Corps partagé, Corps reçu et Corps constitué dans l'Eucharistie
Lise Barucq
«Et c'est cette immense merveille qui s'accomplit à travers tous les
siècles et se renouvelle en l'Eucharistie, cette immense merveille qui
fait d'une Église le vaisseau d'une présence, une Présence sans bruit, une
Présence silencieuse, une Présence qui nous recrée et nous purifie, une
Présence où nous entendons vibrer l'éternité de l'Amour.»
Maurice
Zundel
P as de Sénevé sur le corps sans parler de
celui du Christ!
Corps dont nous faisons mémoire lors du partage eucharistique,
Corps que nous recevons réellement et entièrement sous les espèces du
pain et du vin, mais aussi Corps que
nous constituons, unis par ce sacrement en une seule Église.
L'Eucharistie, c'est-à-dire «action de grâce», est considérée comme
le «sacrement des sacrements», «source et sommet de toute la vie
chrétienne»1. En effet, contenant
le Christ Lui-même, l'Eucharistie est un résumé de notre foi.
Ce qui suit n'a pas la prétention d'être un exposé construit et
exhaustif
sur le mystère de l'Eucharistie, mais vous y trouverez quelques éléments
qui ont marqué ma recherche sur ce sacrement que je croyais connaître.
La fraction du pain et le partage de la coupe comme
mémorial
Pourquoi le mystère de l'Eucharistie dans le geste si humain et si
matériel de la fraction du repas, du partage du pain?
L'économie sacramentelle utilise des signes et symboles matériels ou
sociaux pour
établir la relation à Dieu. Nous pouvons reconnaître en ces
signes --- ancrés dans la création visible mais voies d'accès à des
réalités
spirituelles --- l'oeuvre créatrice de Dieu, et par leur utilisation, Lui
rendre un culte.
Selon François Varillon, «les espèces eucharistiques du pain et
du vin
évoquent trois idées essentielles : nourriture-breuvage, c'est-à-dire
réfection ou accroissement ; travail ; dispersion rassemblée ou
multiplicité unifiée (le pain est en effet formé de nombreux grains de blé
moulus en une seule farine, et le vin est produit de multiples grappes de
raisin pressées en un seul liquide).»2
Le partage du repas est déjà un symbole dans l'Ancienne Alliance, en
particulier pour le repas pascal. Lors de celui-ci, le pain azyme est
partagé en commémoration de la sortie d'Egypte et la coupe de bénédiction
à la fin du Seder est partagée dans l'attente messianique du
rétablissement de Jérusalem.
Et Jésus, Dieu fait homme, reprend les signes du pain et du vin lors de la
Cène. Cependant ce n'est plus la sortie d'Égypte qui est commémorée mais le
salut de l'humanité qui est annoncé. Jésus utilise «les symbolismes du
repas sacré et spécialement du repas pascal pour introduire une réalité
neuve et bouleversante, celle de sa chair donnée et de son sang
versé»3.
Et depuis la Cène, la communauté chrétienne répète ces gestes, selon le
commandement de Jésus : «Faites cela en mémoire de moi.» (Lc
22 19).
L'Eucharistie est donc mémorial de Sa vie, de Sa mort et de Sa
résurrection ; c'est ce qui est dit ou chanté dans l'anamnèse. Par
mémorial n'est pas entendu le
rappel seul des événements passés, car l'événement de la Croix ne passe
pas, mais leur remise au présent. Il est à noter que Jésus a dû utiliser
le terme «mémoire» au sens biblique du mémorial, à savoir «un
objet ou un acte cultuel que l'on présente à Dieu, pour qu'il se souvienne
de nous»4.
