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Le corps, l'âme et le cerveau

Jusqu'où peut aller la biologie ?

Nathalie Ray




Car c'est de l'homme qu'il s'agit, dans sa représentation humaine ;

et d'un agrandissement de l'oeil aux plus hautes mers intérieures.

Saint-John Perse, Vents




Qu'est-ce que l'âme ? Plusieurs définitions ont été attachées à ce concept au cours de l'histoire de la philosophie, mais aussi au cours de l'histoire des sciences. Pourquoi des sciences ? C'est là que commence à se dessiner le lien entre cette question et le thème de ce Sénevé... Parce qu'en effet, les sciences, et plus particulièrement la biologie, étudient l'homme certes en tant qu'organisme capable de se nourrir et de se reproduire comme tout autre être vivant, mais aussi en tant que sujet capable de percevoir et d'avoir des relations avec le monde qui l'entoure, ce qui est du domaine à la fois du corps (la perception sensorielle, la motricité...) et de l'esprit (interprétation de cette perception, représentation intérieure et jugement du monde). La neurophysiologie moderne est désormais capable d'expliquer par des mécanismes physico-chimiques les phénomènes les plus complexes de notre esprit et de notre personnalité, phénomènes que l'on associait plus traditionnellement à notre âme qu'à notre corps... Comment en est-on arrivé là ? Comment notre cerveau est-il capable d'élaborer nos idées et nos raisonnements, nos sentiments et nos émotions, notre conscience d'être et notre liberté ? Et, finalement, que reste-t-il de l'âme humaine, spirituelle et immortelle, qui ne soit expliqué par la biologie, qui ne relève pas de notre corps ?

Comment en est-on arrivé là ?

Dans l'Antiquité déjà, il existait plusieurs conceptions concernant les relations entre le corps humain et l'âme. Les observations concrètes que chacun pouvait et peut toujours faire, sont que l'esprit influence le corps et le corps influence l'esprit : un jour on est fatigué et on a « la conscience moins claire », notre santé influence notre moral et vice-versa, comme le montre l'efficacité de certaines médecines holistiques (traitant à la fois l'esprit et le corps), l'effet placebo, etc. D'où l'idée évidente d'un lien entre l'esprit et le corps et donc de la recherche de l'âme dans le corps.

Chez les Grecs, l'âme (psyché) était considérée comme faisant intimement partie du corps (soma, cadavre), mais sa nature était controversée. Pour Platon, l'âme est immatérielle et immortelle, mais en harmonie avec le corps : elle est capable d'agir sur lui car il en est le siège. Pour Aristote, par contre, l'âme est un « principe de vie », elle est donc indissociable du corps (par conséquent mortelle), présente chez tous les êtres vivants, mais à des degrés divers (âme végétative, âme sensible et âme intellective) et elle ne peut penser qu'à partir
des sensations, qui nécessitent un corps. Quant à savoir où cette âme est située, il ne conclut pas : « on ne saurait dire si l'âme dans le corps est comme un navigateur dans son navire ». Démocrite lui, est atomiste et par conséquent matérialiste : l'âme est composée, tout comme le corps, d'atomes mais qui ont la particularité d'être sphériques, très mobiles et répartis dans tout le corps. Ils se séparent donc de celui-ci au moment de la mort et se dispersent : il ne reste plus rien.

Du côté des médecins, la conception platonicienne de l'âme rend la dissection humaine inconcevable et l'exploration de l'intérieur du corps ne semble qu'assez peu les intéresser jusqu'à Galien (IIième siècle après J.-C.). Il est en effet le premier à prôner l'étude de l'anatomie et de l'expérience et découvre, par des dissections et des vivisections sur animaux, la fonction de certains organes, comme le rôle de certaines parties du cerveau (cervelet) dans la motricité. Ses expériences le conduisent à considérer le corps comme une machine qui a besoin d'un créateur pour fonctionner.

