Le corps, l'âme et le cerveau
Jusqu'où peut aller la biologie ?
Nathalie Ray
Car c'est de l'homme qu'il s'agit, dans sa représentation
humaine ;
et d'un agrandissement de l'oeil aux plus hautes
mers intérieures.
Saint-John Perse, Vents
Qu'est-ce que l'âme ? Plusieurs définitions ont été attachées à ce
concept au cours de l'histoire de la philosophie, mais aussi au cours
de l'histoire des sciences. Pourquoi des sciences ? C'est là que
commence à se dessiner le lien entre cette question et le thème de ce
Sénevé... Parce qu'en effet, les sciences, et plus
particulièrement la biologie, étudient l'homme certes en tant
qu'organisme capable de se nourrir et de se reproduire comme tout
autre être vivant, mais aussi en tant que sujet capable de percevoir
et d'avoir des relations avec le monde qui l'entoure, ce qui est du
domaine à la fois du corps (la perception sensorielle, la
motricité...)
et de l'esprit (interprétation de cette perception, représentation
intérieure et jugement du monde). La neurophysiologie moderne est
désormais capable d'expliquer par des mécanismes physico-chimiques les
phénomènes les plus complexes de notre esprit et de notre personnalité,
phénomènes que l'on associait plus traditionnellement à notre âme qu'à
notre corps... Comment en est-on arrivé là ? Comment notre cerveau
est-il capable d'élaborer nos idées et nos raisonnements, nos
sentiments et nos émotions, notre conscience d'être et notre liberté ?
Et, finalement, que reste-t-il de l'âme humaine, spirituelle et
immortelle, qui ne soit expliqué par la biologie, qui ne relève pas de
notre corps ?
Comment en est-on arrivé là ?
Dans l'Antiquité déjà, il existait plusieurs conceptions concernant
les relations entre le corps humain et l'âme. Les observations
concrètes que chacun pouvait et peut toujours faire, sont que l'esprit
influence le corps et le corps influence l'esprit : un jour on est
fatigué et on a « la conscience moins claire », notre santé influence
notre moral et vice-versa, comme le montre l'efficacité de certaines
médecines holistiques (traitant à la fois l'esprit et le corps),
l'effet placebo, etc. D'où l'idée évidente d'un lien entre l'esprit et
le corps et donc de la recherche de l'âme dans le corps.
Chez les Grecs, l'âme (psyché) était considérée comme faisant
intimement partie du corps (soma, cadavre), mais sa nature était
controversée. Pour Platon, l'âme est immatérielle et immortelle, mais en
harmonie avec le corps : elle est capable d'agir sur lui car il en est le
siège. Pour Aristote, par contre, l'âme est un « principe de vie », elle
est donc indissociable du corps (par conséquent mortelle), présente chez
tous les êtres vivants, mais à des degrés divers (âme végétative, âme
sensible et âme intellective) et elle ne peut penser qu'à partir
des sensations, qui nécessitent un corps. Quant à savoir où cette âme est
située, il ne conclut pas : « on ne saurait dire si l'âme dans le corps
est comme un navigateur dans son navire ». Démocrite lui, est atomiste et
par conséquent matérialiste : l'âme est composée, tout comme le corps,
d'atomes mais qui ont la particularité d'être sphériques, très mobiles et
répartis dans tout le corps. Ils se séparent donc de celui-ci au moment
de la mort et se dispersent : il ne reste plus rien.
Du côté des médecins, la conception platonicienne de l'âme
rend la dissection humaine inconcevable et l'exploration de l'intérieur du
corps ne semble qu'assez peu les intéresser jusqu'à Galien (IIième siècle
après J.-C.). Il est en effet le premier à prôner l'étude de l'anatomie
et de l'expérience et découvre, par des dissections et des
vivisections sur animaux, la fonction de certains organes, comme le
rôle de certaines parties du cerveau (cervelet) dans la
motricité. Ses expériences le conduisent à considérer le corps comme
une machine qui a besoin d'un créateur pour fonctionner.