D'ailleurs, la prière marquant la fin du repas pascal juif, que Jésus a pu
prononcer, porte le nom de Zikkaron, «mémorial» et est une
demande pour la venue du Messie. Ainsi, le mémorial que Jésus renouvelle
ici possède une dimension eschatologique, que nous conservons : «Chaque
fois que vous mangez ce vin et buvez à cette coupe, vous annoncez la mort
du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne.» (1 Co 11 26)
Ainsi nous réalisons par le sacrement de l'Eucharistie le mémorial de Sa
venue parmi les hommes, de Sa Passion et de Sa résurrection, dans
l'attente de Son retour et pour que Dieu «Se souvienne de nous », en
utilisant des symboles renouvelés par le Christ.
Le pain et le vin qui deviennent Corps du Christ
Dans le sacrement de l'Eucharistie sont «contenus, vraiment,
réellement, et substantiellement le Corps et le Sang
conjointement avec l'âme de notre Seigneur Jésus-Christ et par conséquent,
le Christ tout entier», nous dit le Concile de Trente
(D.S. 16515). Et les mêmes
d'affirmer que par la consécration, la substance du
pain est changée en celle du Corps du Christ et la substance du vin en
celle de Son Sang6.
Déjà au I er siècle, l'Église a foi en cette présence
réelle. Ainsi, Saint Justin affirme : «D'après l'enseignement que nous
avons reçu, cet aliment eucharistié par les paroles du Christ est sa chair
et son sang. » L'origine de cette foi ne peut donc se trouver que dans
les paroles du Christ «Ceci est mon corps», «Ceci est mon sang»; paroles qui n'ont pu être rapportées par les disciples que parce
qu'elles les avaient suffisamment marqués et parce qu'ils croyaient déjà
en leur réalisation7.
Cela reste un peu dur à avaler : des molécules de
Corps du Christ viennent remplacer l'amidon du pain? Peut-être faut-il
s'entendre sur l'emploi du mot substance. Ce qui est changé dans
le
pain et dans le vin c'est leur présence, leur réalité «ontologique »
par opposition à leur signification mais non pas leur matière «chimique ». Si les apparences du pain et du vin demeurent, c'est
pourtant une nouvelle réalité qui les remplace, à savoir celle du Corps et
du Sang du Christ.
Ainsi, face au mystère de l'Eucharistie inaccessible à nos sens (qui ne
nous trompent pas, mais ne nous aident pas ici à percevoir ce qui se passe
dans ce sacrement) il faut
faire appel à la Foi8.
La Foi de l'Église est que
cette conversion a lieu grâce à «l'efficacité de la Parole du Christ et
l'action de l'Esprit Saint» (CEC 13759) : «Le prêtre, figure
du Christ, prononce ces paroles, mais leur efficacité et la grâce sont de
Dieu. Ceci est mon Corps, dit-Il. Cette parole transforme les
choses offertes.»10 D'ailleurs lors de l'épiclèse11, le prêtre demande au Père
d'envoyer Son Esprit pour consacrer les offrandes eucharistiques (d'où
l'expression présence sacramentelle, c'est-à-dire «conséquence permanente de l'acte sacramentel de la
consécration»12). Ainsi, c'est l'Esprit qui est à l'oeuvre
dans ce mystère.
Le risque est de laisser place à la croyance en une certaine magie et de
voir en la consécration un phénomène surnaturel qui nous échappe et ne
nous engage pas. La parole de consécration n'est pas une incantation magique,
ni le prêtre un sorcier ; mais comme le rappelle Maurice Zundel, la
consécration est impossible si elle n'est pas un «appel de la
communauté, pour la communauté et dans la communauté» et si elle est
vidée de son lien d'amour entre notre intimité et celle de Dieu.
Le corps que nous recevons dans cette conversion est celui du Christ
glorieux ressuscité. Quand l'Église affirme que l'hostie consacrée est «vraiment et réellement » le corps du Christ, elle reconnait que
celui-ci
est présent tout entier dans le pain et tout entier dans le vin, donc pas
sous une forme diminuée ni fractionnée. D'où d'une part le fait qu'on
puisse communier pleinement au corps du Christ sous une seule des deux
espèces (CEC 1390) et d'autre part le fait que l'Eucharitie n'est pas un
nouveau «sacrifice sanglant », aux allures cannibales, lors duquel on
se diviserait le Corps du Christ offert en victime.