L'arrivée du christianisme ne change pas grand-chose à cette conception de l'homme comme constitué d'une âme et d'un corps indissociables (voir saint Augustin et saint Thomas d'Aquin), si ce n'est que l'âme humaine est considérée comme immortelle (concile de Latran, 1513), contrairement à celle des animaux. Si la dissection de cadavres humains n'est pas interdite, puisque l'âme est montée au Ciel, voire autorisée par une encyclique de Sixte IV en 1475, la pratique de la dissection humaine ne prend vraiment place dans la médecine qu'à la Renaissance, avec Mondino de Leuzzi, Léonard de Vinci, ou Ambroise Paré, qui découvrent l'extraordinaire complexité du cerveau humain, apparaissant comme un réseau de fibres.

Au XVIIième siècle apparaît la physique newtonienne permettant d'expliquer avec exactitude, par des lois universelles, des phénomènes comme la pesanteur. Le corps est alors également considéré par certains comme un ensemble de processus mécaniques : c'est « l'animal-machine » du philosophe Descartes. Mais que faire de l'âme ? Une machine aussi ? La plupart des scientifiques d'alors auraient tendance à le penser. Newton crée la « psychophysique », qui étudie les relations fonctionnelles et de dépendance du corps et de l'esprit, à travers les relations sensorielles : l'esprit naît dans le cerveau et voyage le long des nerfs sous le contrôle de la volonté, par un mécanisme « vibratoire » ; l'anatomiste et physiologiste anglais Thomas Willis, dans De motu musculari (1670), localise l'imagination dans le corps calleux, la mémoire dans le cortex cérébral, les fonctions cardiaques et respiratoires dans le cervelet... et l'âme dans les corps striés. Bref, l'âme est successivement située dans différentes parties du cerveau qui paraissent aux uns et aux autres d'une particulière importance pour l'organisme.

En réaction à ce matérialisme grandissant apparaissent des conceptions « animistes » en médecine comme en philosophie, avec Descartes : il existe deux substances, l'âme (ou la pensée) et la matière (ou l'étendue). L'âme est totalement spirituelle, sans aucune fonction biologique et indépendante du « principe de vie » qui anime les animaux. Mais comment expliquer alors que quelque chose de spirituel, la pensée d'un mouvement par exemple, puisse être à l'origine d'un phénomène physique, le mouvement en question ? Dans Les passions de l'âme (1649) et le Traité de l'homme (1664), Descartes prend en compte ce rôle de l'esprit sur le corps et du corps sur l'esprit en reliant l'âme immatérielle au corps par la « glande pinéale », appelée aujourd'hui épiphyse, et qui se situe exactement au centre du cerveau. L'âme peut ainsi se laisser toucher par des sentiments liés aux besoins corporels (désirs, haines) mais peut aussi se détacher de ces « bas » instincts et agir indépendamment du corps.



La glande pinéale de Descartes, juste au centre du cerveau (Traité de l'homme).

Aux XVIII ième et XIXième siècles, la conception de l'âme comme étant de nature matérielle et corporelle prend de plus en plus d'ampleur, dans un contexte athéiste. Chez les scientifiques, la pensée est explicitement réduite à une production du cerveau : « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile » (J. G. Cabanis, Traité du physique et du moral de l'homme, 1802). Cette idée est d'ailleurs confirmée par la réalisation, au XIXième, de la carte des aires corticales1, c'est-à-dire la localisation des différentes fonctions cognitives (cf. schéma p. ??).

Il n'y a guère que le neurobiologiste Charles Sherrington, qui reste dualiste : « Bien que je ne puisse les corréler, le vécu mental d'un côté et les événements cérébraux de l'autre me paraissent néanmoins coïncider dans le temps et dans l'espace... Mais cela ne m'est d'aucun secours, puisque, au moins pour moi, les deux ne sont absolument pas liés. En ce qui concerne les événements mentaux, je les regarde comme à part. » (The brain and its mechanisms). Il sera d'ailleurs largement critiqué par ses pairs, comme le célèbre Pavlov, résolument moniste.