L'arrivée du christianisme ne change pas grand-chose à cette conception de
l'homme comme constitué d'une âme et d'un corps indissociables (voir saint
Augustin et saint Thomas d'Aquin), si ce n'est que l'âme humaine est
considérée comme immortelle (concile de Latran, 1513), contrairement à
celle des animaux. Si la dissection de cadavres humains n'est pas
interdite, puisque l'âme est montée au Ciel, voire autorisée par une
encyclique de Sixte IV en 1475, la pratique de la dissection humaine ne
prend vraiment place dans la médecine qu'à la Renaissance, avec Mondino de
Leuzzi, Léonard de Vinci, ou Ambroise Paré, qui découvrent
l'extraordinaire complexité du cerveau humain, apparaissant comme un
réseau de fibres.
Au XVIIième siècle apparaît la physique newtonienne permettant
d'expliquer avec exactitude, par des lois universelles, des phénomènes
comme la pesanteur. Le corps est alors également considéré par
certains comme un
ensemble de processus mécaniques : c'est « l'animal-machine » du
philosophe Descartes. Mais que faire de l'âme ? Une machine aussi ? La
plupart des scientifiques d'alors auraient tendance à le
penser. Newton crée la « psychophysique », qui étudie les relations
fonctionnelles et de dépendance du corps et de l'esprit, à travers les
relations sensorielles : l'esprit naît dans le cerveau et voyage le
long des nerfs sous le contrôle de la volonté, par un mécanisme «
vibratoire » ; l'anatomiste et physiologiste anglais Thomas Willis,
dans De motu musculari (1670), localise l'imagination dans le
corps calleux, la mémoire dans le cortex cérébral, les fonctions
cardiaques et respiratoires dans le cervelet... et l'âme dans les
corps striés. Bref, l'âme est successivement située dans différentes
parties du cerveau qui paraissent aux uns et aux autres d'une
particulière importance pour l'organisme.
En réaction à ce matérialisme grandissant apparaissent des conceptions
« animistes » en médecine comme en philosophie,
avec Descartes : il existe deux substances, l'âme (ou la pensée) et
la
matière (ou l'étendue). L'âme est totalement spirituelle, sans
aucune
fonction biologique et indépendante du « principe de vie » qui
anime les animaux. Mais comment expliquer alors que quelque chose de
spirituel, la pensée d'un mouvement par exemple, puisse être à
l'origine d'un phénomène physique, le mouvement en question ? Dans
Les passions de l'âme (1649) et le Traité de l'homme
(1664), Descartes prend en compte ce rôle de l'esprit sur le corps et
du corps sur l'esprit en reliant l'âme immatérielle au corps par la «
glande pinéale », appelée aujourd'hui épiphyse, et qui se situe
exactement au centre du cerveau. L'âme peut ainsi se laisser toucher
par des sentiments liés aux besoins corporels (désirs, haines) mais
peut aussi se détacher de ces « bas » instincts et agir indépendamment
du corps.
La glande pinéale de Descartes, juste au centre du cerveau
(Traité de l'homme).
Aux XVIII ième et XIXième siècles, la conception de l'âme comme étant de
nature matérielle et corporelle prend de plus en plus d'ampleur, dans
un contexte athéiste. Chez les scientifiques, la pensée est
explicitement réduite à une production du cerveau : « le
cerveau sécrète
la pensée comme le foie
sécrète la bile » (J. G. Cabanis, Traité du physique et du moral
de l'homme, 1802). Cette idée est d'ailleurs confirmée par
la réalisation, au XIXième, de la carte des aires
corticales1,
c'est-à-dire la localisation des différentes fonctions
cognitives (cf. schéma p. ??).
Il n'y a guère que le neurobiologiste Charles Sherrington, qui reste
dualiste : « Bien que
je ne puisse les corréler, le vécu mental d'un côté et les événements
cérébraux de l'autre me paraissent néanmoins coïncider dans le temps
et dans l'espace... Mais cela ne m'est d'aucun secours, puisque, au
moins pour moi, les deux ne sont absolument pas liés. En ce qui
concerne les événements mentaux, je les regarde comme à part. »
(The brain and its mechanisms). Il sera d'ailleurs
largement
critiqué par ses pairs, comme le célèbre Pavlov, résolument
moniste.