Cependant l'Eucharistie est le «sacrement d'un sacrifice»13, et nous ne
pourrions recevoir Son Corps s'Il n'avait été sacrifié pour nous sur la
Croix.
Par l'Esprit Saint, nous recevons le Corps du Christ sacrifié,
éternellement vivant.
L'Église qui prend corps en Christ
Le sacrement de l'Eucharistie exalte le Corps que nous sommes déjà
appelés à former par notre baptême : «Aussi bien est-ce en un seul
Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul Corps. » (1 Co
12 13)
Tout d'abord, l'Eucharistie rend visible ce Corps formé. En effet, si on
peut lire la Parole seul ou prier
seul, le sacrement de l'Eucharistie nécessite la présence d'une assemblée
pour laquelle Jésus, par Son ministre, consacre les offrandes. Et de même
que les cellules d'un organisme supérieur14 se construit grâce à l'eau
et aux nutriments apportés par le sang ou la sève, ainsi chaque petite
cellule que nous sommes dans le Corps de l'Église vient tirer la Vie du
Corps et du Sang du Christ. Mais ceci n'est qu'une image, et il nous faut la
dépasser. «L'union des chrétiens a sa source dans le corps physique du
Christ [...], mais elle est d'une nature supérieure à l'union qui
relie les divers membres et organes d'un corps biologique parce qu'il
s'agit de l'union de personnes libres opérée par
l'Esprit.»15 Il y a donc plus qu'une image lorsque nous
affirmons
former un corps en Christ.
L'Eucharistie est d'abord union avec le Christ, comme Il l'annonce à
Capharnaüm: «Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi
en lui.» (Jn 6 56) Et là apparaît la réciproque : non seulement
Christ vient en moi, mais à mon tour je participe à Son Corps. Comme toute
une communauté fait de même, il y a vraiment comm-union. «Le Christ
unit entre eux ceux qu'Il transforme en Lui. On ne saurait concevoir cette
transformation sans cette union, car c'est du même amour, disait
Jésus, que le Père m'aime, que moi je vous aime, et que vous devez
vous aimer les uns les autres.»16
C'est donc une relation d'amour qui nous lie ensemble en Christ. Ceci,
encore une
fois, est l'oeuvre de l'Esprit : «Le terme de la mission de l'Esprit
Saint dans toute liturgie est de nous mettre en communion avec le Christ
pour former son Corps. » (CEC 1108).
Ainsi unis en une Église, nous sommes appelés à partager sa mission par le
témoignage et le service de la charité (CEC 1109).
Ainsi, l'Eucharistie que nous célébrons à la suite de Jésus, fait le lien
entre le Corps du Christ sacrifié et l'Église.
L'Eucharistie, comme tout sacrement, fait appel à des symboles, à des
images : le pain, le vin, le repas, le corps. Ces symboles ne doivent pas
être laissés de côté dans notre partage eucharistique, mais nous ne devons
pas nous arrêter aux images qu'ils évoquent : il y a derrière elles
action de l'Esprit Saint par laquelle nous pouvons nous laisser
transformer.
L'Eucharistie est enfin une grande joie : nous percevons le lien
réciproque qui nous unit à Dieu. À notre faible appel répond la présence
réelle du corps du Christ que nous recevons et à l'appel de Dieu, par Son
fils qui a institué le sacrement eucharistique, répond toute une
communauté avec nous.
«Toi qui fais toute chose nouvelle
toi qui fais toujours actuelle
la Passion de Jésus-Christ,
sa mort et sa résurrection,
Ô Eucharistie!
Vivant mémorial de ton offrande,
pain de vie
qui donne la Vie aux hommes,
donne-moi, je t'en prie
que de toi je vive!
Qu'en toi seulement
soit mon espérance,
et tout mon amour!»
Maurice Zundel,
Hymne au Saint-Sacrement
L.B.