Les philosophes, eux, continuent à se partager entre dualistes, comme Kant: « un corps organique présuppose un principe organique extérieur ou intérieur. Celui-ci doit être simple ; sinon il aurait lui-même besoin d'une organisation. Or, en tant que simple, il ne peut être une partie de la matière, car toute partie de la matière est toujours composée. Aussi, le principe organisant du corps organique doit-il être en-dehors de l'espace2 » (Opus posthumus, II, 295), ou Hegel ; et monistes, comme Nietzsche : « Le phénomène du corps est un phénomène plus riche, plus explicite, plus saisissable que celui de l'esprit. Il faut le placer au premier rang, pour des raisons de méthode, sans rien préjuger de sa signification ultime. [...] En effet, la conscience n'est rien qu'un instrument [...] ni le plus nécessaire, ni le plus admirable. [...] Il faut donc renverser la hiérarchie [...] et conserver le spirituel comme un langage chiffré du corps » (Fragments posthumes, XVI).



Localisation de quelques fonctions cognitives

(Les aires de Broca et de Wernicke sont les aires du langage.)




Au XXièmesiècle, les découvertes concernant le cerveau, son fonctionnement, ses relations avec le reste du corps et le reste du monde, s'accélèrent du fait des nouvelles techniques qui permettent de l'étudier : grande amélioration des techniques de microscopie optique, apparition du microscope électronique, imagerie cérébrale, électrodes de stimulation et d'enregistrement de l'activité cérébrale de plus en plus précises, etc. Si le monde scientifique s'oriente toujours plus vers une vision moniste de l'homme, comme on le verra tout à l'heure, certains philosophes restent dualistes, comme Karl Popper qui écrit, avec le neurophysiologiste John Eccles, The Self and its Brain (1977) où ils déclarent que la réalité peut être divisée en trois parties : l'univers des entités physiques, le monde de la culture et des abstractions, et entre les deux, faisant l'interface, le monde de la pensée.

De ce bref3 historique, on peut remarquer que l'âme semble avoir des définitions différentes selon les auteurs : principe de vie, esprit, pensée, sens et sentiments... Il me paraît donc normal de constater que sa relation avec le corps en est conçue différemment : la perception sensorielle et la motricité sont quasi par définition liées au corps ; mais de la conscience et de la mémoire, qui semblent faire partie de notre personnalité, de notre moi, et qui par conséquent nous paraissent plutôt être du côté de l'âme que du corps, qu'en est-il exactement ?

Jusqu'où peut aller la biologie ?

Nous allons aborder à présent le côté neurobiologique de la question, à savoir : que sait-on exactement (ou presque) du fonctionnement du cerveau ? Qu'est-ce-que qui peut être expliqué par le fonctionnement des neurones ? Afin de simplifier l'affaire, nous allons tout d'abord définir ce que les neurobiologistes considèrent comme étant l'âme et qu'ils appellent conscience. Commençons par une définition simple : un animal ou un être humain est dit « conscient » quand il est réveillé et réceptif à des stimulations venant du monde extérieur. Par extension, un être est conscient quand il est susceptible d'être conscient4. D'après cette définition, il paraît évident que la carotte n'est pas un être conscient mais que le ver de terre en est un puisqu'entre autres il gigote quand on le coupe en deux. Pour ne pas être ramenée au niveau du ver de terre, je conçois qu'il existe plusieurs types de consciences. Pour parler avec des mots savants, il y a d'une part la conscience cognitive et d'autre part la conscience phénoménale. La conscience cognitive comporte la conscience primaire (les sensations), la conscience introspective (l'introspection, le langage) et la conscience de soi (la conscience d'avoir conscience). Il s'agit de processus mentaux pouvant être communiqués à d'autres personnes et qui sont donc objectifs, extrinsèques. La conscience phénoménale, elle, comporte les sentiments, les goûts, les évocations dues aux expériences sensorielles (par exemple la madeleine de Proust), bref tout ce qui n'est pas communicable à une autre personne et qui est donc intrinsèque, subjectif, que l'on nomme aussi qualia en sciences cognitives. Dans tous ces aspects de la conscience, nous allons à présent voir ce qui est biologisable et ce qui ne l'est peut-être pas, ce qui nous reste de notre âme en quelque sorte.