Les philosophes, eux, continuent à se partager entre dualistes, comme
Kant: « un corps organique présuppose un principe organique extérieur ou
intérieur. Celui-ci doit être simple ; sinon il aurait lui-même besoin
d'une organisation. Or, en tant que simple, il ne peut être une partie de
la matière, car toute partie de la matière est toujours composée. Aussi,
le principe organisant du corps organique doit-il être en-dehors de
l'espace2 » (Opus posthumus, II, 295), ou Hegel ; et
monistes, comme Nietzsche : « Le phénomène du corps est un phénomène plus
riche, plus explicite, plus saisissable que celui de l'esprit. Il faut le
placer au premier rang, pour des raisons de méthode, sans rien préjuger de
sa signification ultime. [...] En effet, la conscience n'est rien qu'un
instrument [...] ni le plus nécessaire, ni le plus admirable. [...]
Il faut donc renverser la hiérarchie [...] et conserver le spirituel
comme un langage chiffré du corps » (Fragments posthumes, XVI).
Localisation de quelques fonctions cognitives
(Les aires de Broca et de Wernicke sont les aires du
langage.)
Au XXièmesiècle, les découvertes concernant le cerveau, son
fonctionnement, ses relations avec le reste du corps et le reste du monde,
s'accélèrent du fait des nouvelles techniques qui permettent de l'étudier
: grande amélioration des techniques de microscopie optique, apparition du
microscope électronique, imagerie cérébrale, électrodes de stimulation et
d'enregistrement de l'activité cérébrale de plus en plus précises,
etc. Si le monde scientifique s'oriente toujours plus vers une
vision moniste de l'homme, comme on le verra tout à l'heure, certains
philosophes restent dualistes, comme Karl Popper qui écrit, avec le
neurophysiologiste John Eccles, The Self and its Brain (1977) où
ils déclarent que la réalité peut être divisée en trois parties :
l'univers des entités physiques, le monde de la culture et des
abstractions, et entre les deux, faisant l'interface, le monde de la
pensée.
De ce bref3 historique, on
peut remarquer que l'âme semble avoir des définitions différentes
selon les auteurs : principe de vie, esprit, pensée, sens et
sentiments... Il me paraît donc normal de constater que sa
relation avec le corps en est conçue différemment : la perception
sensorielle et la motricité sont quasi par définition liées au corps ;
mais de la conscience et de la mémoire, qui semblent faire partie de
notre personnalité, de notre moi, et qui par conséquent nous paraissent
plutôt être du côté de l'âme que du corps, qu'en est-il exactement ?
Jusqu'où peut aller la biologie ?
Nous allons aborder à présent le côté neurobiologique de la question,
à savoir : que sait-on exactement (ou presque) du fonctionnement du
cerveau ? Qu'est-ce-que qui peut être expliqué par le fonctionnement
des neurones ? Afin de simplifier l'affaire, nous allons tout d'abord
définir ce que les neurobiologistes considèrent comme étant l'âme et
qu'ils appellent conscience. Commençons par une définition
simple : un animal ou un être humain est dit « conscient » quand il
est réveillé
et réceptif à des stimulations venant du monde extérieur. Par
extension, un être est conscient quand il est susceptible d'être
conscient4. D'après cette définition, il paraît évident
que la carotte n'est pas
un être conscient mais que le ver de terre en est un puisqu'entre
autres il gigote quand on le coupe en deux.
Pour ne pas être ramenée au niveau du ver de terre, je
conçois qu'il existe plusieurs types de consciences. Pour parler avec
des mots savants, il y a d'une part la conscience cognitive et
d'autre part la conscience phénoménale. La conscience cognitive
comporte la conscience primaire (les sensations), la
conscience introspective (l'introspection, le langage) et la
conscience de soi (la conscience d'avoir conscience). Il s'agit
de processus mentaux pouvant être communiqués à d'autres personnes et
qui sont donc objectifs, extrinsèques. La conscience phénoménale,
elle, comporte les sentiments, les goûts, les évocations dues aux
expériences sensorielles (par exemple la madeleine de Proust), bref tout ce
qui n'est pas communicable à une autre personne et qui est donc
intrinsèque, subjectif, que l'on nomme aussi qualia en sciences
cognitives. Dans tous ces aspects de la conscience, nous allons à
présent voir ce qui est biologisable et ce qui ne l'est peut-être pas,
ce qui nous reste de notre âme en quelque sorte.
