugaux. Le Créateur a prévu cette joie et l'a liée à l'amour de l'homme et de la femme. (AR)
L'amo | ur ne promet qu'une chose à celui | qui aime de cet amour-là: | |
non pas l'organisation de sa vie, | |||
non pas nécessairement son confort sexuel, | |||
mais sa propre perte encore qu'elle soit un gain. | |||
L'amour veut l'éternité, il est plus proche de la mort que de la vie: | |||
rien ne peut empêcher qu'il soit tôt ou tard crucifié. | |||
--- Jean Sulivan, Car je t'aime, ô éternité. |
Pour atteindre ou réaliser une plus haute valeur, il nous faut fournir un plus grand effort de volonté. Donc, pour se libérer subjectivement de l'obligation de fournir cet effort, pour se convaincre de l'inexistence de cette valeur, l'homme réduit son importance, il lui refuse le respect auquel elle a droit en réalité, il va jusqu'à y voir un mal quoique l'objectivité oblige à y voir un bien. (AR)En l'occurrence, la chasteté est d'abord perçue comme une contrainte artificielle, un refoulement d'une tendance naturelle. Or il ne s'agit nullement de cela au départ : il s'agit d'orienter et de maximaliser nos capacités d'aimer, selon l'expression d'Henri Boulad. C'est le contrôle que la volonté impose aux mouvements spontanés vers les biens sensibles, c'est une manifestation de l'humilité du corps vis-à-vis de la personne aimée et de l'amour, dont il n'est pas la substance essentielle. Un refoulement aveugle serait effectivement dangereux mais la chasteté «est d'abord un ``oui'' dont ensuite résultent des ``non''» :
Il ne s'agit pas de détruire les valeurs du corps et du sexe dans la conscience en refoulant leur expérience dans le subconscient, mais d'accomplir une intégration durable et permanente : les valeurs du corps et du sexe doivent être inséparables de la valeur de la personne... La chasteté est une vertu difficile et dont l'acquisition demande du temps ; il faut attendre ses fruits et la joie d'aimer qu'elle doit apporter. Mais elle est la voie infaillible à la joie. (AR)La chasteté, vertu positive, peut d'ailleurs être généralisée par la tempérance, c'est-à-dire en détachement de l'instinct de propriété, tentation de mainmise sur les choses, sur les personnes, voire sur Dieu même... c'est une condition à l'amour sponsal évoqué plus haut.
Je vous en conjure, filles de Jérusalem,
Par les gazelles, par les biches des champs,
N'éveillez pas, ne réveillez pas mon amour
Avant l'heure de son bon plaisir.
--- Ct 3 5.
C'est avant tout un amour pleinement humain, c'est-à-dire à la fois sensible et spirituel. Ce n'est donc pas un simple transport d'instinct et de sentiment, mais aussi et surtout un acte de la volonté libre, destiné à se maintenir et à grandir à travers les joies et les douleurs de la vie quotidienne, de sorte que les époux deviennent un seul coeur et une seule âme et atteignent ensemble leur perfection humaine.Inutile de gloser là-dessus. Qu'il suffise de rappeler que le don d'eux-mêmes que se font les époux est évidemment à entendre jusque dans sa dimension temporelle : on ne donne pas sa personne telle qu'elle est maintenant, mais tout son être jusque dans l'avenir. Étant basée sur la valeur propre de la personne, une telle union ne se conçoit que durable. Les difficultés qui surgissent au cours des années de la vie conjugale ne justifient aucunement la reprise de ce qui a été donné, et en particulier --- pardonnez-moi d'insister --- la disparition de la passion initiale dans la relation entre les deux époux doit être acceptée comme un sacrifice nécessaire, et remplacée par un amour plus calme et plus stable qu'il faut construire dès le début du mariage. «L'amour excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout.»30
C'est ensuite un amour total, c'est-à-dire une forme toute spéciale d'amitié personnelle, par laquelle les époux partagent généreusement toutes choses, sans réserves indues ni calculs égoïstes. Qui aime vraiment son conjoint ne l'aime pas seulement pour ce qu'il reçoit de lui, mais pour lui-même, heureux de pouvoir l'enrichir du don de soi.
C'est encore un amour fidèle et exclusif jusqu'à la mort. C'est bien ainsi, en effet, que le conçoivent l'époux et l'épouse le jour où ils assument librement et en pleine conscience l'engagement du lien matrimonial. Fidélité qui peut parfois être difficile, mais qui est toujours possible... Elle est source de bonheur profond et durable.