Le cerveau, organe de l'esprit (coupe sagittale, entre les deux hémisphères cérébraux).

Commençons par le plus simple, à savoir la conscience primaire, la perception sensorielle. L'exemple le plus utilisé en sciences cognitives est celui de la vision, donc c'est celui-ci que je vais présenter, dans le but, non de faire un cours de neurologie, mais de vous montrer à quel point les détails mécaniques de ce système sont connus. La rétine contient des cellules ayant des formes de cônes et de bâtonnets qui ont dans leur membrane des macromolécules5, les rhodopsines. L'arrivée de lumière sur une cellule provoque un changement de conformation6 de la rhodopsine, ce qui l'active et entraîne une cascade de réactions cellulaires aboutissant à une modification de l'état électrique de la cellule. Après un premier traitement au niveau de la rétine, l'information visuelle est envoyée dans une partie du thalamus (cf. schéma p. ??) appelée corps genouillé latéral, puis de là au cortex visuel primaire, situé dans la partie occipitale (arrière) du cerveau. Les connexions neuronales ne se font pas n'importe comment dans l'espace, ce qui fait que les neurones du cortex visuel forment des cartes corticales du champ visuel. Les neurones du cortex primaire se projettent ensuite sur d'autres zones du cortex que l'on appelle aires corticales visuelles numérotées de 2 à 5.

Ce que les neurobiologistes ont découvert dans les années 60, en enregistrant l'activité d'un seul neurone chez des singes, c'est que les neurones du cortex primaire sont sensibles à une certaine orientation d'une barre, ceux de l'aire V3 uniquement aux couleurs des objets et ceux de l'aire V5 uniquement à la direction de leur mouvement. Ceci a été confirmé chez l'homme par l'étude de la vision chez des personnes au cerveau lésé.

Comment se produit alors la conscience visuelle d'un objet ? Car elle nécessite l'intégration de ces différentes caractéristiques, « malheureusement » codées par des neurones différents, situés dans des zones différentes du cortex. Une première hypothèse serait qu'il existe un neurone codant pour un objet, sur lequel tous les neurones codant chacune de ses caractéristiques se projetteraient, ce qui nous permettrait de le reconnaître et/ou le mémoriser. Cette hypothèse simple, appelée « hypothèse du neurone grand-mère7 » n'est cependant pas satisfaisante, car étant donné que nous perdons des centaines de neurones par jour, si chaque neurone avait tant d'importance, on finirait par ne plus reconnaître grand-chose. Une autre hypothèse est née de l'observation du fait que, lors de la reconnaissance d'un objet, de nombreux neurones sont activés de façon synchrone, à des fréquences de 40 Hz en moyenne. Cette « oscillation gamma » serait, selon Francis Crick (codécouvreur de la structure de l'ADN en double hélice), le moyen de synchroniser tous les neurones correspondant aux différentes caractéristiques de l'objet observé. Et de cette synchronisation naîtrait la conscience visuelle de cet objet, c'est-à-dire la conscience du fait que l'on voit l'objet.

De la même façon, on pourrait montrer comment l'étude des différentes parties du cerveau, des différents neurotransmetteurs8 et de certains réseaux neuronaux permettent d'expliquer les autres types de conscience cognitives : le langage utilise plusieurs aires cérébrales ; la mémoire est expliquée par le changement de la force de certaines synapses9 expliqués par des mécanismes différents, tant à l'échelle cellulaire (ce que l'on appelle la plasticité cérébrale10) qu'à l'échelle du cerveau (mise en cause de parties cérébrales différentes). Quant à la conscience de soi, elle est expliquée par Antonio Damasio par le fait que « l'organisme, tel qu'il est représenté dans le cerveau11, intéragit avec le monde extérieur aussi représenté dans le cerveau » (Le sentiment même de soi : corps, émotion, conscience, Odile Jacob, 1999). Mais c'est à mon sens réduire la conscience de soi à l'unique sentiment d'interaction entre mon corps et un autre objet et cela n'explique en rien la conscience du fait que la pensée que je suis en train de construire est bien la mienne.