Le cerveau, organe de l'esprit (coupe sagittale, entre les deux
hémisphères cérébraux).
Commençons par le plus simple, à savoir la conscience
primaire, la perception sensorielle. L'exemple le plus utilisé en sciences
cognitives est celui de la vision, donc c'est celui-ci que je vais
présenter, dans le but, non de faire un cours de neurologie, mais de vous
montrer à quel point les détails mécaniques de ce système sont connus.
La rétine contient des cellules ayant des formes de cônes et de bâtonnets
qui ont dans leur membrane des macromolécules5, les rhodopsines.
L'arrivée de lumière sur une cellule provoque un changement de
conformation6 de la rhodopsine,
ce qui l'active et entraîne une cascade de réactions cellulaires
aboutissant à une modification de l'état électrique de la cellule. Après
un premier traitement au niveau de la rétine, l'information visuelle est
envoyée dans une partie du thalamus (cf. schéma p.
??) appelée
corps genouillé latéral, puis de là au cortex visuel
primaire, situé dans la partie occipitale (arrière) du cerveau. Les
connexions neuronales ne se font pas n'importe comment dans l'espace, ce
qui fait que les neurones du cortex visuel forment des cartes
corticales du champ visuel. Les neurones du cortex primaire se projettent
ensuite sur d'autres zones du cortex que l'on appelle aires
corticales visuelles numérotées de 2 à 5.
Ce que les neurobiologistes ont découvert dans les années 60,
en enregistrant l'activité
d'un seul neurone chez des singes, c'est que les neurones du
cortex primaire sont sensibles à une certaine orientation d'une barre,
ceux de l'aire V3 uniquement aux couleurs des objets et ceux de l'aire
V5 uniquement à la
direction de leur mouvement. Ceci a été confirmé chez l'homme par
l'étude de la vision chez des personnes au cerveau lésé.
Comment se produit alors la conscience visuelle d'un objet ? Car elle
nécessite l'intégration de
ces différentes caractéristiques, « malheureusement » codées
par des neurones différents, situés dans des zones différentes du
cortex. Une première hypothèse serait qu'il existe un neurone
codant pour un objet, sur lequel tous les neurones
codant chacune de ses caractéristiques se projetteraient, ce qui
nous permettrait de le reconnaître et/ou le mémoriser. Cette
hypothèse simple, appelée « hypothèse du neurone
grand-mère7 » n'est cependant pas satisfaisante, car étant
donné que nous perdons des centaines de neurones par jour, si chaque
neurone avait tant d'importance, on finirait par ne plus reconnaître
grand-chose. Une autre hypothèse est née de l'observation du fait que,
lors de la reconnaissance d'un objet, de nombreux neurones sont
activés de façon synchrone, à des fréquences de 40 Hz en moyenne. Cette
« oscillation gamma » serait, selon Francis
Crick (codécouvreur de la structure de l'ADN en double hélice),
le moyen de synchroniser tous les neurones correspondant aux
différentes caractéristiques de l'objet observé. Et de cette
synchronisation naîtrait la conscience visuelle de cet objet, c'est-à-dire
la conscience du fait que l'on voit l'objet.
De la même façon, on pourrait montrer comment l'étude des différentes
parties du cerveau, des différents
neurotransmetteurs8 et de certains
réseaux neuronaux permettent d'expliquer les autres types de
conscience cognitives : le langage utilise plusieurs aires cérébrales ;
la mémoire est expliquée par le changement de la force de certaines
synapses9 expliqués par des mécanismes
différents, tant à l'échelle cellulaire (ce que l'on appelle la plasticité
cérébrale10) qu'à l'échelle du cerveau
(mise en cause de parties cérébrales différentes). Quant à la conscience
de soi, elle est expliquée par Antonio Damasio par le fait que «
l'organisme, tel qu'il est représenté dans le cerveau11,
intéragit avec le monde extérieur aussi représenté dans le cerveau »
(Le sentiment même de soi : corps, émotion, conscience, Odile
Jacob, 1999). Mais c'est à mon sens réduire la conscience de soi à
l'unique sentiment d'interaction entre mon corps et un autre objet et cela
n'explique en rien la conscience du fait que la pensée que je suis en
train de construire est bien la mienne.
