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L'Incarnation
Mystère et scandale du corps du Christ

M.-È. B.




Etant donné la richesse, mais aussi la complexité du sujet, je me bornerai à mettre en valeur quelques points qui, de manière sûrement très subjective, me semblent particulièrement importants. Il ne sera nullement question de l'histoire du dogme, ni de celle des querelles qu'il a pu susciter. Je voudrais simplement, à l'aide de quelques textes, éclairer ce mystère central du christianisme, ce mystère extraordinaire d'un Dieu fait homme, d'un Dieu «corporisé», «incarné» («Et Verbum caro factum est», Jn 1 14), et souligner quelles conséquences peut avoir l'Incarnation sur la nature même du corps humain.

Un bref rappel dogmatique est peut-être utile, voire nécessaire. La définition précise de l'Incarnation est fort simple : il s'agit de l'«union permanente en raison de laquelle le Verbe de Dieu, sans cesser d'être Verbe, est en même temps homme parfait». C'est ce que nous dit saint Paul dans l'épître aux Colossiens : «En Lui habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité» (Col 2 9). Dit comme ça, ça paraît encore relativement simple, voire évident. Mais tout se complique dès qu'on essaie de dégager toutes les conséquences de ce qui est tout de même un paradoxe : un Dieu-homme. Voici l'explicitation qu'en donne Athanase1 :

La rectitude de la foi, c'est que nous croyions et confessions que Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, est Dieu et homme.

Il est Dieu, éternellement engendré de la substance du Père ; Il est homme, né dans le temps de la substance de sa mère.

Parfaitement Dieu, parfaitement homme avec une âme raisonnable et une chair humaine.

Égal au Père selon la divinité ; moins grand que le Père selon l'humanité.

Bien qu'à la fois Dieu et homme, le Christ n'est pas deux, mais un seul.

Un seul non parce que la divinité aurait été convertie en chair, mais parce que l'humanité a été assumée par Dieu.

Un seul absolument, non par confusion de substance, mais par unité de personne.

Car de même que l'âme raisonnable et la chair sont un seul homme, de même Dieu et l'homme sont un seul Christ.
Et là, on finit par comprendre, ou par entrevoir, ce que l'union hypostatique, c'est-à-dire l'union des deux natures, divine et humaine, en une seule personne (hypostase, pour faire grec et sérieux), a de fondamentalement incompréhensible : on pose 1+1=1. Non seulement incompréhensible, mais aussi scandaleux, au sens propre. Car qu'est-ce qu'un Dieu qui se fait homme, qui prend un corps d'homme, et qui va jusqu'à mourir sur une croix ? Scandale pour les Juifs, et folie pour les païens (1 Co 1 23). Ce scandale, Claudel l'a fort bien exprimé dans un passage d'Un Poète regarde la Croix2.

Voler, c'est s'emparer de ce qui ne nous appartient pas, c'est s'attribuer à soi-même ce qui existait pour un autre. Or, qu'y a-t-il de moins fait pour l'être que le néant, pour l'Infini que le fini, pour le divin que l'homme relatif, infirme, mortel et animal ? Quand Dieu donc s'est emparé de la forme humaine, quand Il l'a assumée à Son usage, quand Il S'est mis dedans, hypostasié dedans, Il a commis un abus intolérable, un attentat, également contraire à la justice, au bon sens et à la propriété, dont les professeurs n'auront pas fini jusqu'à la fin des temps tour à tour de s'indigner et de s'égayer. Il y a des choses qui ne sont pas admissibles. Plantons donc sur la fourche patibulaire au conspect de tous les cieux et pour l'édification de tous les siècles ce transgresseur saisi en flagrant délit de reprise sur un bien que nous avions toutes les raisons de considérer comme notre privilège exclusif. En se procurant chez nous de quoi mourir Il est venu nous dérober ce droit au Néant qui depuis le Péché Originel constitue le plus clair de notre capital d'établissement. Il a détourné nos fonds à Son profit, Il a réclamé d'un seul coup pour Son Père tout cet avoir, tout ce bien en exploitation que nous considérions au plus comme matière à fermage et à contrat avarement discuté. C'est pourquoi Il a mérité ce titre de Voleur3, qu'Il S'est à Lui-même officiellement attribué. [...] Grâce à la complicité de la Vierge il y a eu effraction occulte de notre nature. Et le dommage est permanent, notre enceinte souffre désormais d'une fissure que malgré notre industrie il n'y aura jamais moyen de réparer. Je m'échapperai, dit le Psaume 17 10, et en mon Dieu je transgresserai le mur. On n'est plus chez soi.
Je vous épargnerai le commentaire de ce texte plutôt déconcertant. Claudel est, à ma connaissance, le seul écrivain à prendre ainsi en compte l'Incarnation dans ce qu'elle peut avoir de choquant pour l'homme même, croyant comme non croyant. Car il faudrait pouvoir reprendre la mesure du sacrifice ; une trop longue fréquentation du mystère de l'Incarnation nous conduit à trouver cela tout à fait normal. Dieu a pris un corps d'homme, nous le confessons si souvent que cela ne nous frappe même plus. Nous avons tendance à gommer la disproportion infinie qu'il existe entre Dieu et l'homme. Dieu s'est fait si proche en Christ, et nous avons tellement pris l'habitude de le voir si proche de l'homme que cela nous semble naturel. Mais dans l'Incarnation, Dieu s'anéantit. En devenant homme, il adopte volontairement notre néant. C'est ce qu'exprime ce passage de l'épître aux Philippiens (2 6--8) :

Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix.
Je passe sur tous les débats que ce texte a fait naître. Je voudrais uniquement souligner l'incroyable renoncement que nous montre saint Paul. Le Verbe, tout en restant Dieu, se dépouille volontairement de tous ses attributs divins. Il n'y a que lors de la Transfiguration que certains de ses disciples pourront apercevoir un reflet de sa gloire.