Si l'on reprend notre liste initiale, on peut constater que toute la conscience dite cognitive est relativement bien expliquée par la neurobiologie, donc par des mécanismes physico-chimiques. On peut même aller plus loin : un homme ayant survécu à une complète destruction d'une partie du lobe frontal a vu son caractère changer du tout au tout : de serviable et sociable, il est devenu irritable et renfermé ; les drogues et les médicaments traitant les maladies mentales telles que la dépression agissent sur les neurotransmetteurs : notre humeur n'est donc qu'affaire de dosage12 de ceux-ci dans le système limbique13 ; le lien entre l'humeur et la santé a également été expliqué par des relations hormonales entre le système nerveux et le système immunitaire... Bref, si certains voulaient encore localiser l'âme dans le cerveau, ils la mettraient plutôt dans l'hypothalamus (cf. schéma p. ??) que dans la glande pinéale de Descartes, car celui-ci contrôle toutes les glandes périphériques donc l'énergie (par la thyroïde), le stress (par les cortico-surrénales), etc., ainsi que la mémoire (par l'hippocampe, une petite région du cerveau indispensable à toute mémorisation).

Reste à expliquer la conscience phénoménale, celle de nos sentiments... et c'est là que ça se gâte parce que personne n'est d'accord et chacun construit sa propre « théorie de la conscience ». Il y a la position très simple mais fort peu satisfaisante de ceux qui déclarent tout net que cette conscience n'existe pas (Daniel Dennett, La conscience expliquée, Odile Jacob, 1994). Plus sérieusement, la position « mystérieuse », ou principe d'incertitude, considère que l'esprit est une propriété du biologique que les lois physico-chimiques ne pourront jamais expliquer : « L'esprit immatériel pourrait, en affectant un champ de probabilité, modifier sans dépense d'énergie les chances qu'un événement susceptible d'influencer le comportement neuronal a de se produire au niveau d'un micro-site d'une synapse. Il identifie cet événement comme étant la décharge d'une seule de ces vésicules synaptiques qui contiennent un neurotransmetteur14. » (À propos de John Eccles, in C. de Duve, Poussière de vie, Fayard, 1996, p. 422).

Cependant, cette vision est irréaliste pour la plupart des biologistes cellulaires qui sont plutôt réductionnistes et considèrent toute activité de l'esprit, toute conscience, comme étant le résultat d'une activité physico-chimique du cerveau : « ``vous'', vos joies, vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, l'idée que vous vous faites de votre identité personnelle et de votre libre arbitre ne sont en fait rien de plus que le comportement d'un vaste assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui leur sont associées. » (Merci Francis Crick, L'hypothèse stupéfiante, à la recherche scientifique de l'âme, Plon, 1994, p. 17.) Il en existe différentes théories explicatives : celle de Crick est que la conscience est une propriété émergente du système de neurones, c'est-à-dire qu'elle s'explique par le comportement des éléments du système, ici les neurones, mais qu'elle n'appartient en propre à aucun de ceux-ci. Celle du mathématicien Penrose est que le cerveau ne peut pas être expliqué par la physique newtonienne classique, mais pourrait sans doute l'être par la physique quantique «agissant» sur les microtubules, des éléments du cytosquelette qui interviennent dans le mécanisme de la synapse chimique15. Ainsi, «la conscience serait une manifestation de cet état cytosquelettique interne pris dans des phénomènes d'ordre quantique et de sa participation à l'interaction [...] entre les niveaux quantiques et classiques de l'activité » (Shadows of mind, InterEditions, 1995).»

Dans ce matérialisme ambiant, l'homme est réellement réduit à une machine et on va même jusqu'à se demander si la conscience qu'il éprouve ne pourrait pas être un jour effectivement éprouvée par une machine ! Qu'est donc devenue, dans ce contexte, notre humanité ?