Si l'on reprend notre liste initiale, on peut constater que toute la
conscience dite cognitive est relativement bien expliquée par la
neurobiologie, donc par des mécanismes physico-chimiques. On peut même
aller plus loin : un homme ayant survécu à une complète destruction d'une
partie du lobe frontal a vu son caractère changer du tout au tout : de
serviable et sociable, il est devenu irritable et renfermé ; les drogues
et les médicaments traitant les maladies mentales telles que la dépression
agissent sur les neurotransmetteurs : notre humeur n'est donc qu'affaire
de dosage12 de ceux-ci dans le système limbique13 ; le lien entre l'humeur et la santé
a également été expliqué par des relations hormonales entre le système
nerveux et le système immunitaire... Bref, si certains voulaient
encore localiser l'âme dans le cerveau, ils la mettraient plutôt dans
l'hypothalamus (cf. schéma p. ??) que dans la
glande pinéale de Descartes, car celui-ci contrôle toutes les glandes
périphériques donc l'énergie (par la thyroïde), le stress (par les
cortico-surrénales), etc., ainsi que la mémoire (par l'hippocampe,
une petite région du cerveau indispensable à toute mémorisation).
Reste à expliquer la conscience phénoménale, celle de nos
sentiments... et c'est là que ça se gâte parce que personne n'est
d'accord et chacun construit sa propre « théorie de la conscience
». Il y a la position très simple mais fort peu satisfaisante de ceux
qui déclarent tout net que cette conscience n'existe pas (Daniel
Dennett, La conscience expliquée, Odile Jacob, 1994).
Plus sérieusement, la
position « mystérieuse », ou principe d'incertitude,
considère que l'esprit est
une propriété du biologique que les lois physico-chimiques ne pourront
jamais expliquer : « L'esprit immatériel pourrait, en
affectant un
champ de probabilité, modifier sans dépense d'énergie les chances
qu'un événement susceptible d'influencer le comportement neuronal a de
se produire au niveau d'un micro-site d'une synapse. Il identifie cet
événement comme étant la décharge d'une seule de ces vésicules
synaptiques qui contiennent un neurotransmetteur14. » (À propos
de John Eccles, in C. de Duve, Poussière de vie, Fayard, 1996,
p. 422).
Cependant, cette vision est irréaliste pour la plupart des
biologistes cellulaires qui sont plutôt réductionnistes et
considèrent toute activité de l'esprit, toute conscience, comme étant
le résultat d'une activité physico-chimique du cerveau :
« ``vous'',
vos joies, vos peines, vos souvenirs et vos ambitions, l'idée que
vous vous faites de votre identité personnelle et de votre libre
arbitre ne sont en fait rien de plus que le comportement d'un vaste
assemblage de cellules nerveuses et des molécules qui leur sont
associées. » (Merci Francis Crick, L'hypothèse stupéfiante, à
la recherche scientifique de l'âme, Plon, 1994, p. 17.)
Il en
existe
différentes théories explicatives : celle de Crick est que la
conscience est une propriété émergente du système de neurones,
c'est-à-dire qu'elle s'explique par le comportement des éléments du
système, ici les neurones, mais qu'elle n'appartient en propre à aucun
de ceux-ci. Celle du mathématicien Penrose est que le cerveau
ne peut pas être expliqué par la physique newtonienne classique, mais
pourrait sans doute l'être par la physique quantique «agissant» sur les
microtubules, des
éléments du cytosquelette qui interviennent dans le mécanisme de la
synapse chimique15. Ainsi, «la
conscience serait une manifestation de
cet état cytosquelettique interne pris dans des phénomènes d'ordre
quantique et de sa participation à l'interaction [...] entre les
niveaux quantiques et classiques de l'activité » (Shadows of
mind, InterEditions, 1995).»
Dans ce
matérialisme ambiant, l'homme est réellement réduit à une machine et
on va même jusqu'à se demander si la conscience qu'il éprouve ne
pourrait pas être un jour effectivement éprouvée par une machine !
Qu'est donc devenue, dans ce contexte, notre humanité ?