C'est enfin un amour fécond, qui ne s'épuise pas dans la communion entre époux, mais qui est destiné à se continuer en suscitant de nouvelles vies.
Si le Christ a donné aux chrétiens un Mariage «restauré» avec de telles exigences (de fidélité, de chasteté, de profondeur) et capable de devenir Signe efficace du Sien, il se devait de donner à cet amour une grâce correspondante qui lui donne la Capacité d'être Signe, «la Capacité de l'Impossible». (Gustave Martelet, s.j.)Bien entendu tout n'est pas réglé du point de vue de la chasteté une fois qu'un homme et une femme sont mariés : leurs relations, en particulier sexuelles, doivent rester dignes des engagements qu'ils ont pris. Sur ce point, les anciennes encycliques pontificales restent prudemment floues («la sainte pudeur de la couche conjugale»33...), mais Wojtyla n'hésite pas à entrer carrément dans les détails :
Les sexologues constatent que la courbe d'excitation de la femme est différente de celle de l'homme : elle monte et descend plus lentement... L'homme doit tenir compte de cette différence de réactions, et ce non pour des raisons hédonistes, mais altruistes. Il existe dans ce domaine un rythme dicté par la nature que les conjoints doivent retrouver pour arriver au même moment au point culminant d'excitation sexuelle. Le bonheur subjectif qu'ils éprouveront alors aura les traits de frui, c'est-à-dire de la joie que donne l'accord de l'action avec l'ordre objectif de la nature... Une harmonisation est donc nécessaire, qui ne peut avoir lieu sans un effort de volonté, surtout de la part de l'homme, et sans son observation attentive de la femme. (AR)Suit une effrayante description des diverses calamités qui peuvent s'abattre sur le couple si ses relations sexuelles ne se passent pas bien : névroses, frigidité, impuissance... Wojtyla en déduit la nécessité d'une éducation sexuelle «dont l'objectif essentiel serait d'inculquer aux époux la conviction : l'``autre'' est plus important que moi». Heureusement, nous rassure-t-il par la suite, «la tendance [sexuelle] crée chez un homme normal et chez une femme normale une science instinctive de la manière dont il faut ``faire l'amour'' ; la ``technique'' risque de nuire, car seules comptent ici les réactions spontanées [...] et naturelles. Cette science instinctive due à la tendance doit cependant atteindre le niveau d'une certaine ``qualité'' des rapports.» La chasteté dans les rapports conjugaux nécessite une culture préalable de la tendresse entre les deux époux, développant la faculté de discerner les états d'âme et les expériences de l'autre personne, faculté qui «peut jouer un grand rôle dans les efforts pour harmoniser les rapports conjugaux... Le mariage ne peut se réduire aux rapports physiques, il a besoin d'un climat affectif qui est indispensable à la réalisation de la vertu, de l'amour et de la chasteté.»34
L'enfant qui jaillit subitement au coeur de l'union conjugale semble un défi lancé à cette union, et comme sa négation. En fait, il en est l'affirmation et l'accomplissement, car par lui l'amour du couple va se fonder de façon stable et définitive. En faisant craquer par le dedans le cercle magique de l'étreinte, l'enfant permet à l'amour de se réaliser à un autre niveau, celui de la famille. (Henri Boulad, op. cit.)Il est bien entendu que la paternité responsable, notion importante dans les textes pontificaux, exige une décision réfléchie sur le moment de donner la vie. «L'homme et la femme ayant des rapports conjugaux doivent savoir à quel moment et comment ils peuvent avoir un enfant ; en effet, ils sont responsables de chaque conception devant eux-mêmes et devant la famille qu'ils créent ou qu'ils augmentent ainsi.»35 Il ne s'agit pas d'avoir une volonté positive de procréer dans chaque acte sexuel --- ce qui serait une forme d'utilitarisme --- mais que le couple reste ouvert à cette éventualité comme possible don de Dieu venant couronner leur union. L'exclusion volontaire et absolue de la possibilité de procréer constitue d'une part une dénaturation de la valeur de l'acte et d'autre part un important risque de déviation vers la concupiscence. L'Église «condamne» donc l'usage de méthodes contraceptives artificielles, d'autant plus qu'il engendre un état d'esprit dangereux vis-à-vis de l'éventuelle conception d'un enfant malgré ces mesures : «La vie qui pourrait naître de la relation sexuelle devient ainsi l'ennemi à éviter absolument, et l'avortement devient l'unique réponse possible et la solution en cas d'échec de la contraception.»36