Ce genre de théorie ne nous semble pas le moins du monde se référer à nous-même : « La neurochimie, malgré des livres célèbres, reste une histoire profondément étrangère à chacun de nous, qu'elle regarde pourtant au plus près. [...] Cela va un moment, le temps de lire et de se laisser piquer par le plaisir d'un exotisme infime, mais qui d'entre nous considérerait à rabattre ses sentiments et ses idées au trafic qu'on lui décrit ? » (F. Quéré, L'homme, maître de l'homme, Bayard, 2001, p. 162.) Le simple fait de la vie en société, des relations humaines, montre bien qu'il existe en l'homme « autre chose » que des courants électriques : « en l'homme, le corps excède toujours le corps, il y a toujours une énigme, un ``débord'', une aura : une présence déborde, qui n'est pas seulement le corps, mais qui pourtant n'existe pas sans le corps. C'est que le corps dit toujours plus, annonce toujours plus que lui-même. Pour ne se ``pencher'' que sur le corps, il faut réellement procéder à une opération d'abstraction. Il y a quelque chose à taire, à mettre de côté. » (F. Le Corre, L'homme, son corps, sa dignité, in Que ferons-nous de l'homme ?, Bayard, 2002, p. 132), ce qui est particulièrement vécu chez les médecins... beaucoup plus que chez les vétérinaires. Comme quoi, l'homme a quelque chose de plus que les animaux, ouf !

De l'humanité biologique à l'humanité de l'âme

Les différentes branches de la biologie ont chacune cherché à mettre en évidence cette particularité de l'homme : la génétique, malgré les 98 % d'ADN commun avec les chimpanzés (et même 99 % en ne considérant que les morceaux jouant vraiment un rôle et qu'on appelle codantes), se « rattrape » en disant que cette petite différence concerne justement les gènes de développement, c'est-à-dire les gènes dont l'expression gouverne celle des autres gènes au cours du développement de l'organisme.



Ce sont ces fameux gènes du développement qui font de l'homme un animal néoténique, c'est-à-dire un foetus prolongé. L'homme n'est pas fini. Il n'est jamais fini ! [...] Pendant seize ans, l'homme continue à fabriquer massivement des neurones, à faire des synapses afin de construire ce monde qui est le sien et aussi le monde des autres, de se donner des représentations, ce que ne pourra jamais faire un singe. C'est probablement une sorte de « miracle » de la sélection génétique qui a fait qu'à un moment de l'évolution, quelques gènes, qu'on appelle gènes homéotiques ou gènes de développement, se sont mis soit à fonctionner plus longtemps --- ce qu'on appelle l'hétérochronie ---, soit se sont dupliqués et se sont exprimé là où ils ne devaient pas l'être, dans le cerveau. (Jean-Didier Vincent, Qu'est-ce-que l'humain ? Le Pommier, Cité des Sciences et de l'Industrie, 2003, p. 26).
La paléoanthropologie, elle, différencie l'homme des hominidés par certaines caractéristiques du crâne. On remarquera que ne sont présentés que des critères pouvant être issus de l'évolution darwinienne des espèces16. Cependant, les critères de vie en société sont également considérés, principalement l'enterrement des morts, qui indique la croyance en une vie après la mort...
Mais la principale caractéristique de l'homme, qui n'est visible ni dans les gènes ni dans les squelettes, n'est-elle pas la faculté d'admirer17, de se préoccuper de ses semblables davantage que pour des raisons de survie ou de multiplication des gènes ? S'occuper de sa progéniture, les animaux aussi en sont capables, mais se préoccuper du sort des plus souffrants, de ceux qui sont en fin de vie et rendus inutilisables pour une vie « efficace et productive », seul l'homme s'en est montré capable18.