Ce genre de théorie ne nous semble pas le moins du monde se référer à
nous-même : « La neurochimie, malgré des livres célèbres, reste une
histoire profondément étrangère à chacun de nous, qu'elle regarde pourtant
au plus près. [...] Cela va un moment, le temps de lire et de se
laisser piquer par le plaisir d'un exotisme infime, mais qui d'entre nous
considérerait à rabattre ses sentiments et ses idées au trafic qu'on lui
décrit ? » (F. Quéré, L'homme, maître de l'homme, Bayard, 2001, p.
162.) Le simple fait de la vie en société, des relations humaines, montre
bien qu'il existe en l'homme « autre chose » que des courants électriques
: « en l'homme, le corps excède toujours le corps, il y a toujours une
énigme, un ``débord'', une aura : une présence déborde, qui n'est pas
seulement le corps, mais qui pourtant n'existe pas sans le corps. C'est
que le corps dit toujours plus, annonce toujours plus que lui-même. Pour
ne se ``pencher'' que sur le corps, il faut réellement procéder à une
opération d'abstraction. Il y a quelque chose à taire, à mettre de côté. »
(F. Le Corre, L'homme, son corps, sa dignité, in Que ferons-nous de
l'homme ?, Bayard, 2002, p. 132), ce qui est particulièrement vécu chez
les médecins... beaucoup plus que chez les vétérinaires. Comme quoi,
l'homme a quelque chose de plus que les animaux, ouf !
De l'humanité biologique à l'humanité de l'âme
Les différentes branches de la biologie ont chacune cherché à mettre
en évidence cette particularité de l'homme : la génétique, malgré les
98 % d'ADN commun avec les chimpanzés (et même 99 % en ne considérant
que les morceaux jouant vraiment un rôle et qu'on appelle codantes), se
« rattrape » en disant que cette petite différence concerne justement
les gènes de développement, c'est-à-dire les gènes dont
l'expression gouverne celle des autres gènes au cours du développement
de l'organisme.
Ce sont ces fameux gènes du développement
qui font
de l'homme un animal néoténique, c'est-à-dire un foetus
prolongé. L'homme n'est pas fini. Il n'est jamais fini ! [...]
Pendant seize ans, l'homme continue à fabriquer massivement des
neurones, à faire des synapses afin de construire ce monde qui est le
sien et aussi le monde des autres, de se donner des représentations,
ce que ne pourra jamais faire un singe. C'est probablement une sorte
de « miracle » de la sélection génétique qui a fait qu'à un moment de
l'évolution, quelques gènes, qu'on appelle gènes homéotiques ou gènes
de développement, se sont mis soit à fonctionner plus longtemps ---
ce qu'on appelle l'hétérochronie ---, soit se sont dupliqués et se sont
exprimé là où ils ne devaient pas l'être, dans le cerveau.
(Jean-Didier Vincent, Qu'est-ce-que l'humain ? Le Pommier, Cité
des Sciences et de l'Industrie, 2003, p. 26).
La paléoanthropologie, elle, différencie l'homme des hominidés par
certaines caractéristiques du crâne. On remarquera que ne sont présentés
que des critères pouvant être issus de l'évolution darwinienne des
espèces16. Cependant,
les critères de vie en société sont également considérés, principalement
l'enterrement des morts, qui indique la croyance en une vie après la
mort...
Mais la principale caractéristique de l'homme, qui n'est visible ni
dans les gènes ni dans les squelettes, n'est-elle pas la faculté
d'admirer17, de se préoccuper de ses
semblables davantage que pour des raisons de survie ou de multiplication
des
gènes ? S'occuper de sa progéniture, les animaux aussi en sont capables,
mais se préoccuper du sort des plus souffrants, de ceux
qui sont en fin de vie et rendus inutilisables pour une vie « efficace
et productive », seul l'homme s'en est montré capable18.
À partir du moment où nous accueillons celui
qui est marqué par les difficultés de la vie, qui peut-être est sorti de
la vie productive, une transformation s'opère de façon très mystérieuse, à
la fois chez celui qui accueille et chez celui qui est accueilli. [...] Si
cet accueil se fait avec dignité, avec amour, la personne accueillie
devient elle-même celle qui nous conduit à un nouvel approfondissement de
notre propre humanité. (X. Le Pichon, Ecce homo, in
Que ferons-nous de l'homme ?, Bayard, 2002, p. 57.19).