Et autant l'union hypostatique peut nous sembler un mystère théologique très intellectuel, autant ce sacrifice offert à l'homme par Dieu lui-même est un incompréhensible mystère d'amour auquel nous sommes forcément sensible. Ce don nous touche par sa mystérieuse gratuité. Car il n'existe rien dans la nature humaine, aucune raison, aucun principe susceptible de justifier l'Incarnation du Verbe. Et c'est précisément cette adoption du corps humain par Dieu, folie et scandale tout à la fois, qui fonde le christianisme.

Cette humanité assumée par Dieu ne peut pas rester anodine, et il va de soi que ce Dieu dans un corps d'homme ne peut que radicalement transformer la nature corporelle.

Tout d'abord, nous voyons le Christ restaurer en quelque sorte la Création. Il refait à neuf, il achève l'oeuvre commencée aux premiers temps. Les évangiles soulignent très souvent ce lien très étroit qui unit l'oeuvre du Christ à la Création. Qu'il suffise de rappeler le prologue de saint Jean : le Verbe qui s'incarne est celui qui «tournoyait sur les eaux» en Genèse 1 2. Toutes les guérisons que Jésus accomplit sont autant de restaurations, de «réparations» d'un corps humain abîmé, blessé. Comme le Père avait modelé Adam dans de la terre glaise (Gn 2 7), Jésus, par ses mains, sa salive, ou un peu de boue (et comment ne pas y voir la terre glaise originelle ?), guérit les corps, les recrée (guérison du lépreux en Marc 1 40 ; guérison de l'aveugle-né en Jean 9...).

La guérison du sourd-bègue que nous rapporte Marc (7 31 sqq.) est à cet égard très révélatrice. «Il lui mit les doigts dans les oreilles et, avec sa salive, il lui toucha la langue.» La dimension corporelle du miracle est ici essentielle. Il ne s'agit pas d'une simple imposition des mains, distante, hygiénique. Le Christ se sert véritablement de son corps pour guérir d'autres corps. La réaction de la foule telle que nous la rapporte Marc est la suivante : «Il a bien fait toutes choses : il fait entendre les sourds et parler les muets.» Je ne m'attarderai pas sur la deuxième partie de cette phrase, qui reprend pour l'appliquer à Jésus un signe messianique, car les premiers mots sont, dans mon optique, autrement plus significatifs. En effet, il s'agit de la reprise quasi littérale (cela ressort bien plus dans les langues originales, mais faites-moi confiance) du «Et Dieu vit que cela était bon» (c'est-à-dire qu'il avait bien fait), qui scande le récit de la Création. Le Christ est ainsi volontairement présenté par les évangélistes comme celui qui vient achever la Création.

L'Église, pour sa part, et à la suite de saint Paul (Romains 5 14, par exemple) présente le Christ comme le nouvel Adam, c'est-à-dire l'homme parfait, d'avant la Chute. Voici un passage de Gaudium et Spes4 (22, 1--3)

1. Adam, en effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. [...]

2. «Image du Dieu invisible» (Col. 1, 15), Il est l'homme parfait qui a restauré dans la descendance d'Adam la ressemblance divine, altérée dès le premier péché. Parce qu'en Lui la nature humaine a été assumée, non absorbée5, par le fait même, cette nature a été élevée en nous aussi à une dignité sans égale. Car, par son Incarnation, le Fils de Dieu s'est en quelque sorte uni Lui-même à tout homme. Il a travaillé avec des mains d'homme, Il a pensé avec une intelligence d'homme, Il a agi avec une volonté d'homme, Il a aimé avec un coeur d'homme. Né de la Vierge Marie, Il est vraiment devenu l'un de nous, en tout semblable à nous, excepté le péché.

3. Agneau innocent, par son sang librement répandu, Il nous a mérité la vie ; et, en Lui, Dieu nous a réconciliés avec Lui-même et entre nous, nous arrachant à l'esclavage du diable et du péché.
Est-il vraiment nécessaire de gloser un tel texte ? La conséquence essentielle de l'Incarnation pour le corps humain est ainsi cette dignité retrouvée, restaurée. Parce que le Christ a choisi d'«habiter parmi nous», notre corps, «temple de l'esprit»6, cesse d'être méprisable, si tant est qu'il l'ait été. La constitution Dei Verbum nous dit même : « Par le Christ, Verbe fait chair, les hommes ont, dans le Saint-Esprit, accès auprès du Père, et deviennent participants de la nature divine

Là, j'aurais très envie de me lancer dans le Cantique des cantiques, et dans cette glorification exceptionnelle, quoique allégorique (encore que ça se discute), du corps de l'homme et de la femme. Mais, ce serait empiéter sur les plates-bandes de Jérôme, ce qui est mal.

Je n'ai jamais su faire de conclusion. Je peux quand même indiquer que cette réflexion sur le corps du Christ doit nécessairement déboucher sur l'eucharistie et l'Église, toutes deux également corps du Christ. Donc, bonne lecture de l'article de Lise !

M.-E. B.


Rubens, La Descente de Croix.

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