À partir du moment où nous accueillons celui qui est marqué par les difficultés de la vie, qui peut-être est sorti de la vie productive, une transformation s'opère de façon très mystérieuse, à la fois chez celui qui accueille et chez celui qui est accueilli. [...] Si cet accueil se fait avec dignité, avec amour, la personne accueillie devient elle-même celle qui nous conduit à un nouvel approfondissement de notre propre humanité. (X. Le Pichon, Ecce homo, in Que ferons-nous de l'homme ?, Bayard, 2002, p. 57.19).
C'est l'homme faible et souffrant, que le Christ nous demande d'accueillir comme Lui-même (Mt 25 34), qui possède les clés du Royaume de Dieu. Et quand le Christ est présenté par Pilate comme l'Homme (« Ecce Homo » Jn 19 5), c'est « l'homme dans sa souffrance, l'homme blessé [qui], à ce moment-là plus qu'à tout autre, révèle le mystère de son humanité qui fait de lui l'image de Dieu. » (X. Le Pichon, op. cit., p. 60). Les personnes handicapées ne sont en effet pas des « sous-hommes » du fait qu'elles ne peuvent pas ou plus agir et penser convenablement, ce n'est pas le cerveau qui fait l'homme. Au contraire, ce sont elles qui nous montrent où se trouve l'essentiel, où se trouve l'âme humaine, immatérielle et spirituelle, le souffle de vie que Dieu insuffla dans les narines d'Adam (Gn 2 7). C'est ce souffle seul qui transforme le tas de glaise, notre matérialité, nos neurones, en corps : « C'est grâce à l'âme spirituelle que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant. » (Catéchisme de l'Église catholique, can. 362)

On peut alors se demander quand ce que ce souffle est donné à l'homme. En clair : quand l'homme reçoit-il son âme ? Saint Thomas d'Aquin, à la suite d'Aristote, nous dit que l'âme est insufflée dans l'embryon entre 40 et 80 jours. Mais c'était à une époque où l'embryon comme le foetus étaient très peu connus : « le foetus ne pouvait être pris au sérieux tant qu'il était resté un reclus médical dans une cavité opaque. L'oeil de l'échographe qui observe l'innocent foetus découvre une petite créature étrangement active et pas du tout comme le parasite actif que l'on imaginait. » (Pascal Ide, cité par Michèle Fellous : Échographie, foetus, personne, in Bio-médecine et devenir de la personne, Paris, éd. du Seuil, 1991).

De plus, « la biologie moléculaire est là pour nous enseigner que la nature humaine nous est donnée à l'origine. » (J. Lejeune, op. cit., p. 36). Mais si cet oeuf, la toute première cellule, issue de la fusion des deux gamètes, est un oeuf humain, un embryon humain, est-il pour autant un être humain ? Les scientifiques comme les philosophes et les théologiens sont confrontés à une situation constrastée : « d'une part, le constat de l'inachèvement de l'embryon, et d'autre part, le constat de la transformation continue qui empêche que l'on puisse distinguer des stades nettement séparés de l'existence » (J.M. Maladamé, o.p., L'embryon, le corps et l'âme --- Remarques épistémologiques sur le statut de l'embryon humain). Et c'est la biologie qui vient pour une fois à leur secours.

L'embryon est un être humain si et seulement s'il peut être considéré comme un être vivant car si cette matière est vivante, elle est « animée par un message20 qui est la vie, qui fait la vie. Et si ce message est un message humain, cette vie est une vie humaine. » (J. Lejeune, L'enceinte concentrationnaire, Le Sarment Fayard, 1990, p. 74). Les caractéristiques d'un être vivant sont les suivantes : continuité, unité et identité.

Les recherches sur le développement embryonnaire ont montré qu'il n'existait pas de coupures, de stades. Les termes « pré-embryon21 » (avant la différenciation cellulaire),
d'« embryon » (formation des organes) et de « foetus » (les organes sont formés, le foetus ne fait plus que grandir) ne sont qu'approximatifs car les poumons, par exemple, continuent de se former jusqu'à la naissance. Le principe de la continuité est donc acquis.

Pour le principe d'unité, la principale objection est que de nombreuses cellules embryonnaires ne servent pas à former l'embryon lui-même, mais les annexes embryonnaires comme le placenta. Cependant, cette barrière sépare le soi du non soi (la mère) et permet des échanges nutritionnels : elle est à la fois le tube digestif, le poumon et le rein de l'enfant à naître. Et les branchies du tétard font autant partie du tétard que les poumons font partie de la grenouille, même si les premières dégénèrent au cours de la métamorphose du tétard.