C'est l'homme faible et souffrant, que le Christ nous demande d'accueillir
comme Lui-même (Mt 25 34), qui possède les clés du Royaume de
Dieu. Et
quand le
Christ est présenté par Pilate comme l'Homme (« Ecce Homo » Jn
19 5),
c'est « l'homme dans sa souffrance,
l'homme blessé [qui], à ce moment-là plus qu'à tout autre, révèle le
mystère de son humanité qui fait de lui l'image de Dieu. » (X. Le
Pichon, op. cit., p. 60). Les personnes handicapées
ne sont en effet pas des « sous-hommes » du fait qu'elles ne peuvent pas
ou plus agir et penser convenablement, ce n'est pas le cerveau qui fait
l'homme. Au contraire, ce sont elles qui nous montrent où se trouve
l'essentiel, où se trouve l'âme humaine, immatérielle et spirituelle, le
souffle de vie que Dieu insuffla dans les narines d'Adam (Gn
2 7).
C'est ce souffle seul qui transforme le tas de glaise, notre matérialité,
nos neurones, en corps : « C'est grâce à l'âme
spirituelle
que le corps constitué de matière est un corps humain et vivant. »
(Catéchisme de l'Église catholique, can. 362)
On peut alors se demander quand ce que ce souffle est donné à
l'homme. En clair : quand l'homme reçoit-il son âme ? Saint Thomas
d'Aquin, à la suite d'Aristote, nous dit que l'âme est insufflée dans
l'embryon entre 40 et 80 jours. Mais c'était à une époque où l'embryon
comme le foetus
étaient très peu connus : « le foetus ne pouvait être
pris
au sérieux tant qu'il était resté un reclus médical dans une cavité opaque.
L'oeil de l'échographe qui observe l'innocent foetus découvre une
petite créature étrangement active et pas du tout comme le parasite actif
que l'on imaginait. » (Pascal Ide, cité par Michèle Fellous :
Échographie, foetus, personne, in Bio-médecine et devenir de
la personne, Paris, éd. du Seuil, 1991).
De plus, « la biologie moléculaire est là pour nous enseigner que la
nature humaine nous est donnée à l'origine. » (J. Lejeune, op.
cit., p. 36). Mais si cet oeuf, la toute première cellule, issue de la
fusion des deux gamètes, est un oeuf humain, un embryon
humain, est-il pour autant un être humain ? Les scientifiques comme
les philosophes et les théologiens sont confrontés à une situation
constrastée : « d'une part, le constat de l'inachèvement de l'embryon, et
d'autre part, le constat de la transformation continue qui empêche que
l'on puisse distinguer des stades nettement séparés de l'existence » (J.M.
Maladamé, o.p., L'embryon, le corps et l'âme --- Remarques
épistémologiques sur le statut de l'embryon humain). Et c'est la biologie
qui vient pour une fois à leur secours.
L'embryon est un être humain si et seulement s'il peut être
considéré comme un être vivant car si cette matière est vivante,
elle est « animée par un message20
qui est la vie, qui fait la vie. Et si ce message est un message humain,
cette vie est une vie humaine. » (J. Lejeune, L'enceinte
concentrationnaire, Le Sarment Fayard, 1990, p. 74). Les
caractéristiques d'un être vivant sont les suivantes : continuité, unité
et identité.
Les recherches sur le développement
embryonnaire ont montré qu'il n'existait pas de coupures, de
stades. Les termes « pré-embryon21 »
(avant la différenciation cellulaire),
d'« embryon » (formation des
organes) et de « foetus » (les organes sont formés, le foetus ne fait
plus que grandir) ne sont qu'approximatifs car les poumons, par exemple,
continuent de se former jusqu'à la naissance. Le principe de la continuité
est donc acquis.
Pour le principe d'unité, la principale objection est
que de nombreuses cellules embryonnaires ne servent pas à former l'embryon
lui-même, mais les annexes embryonnaires comme le placenta. Cependant,
cette barrière sépare le soi du non soi (la mère) et permet des échanges
nutritionnels : elle est à la fois le tube digestif, le poumon et le rein
de l'enfant à naître. Et les branchies du tétard font autant partie du
tétard que
les poumons font partie de la grenouille, même si les premières dégénèrent au
cours de la métamorphose du tétard.