Quant au principe de l'identité ou de l'individuité, on arrive à construire des souris chimères22 à partir de trois cellules, mais pas quatre :

Au commencement de notre vie [...] nous passons par le stade de trois cellules. Il est probable qu'à ce moment un message passe d'une cellule aux deux autres et revient à la première, et soudain elles réalisent : nous ne sommes pas une population de cellules ; nous sommes destinées à être un individu. L'individuation, qui fait la différence entre une population de cellules, une simple culture de tissus, et un individu qui se construit lui-même selon sa propre règle, [...] est montrée au stade de trois cellules. (J. Lejeune, op. cit., p. 32.)
Maintenant que nous avons établi que l'embryon est un être humain, qu'en est-il de son âme ? D'une part, on peut partir du principe de l'unité, pour dire que, comme l'enfant devient adulte, l'embryon devient foetus, etc. Il n'y a donc pas seulement une continuité matérielle, mais un principe qui transcende le temps et qui, dans la tradition de la philosophie (cf. Aristote) est appelé âme et cette âme est d'emblée humaine. D'autre part, « il n'y a pas d'un côté une ``âme séparée'' et de l'autre ``une machine'', mais bien un être dont l'unité est assurée par des co-principes, l'âme principe de vie qui fait que la chair devienne un corps. [...] Dire que l'embryon est un corps humain suffit à fonder la morale, car il implique qu'il doit être respecté, protégé, estimé et même aimé. [...] Le langage de l'animation est [...] maladroit car il induit une anthropologie dualiste, comme si le corps était préparé indépendamment de la présence et de l'action de l'âme » (J.M. Maldamé, op. cit.).

Ainsi, la science et plus particulièrement la biologie, montre que de nombreuses caractéristiques de nous-mêmes, que nous n'aurions jamais imaginé faire partie de notre corps, peuvent être expliquées par quelques mécanismes physico-chimiques, alors que certaines d'entre elles, les sensations et les sentiments non communicables, le sont beaucoup plus difficilement, ce qui nous laisse une certaine liberté : la science n'a pas encore vraiment démontré que nous étions totalement dépendants de quelques molécules chimiques. Mais, même si cela était, on constate que lorsque ces mécanismes sont défectueux ou quand ils n'existent pas encore, nous savons reconnaître en la personne handicapée, en l'embryon, un homme. L'humanité ne se réduit donc pas au fait que nous puissions construire des raisonnements, laisser courir notre imagination, croire ou non en Dieu, voire même prier, etc. Il y a quelque chose de plus profond que cela en chacun de nous, le fait que nous soyons vivants du souffle même de Dieu, que nous ayons été créés à Son image et à Sa ressemblance... et c'est cela qui est notre âme. Et elle est tellement inséparable de notre corps qu'elle influence sans doute ce qui se passe dans tout notre être, donc dans notre cerveau quel qu'il soit, sinon nous ne serions pas un, mais cette influence ne pouvant être scientifiquement expliquée, la plupart préfèrent ne pas la prendre en compte. Et pourtant, on entend parfois à la fin d'une conférence à la Cité des Sciences :

On ne devient pas un homme véritable avec un cerveau de 800 grammes. Mais dans le même temps --- et c'est le contrepoids à ce que je viens de dire ---, un homme aphasique, totalement paralysé, qui a perdu plus du quart de son cerveau, qui n'est plus que l'ombre de lui-même en quelque sorte, demeure un homme. Il y a donc dans cette transformation de l'homme, bien sûr, un produit de nos gènes, un produit de l'évolution, mais il y a aussi quelque chose qui est de l'ordre du mystère et qui se passe au niveau de la psyché (je suis l'un des rares neurobiologistes à utiliser ce mot). Je dis « psyché » parce que plus personne n'entend le grec, si je disais « âme » on me retirerait probablement mon brevet de neurobiologiste. (Jean-Didier Vincent, Qu'est-ce-que l'humain ?, Le Pommier, Cité des Sciences et de l'Industrie, 2003, p. 28).
N.R.

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