Quant au principe de l'identité ou de l'individuité, on arrive à
construire des souris chimères22 à partir de trois cellules, mais
pas quatre :
Au commencement de notre vie [...] nous passons par
le
stade de trois cellules. Il est probable qu'à ce moment un message passe
d'une cellule aux deux autres et revient à la première, et soudain elles
réalisent : nous ne sommes pas une population de cellules ; nous sommes
destinées à être un individu. L'individuation, qui fait la différence
entre une population de cellules, une simple culture de tissus, et un
individu qui se construit lui-même selon sa propre règle, [...] est
montrée au stade de trois cellules. (J. Lejeune, op. cit.,
p. 32.)
Maintenant que nous avons établi que l'embryon est un être humain, qu'en
est-il de son âme ? D'une part, on peut partir du principe de l'unité,
pour dire que, comme l'enfant devient adulte, l'embryon devient
foetus, etc. Il n'y a donc pas
seulement une continuité matérielle, mais un principe qui
transcende le temps et qui, dans la tradition de la philosophie (cf.
Aristote) est appelé âme et cette âme est d'emblée humaine.
D'autre part, « il
n'y a pas d'un côté une ``âme séparée'' et de
l'autre ``une machine'', mais bien un être dont l'unité est assurée par
des co-principes, l'âme principe de vie qui fait que la chair devienne un
corps. [...] Dire que l'embryon est un corps humain suffit à fonder la
morale, car il implique qu'il doit être respecté, protégé, estimé et même
aimé. [...] Le langage de l'animation est [...] maladroit car il induit
une anthropologie dualiste, comme si le corps était préparé indépendamment
de la présence et de l'action de l'âme » (J.M. Maldamé,
op. cit.).
Ainsi, la science et plus particulièrement la biologie, montre
que de nombreuses caractéristiques de nous-mêmes, que nous
n'aurions jamais imaginé faire partie de notre corps, peuvent être
expliquées par quelques mécanismes physico-chimiques, alors que certaines
d'entre elles, les sensations et les sentiments non communicables, le sont
beaucoup plus difficilement, ce qui nous laisse une certaine liberté : la
science n'a pas encore vraiment démontré que nous étions totalement
dépendants de quelques molécules chimiques. Mais, même si cela était, on
constate que lorsque ces mécanismes sont défectueux ou quand ils
n'existent pas encore, nous savons reconnaître en la personne handicapée,
en l'embryon, un homme. L'humanité ne se réduit donc pas au fait que nous
puissions construire des raisonnements, laisser courir notre imagination,
croire ou non en Dieu, voire même prier, etc. Il y a quelque chose
de plus profond que cela en chacun de nous, le fait que nous soyons
vivants du souffle même de Dieu, que nous ayons été créés à Son image et à
Sa ressemblance... et c'est cela qui est notre âme. Et elle est
tellement inséparable de notre corps qu'elle influence sans doute ce qui
se passe dans tout notre être, donc dans notre cerveau quel qu'il soit,
sinon nous ne serions pas un, mais cette influence ne pouvant être
scientifiquement expliquée, la plupart préfèrent ne pas la prendre en
compte. Et pourtant, on entend parfois à la fin d'une conférence à la Cité
des Sciences :
On ne devient pas un homme véritable avec un
cerveau de 800 grammes. Mais dans le même temps --- et c'est le
contrepoids à ce que je viens de dire ---, un homme aphasique, totalement
paralysé, qui a perdu plus du quart de son cerveau, qui n'est plus que
l'ombre de lui-même en quelque sorte, demeure un homme. Il y a donc dans
cette transformation de l'homme, bien sûr, un produit de nos gènes, un
produit de l'évolution, mais il y a aussi quelque chose qui est de l'ordre
du mystère et qui se passe au niveau de la psyché (je suis l'un des rares
neurobiologistes à utiliser ce mot). Je dis « psyché » parce que plus
personne n'entend le grec, si je disais « âme » on me retirerait
probablement mon brevet de neurobiologiste. (Jean-Didier Vincent,
Qu'est-ce-que l'humain ?, Le Pommier, Cité des Sciences et de
l'Industrie, 2003, p. 28).
N.R.